Egypte

 

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Le peuple assure sa défense

Doaa Khalifa et Amira Doss *

Vendredi 28 janvier, la colère règne sur la place Tahrir. Les manifestations secouent le centre. La panique est de mise. La radio annonce que le couvre-feu commence à 18 h, alors que des millions de piétons et de véhicules sont toujours dans la rue. Les événements se succèdent, s’accélèrent. Chaos total dans les quatre coins du Caire. Incendies dans le siège du Parti national démocrate (PND de Moubarak), ainsi que les stations de police à Ezbékiya, Sayeda Zeinab, et aux Pyramides suivis d’incendies dans une vingtaine d’autres commissariats de police.

Tous les sièges et véhicules symboles de l’Etat ou de la police ont été brûlés ou détruits. En très peu de temps, absence totale des agents de police et même des pompiers. Et en l’absence de tous les réseaux de communication y compris portables et Internet, on n’arrive pas à savoir ce qui se passe en dehors de son quartier, ni même de demander secours. Occasion pour tous ceux qui veulent dérober, voler, et même kidnapper de faire ce qu’ils veulent. Les Egyptiens se réveillent le lendemain avec un afflux de mauvaises nouvelles.

Des cambrioleurs se sont emparés de toutes les marchandises de Carrefour de Maadi qui a été complètement détruit et volé. Les habitants d’Al-Rehab ont été attaqués par des malfaiteurs utilisant des armes blanches. La rue Gameat Al-Dowal à Mohandessine a été la cible de féroces attaques de sabotage. Et même les machines de ATM des banques dans certains quartiers ont été détruites et des baltaguis ont piqué tout le cash. Le retour du service des portables a aggravé la situation. Car, en plus des faits, les rumeurs ont commencé à circuler, ce qui a créé un état de panique générale. Sans qu’on ne sache comment, l’idée est venue du besoin et a été le résultat de cette absence complète de sécurité. On ne sait pas où l’idée est née, mais tout ce qu’on sait c’est qu’elle a été vite appliquée dans chaque quartier, rue, ruelle et coin de la capitale.

Un comité de défense populaire s’est créé et s’est installé en face de chaque immeuble, que ce soit dans les quartiers populaires ou aisés. Des jeunes habitants de ces quartiers se servent de tout outil ou arme pour se protéger et défendre leurs foyers et quartiers. Tout est permis: couteaux, branches d’arbres, marteaux, scies, bars de fer, fusils de chasse, haches, épées, gourdins, fusils, harpons. Ceux qui possèdent des fusils ou revolvers n’ont pas hésité à les utiliser. Même si c’est tout simplement pour tirer quelques balles dans l’air pour imposer le calme dans le quartier et effrayer tout attaquant ou cambrioleur qui oserait s’y approcher. Et ce, en présence des forces armées qui se centralisent dans les places et rues principales. Ils reçoivent tout appel de la part de ces comités populaires. Ils sont là pour les soutenir, et arrêtent tout soupçonné.

Défense civile

Nous sommes dans le quartier de Madinet Nasr. Les habitants ont recours à toute sorte d’astuce. «On a commencé par demander aux portiers d’assumer la tâche de surveillance. On les a laissés dormir pendant toute la journée pour pouvoir veiller tout le long de la nuit. On a donné à chacun 50 L.E. Mais, on a vite découvert que la mission dépasse de loin leur nombre et leurs compétences. On est donc tous descendus dans la rue», explique Gamal Al-Nadi. Sa maison, adjacente à deux cibles importantes, à savoir l’hypermarché Metro et Guéneina Mall, a donc exigé plus d’alerte.

Si un policier habitant l’immeuble s’est servi de son revolver, l’entrepreneur n’a pas hésité à avoir recours à son dépôt où se trouvent des matraques, des pierres et des cailloux. «Nous avons rempli les chariots de Metro de pierres. Nous avons aussi acheté des pneus en caoutchouc usés pour les brûler tout autour de la région. Une façon d’empêcher tout baltagui de s’approcher», ajoute Gamal. De l’autre côté, les employés et vendeurs de Guéneina Mall n’ont pas quitté les lieux. Le but: protéger ce centre commercial qui n’est que la source de leur gagne-pain. Ils n’ont pas hésité à créer un circuit électrique sur les portes et entrées. En plus de 10 hommes de sécurité devant chaque porte. Une scène qui s’est répétée tout le long de la rue Abbass Al-Aqqad et Makram Ebeid où s’entassent des centaines de magasins. Ici, les employés passent la nuit devant ces magasins pour les protéger.

La rue ressemble à un champ de bataille. Jour et nuit, c’est en fait le cheikh de la mosquée qui annonce au microphone tous les conseils et ordres aux habitants. Il fait partie du comité populaire et assume la tâche de coordonner la communication entre eux. «Annonce aux jeunes du quartier: descendez tous dans les rues, protégez vos familles et biens. C’est votre devoir. Les femmes, restez chez vous, allumez vos balcons pour que tout étranger sache que nous sommes tous là et que nous veillerons à protéger notre quartier», annonce le cheikh. Ici, dès que le cheikh annonce à travers au microphone Allah Akbar, tout le monde comprend qu’il y a un danger. Une sorte de signal qui diverge d’un quartier à l’autre.

Le peuple au service de la patrie

Si à Madinet Nasr c’est l’annonce du cheikh qui alerte les gens, dans le quartier des Pyramides et à Moqattam, ce sont les sifflets qui servent comme outil de communication entre les gens du quartier et avec même les forces armées présentes sur les lieux.

Face à l’imprimerie de la Banque Centrale au quartier des Pyramides, des jeunes font des shifts entre eux pour surveiller cette institution publique importante. Une scène qui se répète en face d’autres sièges publics menacés tels que le Musée du Caire, la maison du peuple de Saad Zaghloul et d’autres musées. Non loin de l’imprimerie, des jeunes ont une autre tâche. Créer des points de contrôle pour vérifier l’identité de chaque passant. Chaque jeune porte sur le bras une banderole. Un moyen de se connaître et de vérifier que personne ne s’est infiltré parmi eux pour abuser de la situation.

Sur ces points de contrôle, les jeunes demandent à chaque passant de présenter sa carte d’identité, ou fouillent sa voiture de fond en comble aavant de le laisser passer. Des étapes et des mesures très strictes avant d’enlever les barrières et lui permettre de pénétrer dans le quartier. « Nous avons découvert que des cambrioleurs ont utilisé des ambulances, des voitures de police volées et ont même porté l’uniforme des agents de sécurité pour circuler dans les rues du Caire en paix et ont tiré contre des habitants. D’autres se sont servis de motos pour jeter un coup d’œil rapide sur les différents quartiers et savoir lesquels sont les moins sécurisés », confie Mohamad, un habitant du quartier des Pyramides.

Le bruit des balles a accentué l’état de panique, surtout que personne ne savait d’où il venait et contre qui il s’adressait.

Mais, cela a poussé ces jeunes membres des comités populaires à renforcer leur état d’alerte. Et gare à celui qui tombe dans leurs mains. Moustapha Tammam, un jeune du quartier, confie qu’avec leurs simples moyens de défense, les jeunes ont réussi à arrêter une dizaine de cambrioleurs qui voulaient piller l’imprimerie. Dès que la nouvelle circule dans les lieux, les youyous des femmes fusent des balcons pour les saluer et les encourager, ce qui soulève de jour en jour leur morale et fait de ces jeunes de vrais héros.

Les femmes, quant à elles, font tout pour être à leurs soins. Des plateaux de thé, de café et souvent de dîners sont servis à longueur de la nuit par ces femmes qui tiennent à leur créer tout le confort possible. Elles se concurrencent pour leur donner des chaises en plastique, si jamais ils veulent voler un moment de repos et des couvertures pour se protéger du froid. Une ambiance nouvelle règne dans tous les coins du Caire où femmes, jeunes et même agents de l’armée se sentent tous unis pour défendre l’Egypte.

Dans les foyers, les femmes préparent des outils de défense propres à elles. Des outils qui conviennent à leur nature mais qui ne me manquent pas de créativité et d’innovation. De l’eau ou de l’huile bouillante, jusqu’aux bouteilles molotov passant par les couteaux et les planches en bois.

Si dans certains quartiers, les femmes se contentent de jouer un rôle dans cette résistance populaire de par leurs foyers, d’autres ont décidé de descendre dans ce «champ de guerre». Réda, habitante du quartier d’Imbaba, passe la nuit auprès de son mari, fils, et cousins, couteau en main. «Cela fait trois jours d’affilée que nos hommes sont à notre défense dans la rue, les nerfs tendus. Il est temps de les aider et les encourager».

Cette femme n’hésite pas à prendre la relève pendant la journée pour permettre à son mari quelques heures de sommeil.

Les heures passent et les idées deviennent de plus en plus créatrices. La rue s’est transformée en une Intifada des jeunes qui jouent tous les rôles de la police y compris l’organisation de la circulation. Des jeunes qui sont devenus des héros et qui, enfin, ont trouvé un projet national qui les unit. «Dans ce moment difficile, les Egyptiens ont montré ce qu’ils ont de mieux: leur nature courageuse, leur audace et leur bravoure qu’on pensait qu’ils avaient perdues au fil des générations», confie un général à l’armée. Il n’a pas hésité à donner des idées aux jeunes de son quartier qui peuvent servir de source de défense. «La majorité de ces jeunes n’ont assisté à aucune guerre ou à un tel état d’insécurité. Malgré tout ce qui se passe, je n’ai pas peur pour l’avenir de l’Egypte», ajoute-t-il.

Un état insolite

Tout ce qui se passe semble étonner tout le monde. Jamais on n’aurait pensé assister ou vivre de telles scènes. Les histoires qui circulent d’un quartier à l’autre n’en finissent pas. Mais, ce qui dépasse toutes les attentes c’est ce témoignage du jeune Islam, habitant d’Héliopolis et précisément Ard Al-Golfe, qui se vante d’avoir tué un agresseur accompagné de deux autres baltaguis qui ont tiré des balles contre les habitants de ce quartier calme. 30 habitants se sont rassemblés pour le rouer de coups de matraque jusqu’à perdre la vie. Des scènes qui resteront à jamais gravées dans la mémoire de ce jeune et de tous ceux qui ont réussi à vaincre la peur et aller jusqu’au bout face au danger.

Trois jours après. Il est 2 h du matin au quartier de Doqqi, le couvre-feu est de mise, les habitants se sentent beaucoup plus à l’aise. Les membres des comités de défense populaire se rassemblent autour des feux de camps pour se réchauffer, verres de thé à la main, et jouissent avec nostalgie des chants d’Oum Kalsoum, qui fusent d’un CD, de la voiture de l’un d’eux. Scène qui rappelle une Egypte d’antan. (31 janvier 2011)

* Journalistes Al-Ahram

(2 février 2011)

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