Egypte

Des douilles des balles ayant servis a réprimer, le 9 mars à 3 heures du matin, les manifestants se trouvant sur la place Tahrir

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Le rôle des élites

Entretien avec Hossam El-Hamalawi *

Nous publions ci-dessous un entretien avec Hossam El-Hamalawi. Nous avons déjà sur ce site mis à la disposition de nos lectrices et lecteurs l’essentiel d’un entretien vidéo du même journaliste et militant: il portait sur le rôle de l’armée. Ce second entretien date du 27 mars 2011.

Depuis lors, de nouvelles secousses marquent la vie sociale et politique en Egypte. Le vendredi 8 avril 2011 a eu lieu sur la place Tahrir la plus grande manifestation depuis la chute de Moubarak. Elle se déroulait sous le thème: «Une journée pour la purge», qui a été le plus souvent résumée par les médias comme une journée exigeant que Hosni Moubarak et son clan passent en jugement pour leurs exactions, leurs détournements de fonds, leur enrichissement illicite, leur corruption, etc.

Le quotidien Al Masry Al Youm définissait ainsi l’objectif de la manifestation: «Les manifestants critiquaient le rôle du Conseil suprême de l’armée pour ne pas donner suite aux revendications de la révolution… Ils demandaient la destitution ou l’arrestation de nombreuses personnalités du régime», que ce soit le chez de l’armée Mohamed Tantaoui ou le trio qualifié d’«axe du mal», à savoir Zakaria Azmi, l’ancien chef du cabinet de Hosni Moubarak, Safouat Al-Chérif, l’ex-secrétaire général du PND (le parti de Moubarak) et Fathi Srour, président du parlement pendant deux décennies. Le gouverneur du Caire, Abdel Azim Wazir, était aussi une cible des manifestants. Le quotidien égyptien précité indiquait que de nombreuses banderoles avaient comme slogan: «Une justice lente est en injustice». Il ajoutait: «Ceux réunis sur la place Tahrir portaient aussi des drapeaux de la Libye, du Yémen et de la Syrie pour montrer leur soutien aux soulèvements dans ces pays.» A la différence du vendredi 1er avril, les Frères musulmans avaient appelé à cette manifestation. Des mobilisations importantes ont eu lieu dans d’autres gouvernorats, entre autres ceux de Suez et d’Alexandrie. La presse égyptienne soulignait qu’une partie importante des composantes de la mobilisation anti-Moubarak se retrouvait à l’occasion de cette mobilisation.

Un fait significatif est mis en relief: l’adhésion à la manifestation de soldats et de sous-officiers en rupture avec leur hiérarchie et que les manifestants cherchaient à protéger. Toutefois, l’ampleur et la réalité de ce processus de différenciation ouverte dans l’armée restent à vérifier.

Par contre, ce qui est certain, c’est la violence avec laquelle l’armée dès 3 heures du matin, le samedi 9 avril, est intervenue; le couvre-feu est toujours en vigueur entre 2 heures et 5 heures du matin. Ce sont des centaines de soldats qui sont intervenus avec gaz lacrymogènes, matraques, bâtons électriques et des armes automatiques. Au moins un mort est à déplorer et des dizaines de blessés. Les arrestations se sont multipliées, ce qui devient chose commune. Et tous les rapports des organisations de défense des droits de l’homme sont convergents sur les mauvais traitements subis par les personnes arrêtées, sur les tortures, sur la disparition de certains, sur «les tests de virginité» imposés aux femmes appréhendées par la police ou l’armée.

De nombreux analystes insistent sur les actions de pillages, d’attaques, d’agressions visant à créer une déstabilisation rampante effectuées par les «baltagueyas», c’est-à-dire les hommes de main qui n’ont cessé d’agir durant la période de la montée révolutionnaire. Ce n’est d’ailleurs que le 12 mars que la police a arrêté Abdel-Nasser Gabry, un député du PND, qui avait organisé plus directement les attaques des chameliers le 2 février. Mais ce dernier ne joue le rôle que d’un fusible par rapport aux responsables de «l’ancien» régime toujours en liberté. Il a fallu attendre le dimanche 10 avril pour que le procureur général Abdel Meguid Mahmoud somme Moubarak et ses fils de se présenter à lui pour être interrogés. «Les autorités auront de la difficulté à l’amener pour un interrogatoire [il est dans sa résidence de Charm el-Cheikh], car Moubarak a envoyé la semaine précédente un mémo au Ministère de la justice, invoquant son incapacité à se déplacer.» (Al Masry Al Youm, 11 avril 2011) Cela n’a pas empêché Moubarak de déclarer ce même dimanche sur la chaîne Al-Arabiya qu’il rejetait toutes les accusations de corruption. Il affirmait qu’il faisait face «à une campagne de diffamation».

Suite à la manifestation du 8 avril, à la répression du 9, la polarisation s’accroît. Certains comme ElBaradei déclarent qu’il faut éviter des tensions avec l’armée: «Le maintien de la confiance entre l’armée et le peuple, a-t-il dit.» Les Frères musulmans insistent sur la nécessité d’accélérer les procédures en justice, sans quoi «cela endommagera la confiance dans le gouvernement intérim». (Al Masry Al Youm, 11 avril 2011) Ils se positionnent ainsi dans la perspective des élections législatives qui devraient se dérouler dans cinq mois.

Parallèlement, le mouvement de grèves continue. Près de 4000 travailleurs de l’usine textile (filature) de Chebin Al-Kom (delta du Nil à 60 km au nord du Caire), entreprise privatisée en 2007 et propriété de la transnationale indonésienne Indorama, ayant son siège légal à Singapour, ont mené une importante grève, durant un mois, et ont obtenu, en ce début avril, satisfaction sur leurs revendications.

Nous reviendrons sur la situation du dit mouvement ouvrier en Egypte à l’occasion d’un troisième entretien avec Hossam El-Hamalawi. (Rédaction)

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En Egypte, depuis 1992, le régime Moubarak a mis en place une nouvelle vague de réformes économiques liées à un programme d’ajustement structurel. Les contre-réformes ont été très agressives, placées sous le contrôle du FMI et de la Banque mondiale. Dans le sillage des contre-réformes néolibérales on a vu apparaître ce qu’en Egypte on appelle une couche de gangsters, d’escrocs qui, plus tard, se sont rassemblés autour de Gamal Moubarak, le fils de l’ex-dictateur Hosni, et dans la structure de direction du parti du pouvoir, le Parti national démocratique. Dans cette direction, il y avait aussi un certain nombre d’hommes d’affaires qui ont eu la charge de cabinets ministériels. Il en résulta une gestion de l’appareil d’Etat dont les traits de corruption étaient grossiers et brutaux, s’accompagnant logiquement d’un système de népotisme et de copinage caricatural.

Avant la révolution, Moubarak s’était déjà aliéné la quasi-totalité des classes sociales et de leurs représentants. Il ne s’agit donc pas seulement des couches paupérisées urbaines, des paysans ou des travailleurs, qui étaient, il va de soi, les premières victimes des contre-réformes néolibérales. Mais, à cause de la corruption qui avait envahi l’ensemble de l’appareil d’Etat, des hommes d’affaires – des millionnaires et même des milliardaires – qui voulaient initier une opération économique se trouvaient face à une telle nuée de gens qu’ils devaient corrompre dans l’Etat – depuis la police locale jusqu’au ministère et même au fils du président lui-même – que cela devenait insupportable. Aucun projet d’envergure n’échappait à cette emprise corruptrice. Y compris les investisseurs étrangers devaient établir une sorte de partenariat et même intégrer au sein des conseils d’administration le fils de Moubarak ou un de ses proches. En conclusion, à l’exception d’une clique assez restreinte qui était comme des satellites autour d’Hosni et de Gamal Moubarak, une part substantielle du monde des affaires était de moins en moins satisfaite du fonctionnement du régime.

Une des preuves de cela a été fournie par le type de rassemblement sur la place Tahrir durant les 18 jours de mobilisation. On y trouvait des filles et des fils de la bourgeoisie égyptienne, des enfants d’anciens ministres, qui parfois venaient aider les manifestants en amenant de l’eau, du vinaigre contre les gaz lacrymogènes, parfois dans leur Mercedes ou dans leur BMW. Par exemple, le 28 janvier, j’ai vu de mes propres yeux un jeune Egyptien membre de la classe aisée au volant de sa BMW devant notre cortège pour nous alerter si la police se cachait dans un carrefour ou nous renseigner sur ce qui se passait. Au-delà de cette anecdote, il est possible de dire que quasiment toutes les classes sociales ont participé d’une manière ou d’une autre au soulèvement social. Certains ont participé au financement, ont effectué des dons, d’autres ont participé aux manifestations. Chacun a fait de son mieux durant cette période de soulèvement.

Mais, évidemment, ce n’était pas le cas pour un secteur de la bourgeoisie locale qui voyait son destin lié à celui du régime de Moubarak, car elle avait des postes dans les ministères et dans le monde des affaires. Et beaucoup d’entre eux n’auraient pas pu disposer de leur position sociale, «avoir leur réussite», s’ils n’avaient pas pu obtenir une position de monopole sur certains secteurs économiques, ce qui n’était possible qu’au travers de la jonction avec le pouvoir politique et plus spécifiquement avec la famille du dictateur Moubarak. Et ces gens ont tout fait pour convaincre Moubarak de rester à son poste et ils ont tout fait pour soutenir la contre-révolution. Souvent, il s’agissait d’hommes d’affaires, membres du PND, et de parlementaires qui ont mobilisé les hommes de main qui sont intervenus à l’occasion de ladite bataille des chameaux [le 2 février 2011], c’est-à-dire lorsque ces voyous montant des chameaux et des chevaux ont attaqué les manifestants sur la place Tahrir, après le discours de Moubarak. Une attaque brutale qui avait pour but de terroriser les manifestants, en utilisant diverses armes et y compris en tirant sur les gens. Ces mêmes milieux d’affaires ont mobilisé des hommes de main pour attaquer des grévistes durant et après la révolution. Il n’y avait pas que la télévision d’Etat qui désinformait à propos de la mobilisation sur la place Tahrir, mais des canaux de télévision privés, contrôlés des mêmes hommes d’affaires, multipliaient les mensonges: en nous accusant d’être des espions à la solde de l’étranger, de l’Iran par exemple. Ils reprenaient les accusations diffusées par les médias contrôlés par le régime de Moubarak. Certains – parmi les plus importants et les plus habiles – ont fait plus attention de ne pas s’engager ouvertement, de ne pas se brûler inutilement, attendant de voir l’issue, du moins à court terme, de l’affrontement. Ce fut le cas, par exemple, de Naguib Sawiris, le Rockefeller égyptien qui contrôle des secteurs entiers de l’économie, entre autres dans les télécommunications, au travers du holding Orascom. Il intervenait et intervient directement sur le canal de télévision qu’il contrôle. Dans un premier temps, il y a demandé de suspendre le mouvement; il négocia avec Souleiman (le vice-président d’alors) le départ de Moubarak, puis il s’est aligné sur le mouvement. Le même «balancement» s’est opéré – jusqu’à un certain point – dans de nombreux médias, sans parler des acteurs et actrices ou joueurs de football qui dénonçaient au début les manifestants et sont devenus des partisans comme «par miracle».

Une insécurité règne dans les milieux d’affaires. Elle s’exprime, de manière graphique, au plan de la Bourse qui, après fermeture, a été ouverte à nouveau, parfois pour quelques heures, puis a été refermée. Cette insécurité des milieux d’affaires est aussi liée à la vague de grèves. Cette vague, qui a commencé en 2006, a repris un essor plus ample durant la révolution. Elle a été décisive pour renverser Moubarak. Et dès lors, on comprendra pourquoi le Conseil suprême de l’armée et le gouvernement – qui a accédé au pouvoir suite à la révolution – ont édicté une loi contre les manifestations et contre les grèves, en utilisant les mêmes thèmes que Moubarak. Et il est important que la mobilisation se développe – ce sera le cas ce 27 mars – contre ce décret. Et les appels à la mobilisation viennent, en grande partie, des syndicats indépendants qui surgissent dans tous les secteurs depuis la révolution. C’est un élément très important dans la conjoncture actuelle: la bataille pour la syndicalisation, pour des syndicats indépendants. Et cela conjointement à une bataille pour mettre sur pied un parti ouvrier indépendant pour les travailleurs et travailleuses en Egypte. Et c’est ce à quoi je me dédie actuellement avec la gauche radicale.

Une caricature existe. Celle qui voudrait que beaucoup d’hommes d’affaires, devant la révolution, aient pris leurs jets privés et soient partis. Certains l’ont fait. Mais, l’essentiel des «élites économiques» a une histoire dans ce pays, ils y ont des biens. Ils ne vont pas déserter et laisser leurs affaires en plan. Ils vont entrer dans le jeu politique. Maintenant, il y a une fièvre dans le pays pour la mise en place de nouveaux partis politiques. Il y a donc clairement une crainte dans des sections de la bourgeoisie égyptienne, des «classes moyennes» – sans parler des Coptes – qui s’exprime face aux Salafistes et aux Frères musulmans. Et ces sections sont en train de constituer des partis politiques qui représentent leurs propres intérêts. Par exemple, Naguib Sawiris a mis en place le parti Al-Masri Al-Hor (Les Egyptiens libres). Il y a aussi les partis établis depuis longtemps, comme le Wafd (Délégation) et le Front démocratique qui sont des partis libéraux. Le Wafd est dirigé par un homme d’affaires d’importance, El Sayed El Badaoui, depuis mai 2010. Ces partis vont offrir un instrument le plus efficace possible pour les milieux d’affaires.

Dans le contexte présent, chaque classe et fraction de classe en Egypte se mobilise pour défendre et représenter ses intérêts. Pour ce qui est de la classe ouvrière, cela s’inscrit dans une perspective progressiste, au même titre que pour les paysans pauvres qui luttent pour reprendre le contrôle de leurs terres. Mais, par contre, il y a des secteurs de propriétaires immobiliers qui se battent pour éliminer l’ancienne législation limitant le montant des loyers et qui veulent soumettre complètement «aux lois du marché» ce secteur; ce qui implique des augmentations de loyer d’au moins 100 %, si ce n’est pas beaucoup plus car les loyers sont bloqués dans certains cas depuis fort longtemps. Au lieu d’envisager une solution progressiste pour le thème brûlant du logement, ce secteur de propriétaires a comme seul objectif d’accroître la rente qu’il accapare et de faire évacuer les locataires. Cela touche des hommes d’affaires de taille réduite. Alors, il faut imaginer ce qu’il en va des acteurs économiques dominants qui possèdent canaux de télévision, journaux et d’autres instruments qui leur permettent d’intervenir dans le champ politique. Ils ne vont jamais laisser l’Egypte avancer dans «une transition démocratique et sociale» sans faire entendre leur voix. (Traduction A l’Encontre)

* Cet entretien a été conduit par Bassam Haddad.

(12 avril 2011)

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