Violence, crise sociale et les deux Chicago

1341939433-david-schalliol-francescabrini-teaserPar Elizabeth Schulte

Ils ne seront jamais inculpés, mais les vrais criminels responsables de la violence dans des villes comme Chicago siègent à l’Hôtel de ville et dans les conseils d’administration des grandes firmes.

A Chicago on se souviendra du mois d’août 2016 pour une raison triste et terrible: ce mois aura été le plus violent en presque vingt ans. D’après les données transmises à la Chicago Tribune par le Département de police de Chicago, quelque 400 personnes ont été victimes d’armes à feu, et 78 ont été assassinées.

D’après la Tribune, Chicago a enregistré depuis le début de cette année 487 homicides et plus de 2800 personnes ont été blessées par balles, alors que l’année passée il y a eu au total 491 homicides et 2988 personnes blessées par balles.

Ces chiffres consternants ne disent cependant pas tout. Pour comprendre la situation il faut écouter les personnes qui, jour après jour, vivent dans l’anxiété pour la sécurité de leurs proches.

Frances Colon, une étudiante âgée de 18 ans du lycée Roberto Clemente, a été tuée par balle dans un magasin du quartier de Humboldt Park, victime d’une balle perdue tirée au cours d’une querelle entre deux hommes.

Elle avait le projet d’entrer à la Northeastern Illinois University. Dans le cadre d’un reportage sur les étudiants tués par la violence armée, la mère de Frances a raconté au magazine du Syndicat des enseignants de Chicago: «Elle me disait “Maman, je veux devenir une avocate, je veux atteindre ce rêve quoi qu’il m’en coûte”.»

La Tribune et les nouvelles locales télévisées décrivent la violence qui a coûté les vies de Frances et de tant d’autres comme étant un fait insensé et inexplicable. Cette violence est certainement insensée, mais elle est loin d’être inexplicable.

Les vrais criminels sont cachés tout en étant bien en vue. Ils n’appuient pas sur la gâchette et ne risquent pas de passer le reste de leur vie en prison comme les jeunes Black et Latinos qui sont systématiquement inculpés pour meurtre après les tueries. Mais ce sont eux les responsables des racines de la violence: ce sont eux qui privent certains quartiers de ressources alors que d’autres quartiers sont les premiers à recevoir des financements et être prévus pour des aménagements urbains supplémentaires.

Car il y a deux Chicago, d’une part celui de Rahm Emanuel et d’autre part celui de Frances Colon. Le premier est bien financé, protégé et sûr, le deuxième ne l’est pas. La violence et la criminalité qui affectent le Chicago de Frances Colon ne sont pas inexplicables – elles sont le résultat inévitable de la politique menée par le gouvernement d’une ville et par le monde des affaires qu’il sert, politique qui met les communautés pauvres et de couleur tout en bas de l’échelle des priorités.

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Il y a à peine quelques années, Eric Holder, un vieil ami de l’administration Obama, alors procureur général, louait le maire Emanuel pour les chiffres bas de la criminalité à Chicago: «Je ne crois pas que cette communauté, ce maire, les dirigeants de cette communauté, reçoivent assez de crédit pour cette situation», déclara Holder lors d’une conférence de presse en 2014.

Rahm Emanuel, maire démocrate de Chicago
Rahm Emanuel, maire démocrate de Chicago

Mais la période de victoire d’Emanuel a été de courte durée: quelques jours plus tard, au cours du week-end du 4 juillet, il y a eu 82 fusillades et 14 tués.

Il faut aussi se demander si les chiffres de la criminalité étaient vraiment aussi bas, vu que le Département de police de Chicago (CPD) n’est pas précisément connu pour sa tenue minutieuse des dossiers.

En 2014, David Bernstein et Noah Isackson ont mené une enquête de 12 mois pour une série d’articles du magazine Chicago. Ces journalistes d’investigation se sont penchés sur les statistiques des crimes violents du CPD au cours de plusieurs années et leur enquête a révélé que nombre de meurtres n’avaient pas été traités comme tels par la police.

Bernstein et Isackson ont identifié: «10 personnes… qui ont été battues, brûlées, étouffées ou tuées par balles en 2013 et dont les cas avaient été reclassés, passant d’enquête sur un décès à une catégorie de crimes moins importants, voire ont été classés comme incidents non criminels – tout cela pour des raisons illogiques, ou au mieux peu claires.»

Les deux journalistes ont découvert que, selon des officiers de différents rangs et de différents quartiers de la ville, leurs superviseurs leur avaient demandé – voire fait pression sur eux – que leurs rapports d’incidents soient reclassés – ou que «leurs rapports étaient modifiés comme par une main invisible. Un détective parle d’“encre magique”: le pouvoir de faire disparaître un cas.»

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Pour expliquer le pic de violence de cette année, le CPD a évoqué plusieurs raisons possibles. Une des raisons serait que les gangs utilisent maintenant les médias sociaux, ce qui aurait aggravé les altercations. Il l’attribue également cette violence au flot d’armes illégales qui entrent dans les quartiers.

Eddie Johnson, récemment nommé chef de la police, tente de faire passer des lois au niveau de l’Etat pour prescrire des condamnations plus dures contre les personnes qui sont arrêtées de manière répétée pour port d’armes illégales.

Le Département de police cite également «des problèmes de moral» au sein de la police, surtout après la sortie, à la fin de l’année dernière, d’une vidéo montrant la police en train de tirer à 16 reprises contre un jeune noir non armé, Laquan McDonald, incident qui a provoqué une vague d’indignation et de protestations.

Selon le CPD, le problème du moral a entraîné une diminution du nombre d’arrestations et de saisies d’armes à feu. Dean Angelo, le président de la Fraternal Order of Police (FOP), explique: «J’ai participé à des appels, tout comme les membres de notre conseil de direction, et nous entendons que les officiers pensent que le FOP est le seul groupe qui assure leurs arrières… Au cours de ma carrière je n’ai jamais constaté un moral aussi bas.»

Les autorités de la ville estiment qu’au lieu de protester contre la police lorsqu’elle tue impunément, la population des quartiers ayant un niveau élevé de criminalité devrait collaborer étroitement avec les policiers. Ou, selon le slogan du Département de la Sécurité intérieure: «Si vous voyez quelque chose, dites-le.»

Mais en consultant une base de données de la Chicago Tribune on se rend compte que cela n’a pas beaucoup de sens. On y apprend que la police de Chicago est responsable d’avoir tiré sur quelque 262 personnes entre 2010 et 2015, en en tuant 92, dont la plupart dans des quartiers pauvres noirs et bruns ayant des taux de criminalité élevée.

Pourtant l’idée de collaborer davantage avec la police est préconisée même par des activistes tels qu’un prêtre catholique bien connu, le Père Michael Pfleger.

L’artiste hip-hop Rhymefest a récemment démontré pourquoi beaucoup de personnes à Chicago ne rapportent pas des crimes. Il a tweeté la vidéo de sa rencontre avec la police de Chicago lorsqu’il a tenté de signaler qu’il avait été volé sous la menace d’une arme. A cette occasion on l’a ignoré, avant de le traiter comme si c’était lui le suspect.

Les gens qui subissent la pire violence à Chicago font trop souvent l’expérience qu’en s’adressant au Département de police de Chicago ils risquent d’être suspectés, abusés et pire encore.

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En ce qui concerne les causes plus profondes de la criminalité et de la violence à Chicago, il suffit de constater la pauvreté et le racisme que les autorités de la ville ont laissé prospérer.

D’après des sources de la police, les homicides sont concentrés dans les South et West Side, pauvres et à majorité noire. Par exemple dans le West Side Harrison District, presque 400 personnes ont été prises dans des fusillades depuis le début de cette année; alors que pendant toute l’année 2015, ce sont 350 personnes qui ont essuyé des tirs.

Peu à peu quelques quartiers de Chicago ont vu se creuser des écarts croissants dans le nombre de crimes. En 2013, une étude effectuée par Daniel Hertz à la Harris School of Public Policy à l’Université de Chicago a montré qu’entre 1990 et 1993, le nombre de meurtres dans le tiers le plus dangereux de la ville était six fois plus élevé que dans le tiers le plus sûr. Mais pour les années 2008 à 2011 l’écart était beaucoup plus important, le taux de meurtres dans le tiers le plus dangereux était 15 fois plus élevé que dans le tiers plus sûr.

La criminalité est présente de manière disproportionnée dans la population afro-américaine: alors qu’un résident de Chicago sur trois est Noir, on trouve trois sur quatre Noirs parmi les victimes de tirs.

Dans des quartiers où il y a peu de subventions pour la création d’emplois ou de services sociaux – et où un événement tel que la perte d’un emploi ou une maladie peuvent envoyer les individus dans une spirale descendante – la seule option pour survivre est parfois de sortir de la légalité.

Pour ceux qui ont un casier judiciaire, trouver un emploi devient une tâche titanesque. Un casier judiciaire peut aussi remettre en cause le droit à l’assistance publique ou à l’aide au logement pour faibles revenus dite de la Section 8.

Des initiatives qui pourraient avoir un impact positif, comme les programmes parascolaires et les stages professionnels, sont sous-financées, voire non existantes, dans les quartiers qui en auraient le plus besoin. Et le budget continue à subir des coupes sombres dans l’Illinois.

Brenda McMillon faisait partie du groupe de protestataires anti-violence qui ont organisé une conférence de presse pour souligner le fait que le gouverneur de l’Illinois Bruce Rauner avait de l’argent pour payer les intérêts à des banques telles que JPMorgan Chase, mais pas pour financer des programmes contre la violence comme After School Matters (pour le parascolaire), Teen Reach (programme pour adolescents) ou des jobs d’été.

McMillon, qui s’occupe d’une garderie pour les familles, vit dans le quartier d’Auburn Gresham depuis presque 50 ans. Il y a trois ans elle a perdu son petit-fils de 18 ans lors d’un affrontement armé.

«Dans mon cœur je sais que si ces enfants avaient quelque chose à faire dans la communauté, mon petit-fils serait encore ici», dit-elle. «Quand je grandissais, il existait encore des programmes sociaux. Est-ce que notre gouverneur va choisir de payer les banques plutôt que de financer les programment dont nous avons désespérément besoin?»

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Les attaques d’Emanuel contre les écoles publiques à Chicago ont aussi joué un rôle dans l’augmentation des crimes violents. Malgré l’opposition organisée par des élèves, des parents et des enseignants, Emanuel et le Comité des Ecoles publiques de Chicago (CPS) ont réussi à fermer des douzaines d’écoles dans les quartiers noirs et latinos pauvres et de la classe travailleuse. Dans la plupart des cas ces écoles avaient été privées de ressources jusqu’à ce qu’on puisse les considérer comme n’étant plus viables.

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Dans un rapport de 2013 par le Chicagoland Researchers and Advocates for Transformative Education (CReATE), on peut lire : «Sur les 129 écoles identifiées par le CPS comme étant sous-fréquentées en février 2013, 88% des étudiants étaient afro-américains, et dans 103 des écoles plus de 90% des étudiants étaient afro-américains. Les étudiants de 9 sur les 129 écoles étaient très majoritairement latinos.

Le rapport a montré que les écoles qui ont été fermées se situent justement dans les arrondissements où il y a déjà un taux élevé de logements hypothéqués à un niveau problématique («subprime»), des saisies de logement et une diminution de la population.

En outre, selon l’étude du CReATE, le fait d’obliger les étudiants à se déplacer dans des écoles se situant hors de leur quartier a entraîné un pic de violence autour des écoles, étant donné que les étudiants devaient alors traverser des territoires de gangs.

Alors que les groupes de population insuffisamment financés se battent pour rendre leurs quartiers plus sûrs, les gens qui ont vraiment de l’argent le versent dans des projets qui se situent ailleurs en ville. Un bon exemple est de nouveau l’éducation publique. En effet, alors même qu’Emanuel prétend que les écoles dans des quartiers pauvres sont trop vides pour qu’on les garde ouvertes, des écoles privées payantes continuent à s’ouvrir ailleurs dans la ville.

L’ancienne PDG des Ecoles publiques de Chicago, Barbara Byrd-Bennett, s’est fait une jolie fortune en organisant en coulisses des contrats sans appel d’offres avec son précédent employeur, la firme de conseil en éducation SUPES Academy. Mais ce n’était rien comparé aux autres profits, qui étaient, eux, parfaitement légaux.

Les quartiers le plus pauvres de Chicago pourraient connaître d’énormes améliorations simplement si la ville finançait des projets tels que des programmes parascolaires, des écoles de quartier, des services sociaux et des stages professionnels. Mais c’est le contraire qui se passe – et ensuite les politiciens rejettent les conséquences inévitables de leur politique sur les résidents.

Emanuel et les autres autorités de la ville ont montré très clairement que leur priorité absolue pour Chicago est les profits et le pouvoir de l’élite – et cela signifie qu’il ne reste presque rien pour trouver de vraies solutions durables à la criminalité et à la pauvreté.

Et tant qu’on permettra que cela continue, la violence continuera également. (Article publié sur le site socialistworker.org, le 1er septembre 2016; traduction A l’Encontre)

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