Débat

Grève chez Citroën en 1968: une entreprise qui avait son «syndicat maison»

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Mai-juin 1968 en France. Offensive prolétarienne
et contre-offensive capitaliste (2)

Alain Bihr *

Nous publions ici la deuxième partie de l’étude d’Alain Bihr sur le Mai-Juin 1968. La troisième partie est centrée sur l’analyse du contrôle, de l’encadrement du mouvement et de sa «soumission volontaire». (Réd)

Précédée et pour partie préparée par une remontée de la conflictualité ouvrière à partir du milieu des années 1960 [1], la grève générale de mai-juin 1968 a marqué en fait le lancement en France d’un cycle spécifique de luttes prolétaires (essentiellement ouvrières). Sa spécificité tient dans le fait que ces luttes vont être très largement déterminées par le cadre défini par le compromis fordiste, soit qu’elles aient visé à en élargir et en approfondir les termes, soit qu’au contraire elles l’aient remis en cause.

Ce cycle se prolongera jusque dans la seconde moitié de la décennie suivante, au-delà du premier «choc pétrolier» [2] qui va venir aggraver brutalement toute une série de facteurs antérieurs d’essoufflement de la dynamique du régime fordiste de reproduction du capital et ouvrir ainsi la voie à une nouvelle crise structurelle du capitalisme mondial dont nous ne sommes toujours pas sortis. Du même coup vont se créer les conditions d’une contre-offensive capitaliste qui non seulement va marquer le coup d’arrêt de la précédente offensive prolétarienne mais va même entamer un processus de régression sociopolitique conduisant au démantèlement actuel de certains des acquis du compromis fordiste.

Les transformations de la condition prolétarienne au sein du fordisme

Pour comprendre les traits majeurs de l’offensive prolétarienne à laquelle on assiste en France (comme d’ailleurs, bien qu’inégalement, dans la plupart des Etats capitalistes centraux) entre le milieu des années 1960 et le milieu des années 1970, il faut revenir brièvement sur quelques-unes des principales transformations produites au sein du prolétariat par le régime de reproduction du capital fondé sur le compromis fordiste [3]. Et ce tant au niveau du procès de consommation (qui contribue à la reproduction de la force de travail dans son statut de marchandise) qu’au niveau du procès de production. 

Au sein de ce dernier, il faut relever quatre évolutions majeures. Tout d’abord, le régime fordiste d’accumulation du capital a correspondu, en France comme ailleurs, à une croissance absolue et relative du prolétariat au sein de la population active: entre 1954 et 1975, ouvriers, personnels de service et employés passent de 9'576’000 personnes (49,6 % de la population active) à 13 312 personnes (61,1 %); les seuls ouvriers passent de 6'490’000 (33,6 %) à 8'207’000 (37,7 %). Croissance due à l’accumulation du capital dans des secteurs et de branches déjà anciennement soumis à la domination du capital ou, au contraire, à la pénétration de ce dernier dans des secteurs et des branches échappant jusqu’alors à sa domination ou seulement soumis formellement par lui.

Le propre du fordisme aura ainsi été d’approprier toute une série de secteurs et de branches aux conditions et formes spécifiquement capitalistes de l’exploitation et de la domination du travail, en prolétarisant en conséquence des salariés qui s’étaient jusqu’alors maintenus en marge du statut de prolétaires. Ainsi en a-t-il été pour une grande partie des employés de commerce (vendeurs, magasiniers, coursiers, chauffeurs-livreurs) et des employés de bureau (secrétaires, comptables), en plus des travailleurs indépendants (paysans, artisans, petits commerçants) précédemment signalés.

Cette croissance quantitative n’a pu s’obtenir que moyennant une modification de la composition du prolétariat, y compris de son noyau ouvrier, avec notamment un nouvel exode rural vers les grands centres industriels et urbains, le retour progressif des femmes sur le marché du travail (la fin des années 1950 marque le point le plus bas du taux d’activité des femmes en France, qui n’a cessé d’augmenter depuis) et une nouvelle vague d’immigration, en provenance d’Europe du Sud (notamment du Portugal) et d’Afrique du Nord (des trois anciennes colonies ou protectorats français: Algérie, Maroc et Tunisie).

Le fordisme a également initié un processus de concentration et de centralisation du capital dans l’ensemble des branches industrielles, d’autant plus notable que le capitalisme français s’était caractérisé jusqu’alors, comme on l’a vu, par un retard important sous cet angle par rapport à certains de ses voisins et concurrents européens. Ce processus a été tout particulièrement sensible au sein des industries motrices de la croissance fordiste, celles productrices des moyens de consommation de masse caractéristiques de la norme de consommation fordiste, dont je reparlerai dans un moment. Il a ainsi abouti à la constitution d’énormes concentrations prolétaires au sein d’usines géantes et, plus encore, au sein de districts industriels couvrant des régions entières. On devine immédiatement en quoi de pareilles concentrations ont pu favoriser l’organisation ouvrière (notamment sur le plan syndical) et la mobilisation ouvrière en cas de lutte (en particulier de grève).

Enfin, il est peine nécessaire de rappeler que le fordisme aura signifié le développement extensif et intensif, dans un nombre sans cesse grandissant de branches industrielles, de la taylorisation et de la mécanisation des procès de travail, avec pour conséquence une division accentuée entre travailleurs qualifiés, dénommés «ouvriers professionnels» (OP), échappant relativement au processus précédent, et travailleurs déqualifiés, dénommés «ouvriers spécialisés» (OS), subissant au contraire en plein ce processus, faisant ainsi l’expérience douloureuse d’un travail intensif vidé de tout intérêt et de tout sens par la répétition monotone d’une activité productive réduite à quelques opérations parcellaires voire à quelques gestes élémentaires. Le travail le long de la chaîne d’assemblage de l’industrie automobile en offrira tôt l’archétype. Ajoutons que la majeure partie des néo-prolétaires, qu’ils soient d’origine rurale, des femmes revenant sur le marché du travail ou des immigrés de fraîche date, se concentreront dans la catégorie des OS.

Du côté du procès de consommation et, plus largement, de l’ensemble de ses conditions de vie hors travail, le prolétariat français va faire, comme l’ensemble de ses confrères des autres Etats centraux, l’expérience de l’entrée dans ce qu’on nommera dans les années 1960 «la société de consommation». Car, avec la stabilisation du rapport salarial et l’augmentation des salaires réels qui a été, nous l’avons vu, l’une des pierres angulaires du compromis fordiste, on a assisté à un élargissement de la norme de consommation marchande impliquant notamment: l’accès au logement social (donnant lieu, là encore, à des phénomènes de concentration sous forme des «grands ensembles» en périphérie des centres urbains) ou éventuellement au logement pavillonnaire (lui aussi concentré en périphérie des centres urbains), l’accès à leur équipement électroménager (dont le fameux poste de télévision qui va progressivement coloniser une bonne partie du «temps libre»), l’accès à ce prolongement mobile de l’espace domestique qu’est l’automobile, rendue d’ailleurs rapidement indispensable dans un espace urbain dominé par le zoning (la séparation fonctionnelle entre les espaces réservées à la production, ceux réservés à la consommation marchande et ceux voués à l’habitat ou aux loisirs) et, plus largement, à l’allongement des distances séparant ces différents lieux et moments de la vie quotidienne – le tout moyennant le développement du crédit à la consommation.

Si on ajoute aux éléments précédents la réduction du temps de travail, non pas tant au niveau de la semaine que de l’année (la troisième semaine de congés payés est acquise en 1956 et la quatrième en 1963) et par conséquent la diversification des loisirs, on comprendra que la période fordiste ait pu se solder par une privatisation accrue de l’existence, y compris au sein du prolétariat, privatisation synonyme d’une “familialisation” plus poussée (d’un repli sur la sphère domestique ou familiale et d’une “nucléarisation” plus marquée du réseau familial), mais aussi par une individualisation accrue: par l’aspiration à et la revendication d’une plus grande autonomie individuelle, notamment de la part des catégories d’individus encore les plus soumis à des rapports de dépendance personnelle, dont les femmes et les jeunes. Les unes et les autres trouvent alors dans la relative facilité d’accès à l’emploi, dans un contexte de quasi plein emploi, des conditions favorables à la satisfaction de cette revendication et de cette aspiration. Mais feront aussi partie de ces conditions favorables une mobilité sociale accrue, due notamment aux transformations de la structure socioprofessionnelle de la population active et, partant, de la structure des classes sociales (contraction des classes moyennes traditionnelles, gonflement de l’encadrement) ainsi qu’à la «démocratisation», limitée mais néanmoins réelle, de l’enseignement secondaire et supérieur. Cette dernière était d’ailleurs elle-même rendue nécessaire par les exigences du développement de l’appareil économique et politique (étatique) du régime fordiste, mais elle permettait aussi du même coup à des enfants des classes populaires (paysannerie, petite-bourgeoisie, prolétariat) d’accéder aux couches moyennes ou même supérieures de l’encadrement.

La double dimension du cycle de luttes prolétaires

La spécificité du cycle de luttes prolétariennes, dont la grève générale de mai-juin 1968 marque en gros le lancement, tient – je l’ai signalé plus haut – dans le fait que ces  luttes ont été profondément marquées par le compromis fordiste: soit qu’elles se soient situées dans le cadre de ce dernier en en acceptant en gros la logique, soit au contraire qu’elles aient eu tendance à remettre ce cadre en question de manière plus ou moins radicale. En fait, la plupart des luttes en question ont présenté les deux dimensions à la fois, inégalement accentuées, l’accentuation pouvant d’ailleurs évoluer au cours de la même lutte et faisant toujours partie des enjeux et des résultats de celle-ci.

Telle lutte démarrant sur des revendications et des objectifs s’inscrivant complètement dans le cadre du compromis fordiste (par exemple des augmentations salariales) était finalement amenée à se radicaliser sur des revendications et des objectifs contraires au compromis fordiste (remettant par exemple en question les cadences imposées par l’organisation fordiste du travail); tandis que, inversement, telle autre lutte pouvait démarrer sous forme d’une révolte ouvrière contre l’introduction d’une nouvelle organisation du procès de travail et d’une nouvelle définition des postes de travail, conduisant à l’intensification de ce dernier, pour se solder par des acquis en termes de salaires et de réduction du temps de travail. C’est donc uniquement pour la clarté de l’exposé que je suis amené à distinguer les deux dimensions conjointes bien que contraires et mêmes contradictoires des luttes de ce cycle.

Parler de compromis fordiste pourrait fallacieusement faire croire que la conclusion de ce compromis a signifié la fin de la lutte des classes. Or, produit du rapport de forces généré par cette lutte, le compromis fordiste n’y a pas davantage mis fin; tout au plus doit-il se comprendre comme ayant défini et constitué une sorte de cadre institutionnel à l’intérieur duquel cette lutte était censée se circonscrire, sans pour autant cesser. Au demeurant, la régulation du cycle économique, qui était l’un des enjeux et des effets du compromis fordiste, rendait inévitable et même, dans une certaine mesure, souhaitable la poursuite de l’affrontement d’intérêts de classe divergents, à condition précisément que cet affrontement ne déborde pas le cadre général du compromis et n’en remette pas en cause les principes constitutifs.

 Cette régulation impliquait, en effet, d’une part, la recherche et l’obtention constante de nouveaux gains de productivité du travail, à coup d’extensions et d’intensifications successives de la taylorisation et de la mécanisation des procès de travail,  aussi bien que, d’autre part, une répartition de ces gains de productivité entre profits et salaires, synonyme d’augmentation de ces derniers, par des mécanismes d’indexation plus ou moins automatique mais aussi par la négociation entre «partenaires sociaux», avec ce qu’elle implique de pression réciproque, de menace et même de recours éventuel à la grève de la part des salariés et de leurs organisations. Et des remarques similaires pourraient être faites concernant d’autres termes et enjeux du compromis fordiste: les grilles de classification des rémunérations ouvrières, les perspectives et les rythmes de carrière, la durée du travail, l’extension de la protection sociale (donc le niveau des salaires indirects), l’accès à la formation continue, etc. – aucun de ces aspects qui n’ait cessé de faire l’objet d’un bras de fer entre capital et travail à l’intérieur du compromis fordiste même.

Dans le cas français, la faible institutionnalisation du compromis fordiste, surtout au niveau des entreprises, réduisant le champ de la négociation, a fait du recours à la grève revendicative la voie obligée sinon royale d’un élargissement et d’un approfondissement des termes du compromis fordiste se situant en définitive dans la logique de celui-ci. Dans ce cas, la grève se soldait toujours par le même résultat: l’acceptation d’une extension et d’une intensification des formes fordistes d’exploitation du travail s’échangeait, alternativement ou simultanément, contre une réduction du temps de travail, une hausse des salaires réels (un élargissement de la norme de consommation), une protection sociale renforcée, des perspectives élargies de carrière (de promotion dans la hiérarchie ouvrière voire d’accession aux couches inférieures de l’encadrement), etc.

Cependant, parallèlement à ces luttes intégrées et même intégratives au cadre du compromis fordiste, on va voir apparaître, sur la période incriminée, des luttes tendant au contraire à déborder ce cadre, à le remettre en question et même, potentiellement, à la désintégrer. Leur cible première en aura été les formes fordistes du procès de production en tant qu’elles génèrent une aliénation croissante de larges couches de travailleurs, et notamment les OS: leur dépossession croissante à l’égard de la maîtrise de leur propre travail, la réduction tendancielle de celui-ci à la répétition des mêmes opérations ou séquences d’opérations simplifiées, faisant d’un travail inintéressant et absurde une torture quotidienne mentale plus encore que physique. Dès le milieu des années 1960, en France comme dans la plupart des Etats centraux, notamment dans les branches de production où les formes fordistes ont été poussées le plus loin (au premier rang desquelles l’industrie automobile, l’industrie fordiste par excellence), les symptômes s’accumulent de ce que les sociologues du travail au service du capital appelleront une «crise du travail»: un refus grandissant des travailleurs, et tout particulièrement des OS, d’accepter de conditions de travail, pourtant inscrites dans la logique du compromis fordiste. Refus qui s’exprimera alors sous de multiples formes: l’apparition puis l’augmentation de l’absentéisme, du turnover, du coulage et du sabotage, de «grèves sauvages» enfin qui auront été quelquefois de véritables explosions de ras-le-bol de la part de la base ouvrière. Ces grèves sont ainsi dénommées parce qu’elles se déclenchent de manière inattendue, sans préavis, en échappant au contrôle tant des organisations syndicales que des directions capitalistes, sans même souvent dans un premier temps aucune revendication particulière, sinon celle implicitement contenue dans l’arrêt de travail lui-même: «Il faut que cela cesse !», «Cela ne peut plus durer ainsi !»

Mais, rapidement, on va voir apparaître des grèves-bouchons, des grèves du zèle, des attaques contre les agents de maîtrise (les «petits chefs»), des saccages de bureaux ou des séquestrations de membres de la direction, des occupations d’atelier ou d’usine, accompagnées de la formulation de revendications de ralentissement et même de contrôle des cadences de production, de redéfinition des postes de travail et donc des principes d’organisation du travail, etc. S’affirme ainsi dans ces luttes une volonté de reconquérir, individuellement et plus encore collectivement, la maîtrise sur les conditions de travail, voire de se réapproprier tout le procès de production. Cela s’accompagnera de l’apparition et de la diffusion au cours de ces années des slogans de «contrôle ouvrier» sur les conditions de travail et le procès de production, puis de «pouvoir ouvrier» au sein de l’entreprise, enfin d’«autogestion ouvrière» du procès de production et de l’entreprise.

Se trouvait ainsi posée la question du pouvoir au sein de l’entreprise (à qui doit revenir la capacité de décider de ce qui doit être produit et de la manière de le produire ?) qui ne pouvait elle-même déboucher, finalement, que sur celle de la propriété des moyens de production, puisque c’est cette propriété qui légitime en définitive l’accaparement du précédent pouvoir par la classe capitaliste. Le pas est franchi en premier par les salariés de l’entreprise horlogère bisontine Lip au printemps 1973 qui se mettent en grève, occupent l’entreprise et finissent par redémarrer la production en se payant sur la vente de leurs produits. Leur lutte aura un immense retentissement, national et international: dès le mois de juin 1973, leur exemple est imité par les ouvrières de l’usine textile Robin de Lorient puis par celle de Cerisay et, dans les années suivantes, souvent pour faire face à une faillite capitaliste ou pour éviter leur licenciement collectif, ce sont les travailleurs de dizaines d’entreprises en France qui vont ainsi, plus ou moi