Egypte

 

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Les enjeux des luttes sociales

Rédaction

Le 24 mars 2011, des membres de l’armée ont occupé la Faculté des médias de l’Université du Caire pour mettre fin à 18 jours de grèves des étudiants qui réclamaient le départ du directeur de ladite faculté. Le même jour, le gouvernement du premier ministre Essam Charaf promulguait un décret-loi interdisant les manifestations, les sit-in et les grèves parce que ces actions «handicapent à l’économie». Le premier ministre insistait sur le fait que ces mouvements faisaient diversion par rapport à la tâche prioritaire de «reconstruction de l’économie». Le Conseil suprême des forces armées avait façonné le décret-loi. Moustafa El-Sayed, professeur de sciences politiques, soulignait dans Al-Ahram Weekly: «A nouveau, il semble que nous ayons un gouvernement qui entend faire face aux questions socio-économiques comme si elles relevaient de problèmes de sécurité.» (31 mars-6 avril 2011) Selon la même source, le ministre de la Justice, Ahmed El-Guindi, avec un certain sens de l’ironie, affirmait que la loi antigrève n’interdisait pas les manifestations ou les grèves à condition «qu’elles ne dérangent pas le travail».

La loi a suscité une vague de protestations et de grèves. Le 12 avril 2011, le quotidien Al-Masry Al-Youm soulignait la permanence de mouvements de protestation et de grèves dans de nombreuses régions de l’Egypte. Elles portaient sur les salaires, les conditions de travail, les contrats de travail, etc. Ces mouvements touchent des secteurs très diversifiés. Par exemple des distributeurs de bonbonnes de gaz, à Daquahlia, dans le gouvernorat du Delta, protestaient contre la réduction du nombre de bonbonnes livrées par le Ministère de la solidarité sociale. Quelque 350 salarié·e·s ont organisé une manifestation devant la représentation de ce ministère dans la ville de Talkha. Au Caire, quelque 200 salariés des services de l’administration fiscale protestaient pour leur salaire. A Alexandrie, des enseignants demandaient la suppression de leur statut de temporaires et des contrats à durée indéterminée. Dans le gouvernorat d’Ismailia, les habitants d’un village, Mahsama, manifestaient contre la décision du conseil local de fermer une boulangerie qui dessert quelque 1500 habitants. La distribution de pain subventionné est décisive pour la survie quotidienne de couches paupérisées. Enfin, les travailleurs du grand ensemble textile de Assiout – Spinning and Weaving Factory – ont engagé un mouvement contre le rachat de l’entreprise par un conglomérat de banques privées, rachat qui avait été organisé par l’ancien gouvernement.

La multiplication des protestations, des grèves, des manifestations et les diverses tendances en faveur de l’établissement de syndicats indépendants pose le problème d’une expression indépendante au plan politique des salarié·e·s. La nouvelle loi, édictée par le 29 mars 2011 dans le cadre des amendements constitutionnels, interdit clairement la création de partis établis sur une base de classe. De plus, la formation d’un parti reconnu légalement doit passer par l’adhésion de 5000 membres au moins, et cela dans divers gouvernorats, adhésion certifiée devant notaire agréé. Cela n’empêche pas diverses forces de s’engager pour la création de «partis des travailleurs». Ainsi, Kamal Khalil, un des animateurs du groupe Socialistes révolutionnaires, confiait au journaliste d’Al-Masry Al-Youm (15 avril 2011) que, à l’opposé de la loi du 29 mars, «les partis ouvriers sont permis par la loi dans de nombreux pays à l’échelle mondiale». Il ajoutait: «Je ne sais pas quelle sera la réaction des autorités face à l’établissement d’un parti enraciné dans une classe, mais à nouveau nous ne sommes pas trop en souci à ce sujet. Nous ne voulons pas un parti établi sur le papier. Nous voulons un parti enraciné dans les entreprises et les lieux de travail. Les travailleurs en grève au travers de l’Egypte ont, depuis décembre 2006, réclamé la création d’un parti qui les représente et qui défend leurs intérêts.» Le projet défendu publiquement par Kamal Khalil vise à l’établissement d’un Parti démocratique des travailleurs qui doit réunir les salariés·e·s des secteurs public et privé, les travailleurs du secteur informel, les paysans, les étudiants, les retraités, les chômeurs et les artisans. Le Parti démocratique des travailleurs est implanté en priorité dans la région du Grand Caire, dans les villes du delta du Nil telles que Mahalla, Tanta, Kafr al-Dawar (villes où le secteur textile est fortement présent). Il a aussi une implantation dans le secteur des transports, des collecteurs d’impôts, etc. On pourrait établir une certaine analogie dans ce projet – sans négliger les différences – avec la création du Parti des travailleurs au Brésil au tout début des années 1980. Parmi les thèmes du programme de ce Parti démocratique des travailleurs, on peut relever l’établissement d’un revenu minimal mensuel à l’échelle nationale de 1200 livres égyptiennes (quelque 190 francs suisses), la reconnaissance et la création de syndicats indépendants du contrôle de l’Etat, diverses revendications concernant les conditions de travail dans toutes les firmes et entreprises, l’opposition à la vague de privatisations qui a pris son essor particulièrement dans les années 1990, le retour sous le contrôle de l’Etat et des travailleurs de nombreuses entreprises, la révision des zones franches établies par l’ancien gouvernement, la lutte contre la corruption administrative, la mise en question des relations entre l’Egypte et Israël entre autres pour ce qui a trait à l’exportation de gaz à prix subventionnés vers Israël.

L’organisation Pour un renouveau socialiste défend aussi l’idée d’une coalition des travailleurs révolutionnaires. Fatma Ramadan déclare au quotidien Al-Masry Al-Youm: «Nous ne cherchons pas un statut de parti, mais nous visons plutôt à une coordination parmi les travailleurs, les paysans, les ONG [qui travaillent dans des secteurs paupérisés] et les organisations pour la réalisation des droits de tous les travailleurs et travailleuses indépendamment de leur affiliation politique.» Le programme de cette coalition est relativement proche de celui du Parti démocratique des travailleurs: il défend l’importance de poursuivre la mobilisation sociale pour assurer la justice sociale, le droit des travailleurs à la grève, des syndicats indépendants, un salaire minimum et un salaire maximum pour les dirigeants de firmes qui ne doit pas dépasser 10 fois le salaire minimum. Fatma Ramadan affirme que cette coalition n’est pas en concurrence avec le Parti démocratique des travailleurs et propose une collaboration entre les différents groupes liés à la défense des intérêts des salarié·e·s.

La continuation de grèves, de manifestations, les initiatives en faveur de syndicats indépendants et celles concernant l’établissement de partis traduisant au plan politique le mouvement propre du prolétariat au sens large sont un élément important de la situation sociopolitique en Egypte. Toutefois, il serait simpliste de sous-estimer le poids non seulement de l’institution militaire, mais des forces politiques qui vont occuper la scène dans les mois à venir. Des personnalités telles que Amr Moussa – président de la Ligue arabe et ancien ministre des Affaires étrangères de Moubarak, qui a toujours cultivé un profil d’opposant modéré – avec les appuis qu’elles peuvent réunir, sont aptes à s’imposer au plan politique dans un futur proche. A cela s’ajoute le poids des anciens partis comme le Wafd, les Frères musulmans, etc. Les évolutions sociopolitiques en Egypte sont certainement celles qui vont avoir un poids majeur dans le contexte régional du dit «printemps arabe», une formule qui, souvent, efface la diversité des situations.

(17 avril 2011)

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