La guerre sociale contre les enseignants à New York

Par Megan Behrent

Dans ce qui est désormais un rituel annuel, le maire de New York, Michael Bloomberg [milliardaire issu du monde de la finance], ainsi que ses conseillers fantoches du Panel for Educational Policy (Commission pour la politique éducative, ou PEP) ont fêté les vacances en annonçant la fermeture ou la suppression de classes de 25 écoles supplémentaires.

Des auditions concernant ces écoles sont actuellement en cours. Le 9 février 2012, le PEP se prononcera sur leur avenir. La majorité des membres de cette commission est choisie par le maire. La seule fois que des membres nommés par le maire ont menacé de s’opposer à sa volonté, ils furent dûment remerciés et remplacés. On se doute donc peu du choix que fera le PEP.

33 établissements supprimés

Depuis qu’en 2003 les écoles publiques new-yorkaises furent mises directement sous la tutelle du maire, plus d’une centaine écoles ont été progressivement supprimées – une «réussite» qui, dans tout système raisonnable, serait la preuve de l’échec de la politique poursuivie par le maire et sa commission fantoche. Mais dans l’univers orwellien du département d’éducation municipal (Department of Education, ou DOE), ces fermetures sont vues comme un succès, une victoire pour ceux qui estiment que l’anéantissement des écoles – et donc des quartiers qu’elles servent – est la meilleure voie pour améliorer notre système d’éducation.

Il est donc peu surprenant que le maire Bloomberg vise la suppression de 33 écoles supplémentaires, dont la mienne [Megan Behrent], selon une stratégie dans laquelle les écoles elles-mêmes ne sont que le dommage collatéral d’une guerre à outrance menée contre les enseignants  et leur syndicat.

(Nous nous retrouvons, ici, à la confluence d’une initiative du président Obama, nommée «Race on the Top», la Course au sommet qui implique une mise en concurrence pour obtenir des subventions qui seront attribuées aux établissements vainqueurs; imaginons une mise en concurrence d’un établissement privilégié d’une petite ville riche, Morges, en Suisse, avec un établissement de la Vallée de Joux ou d’un quartier populaire de Renens ; de plus une évaluation des enseignants est effectuée afin de sélectionner les enseignant·e·s les plus efficaces!] et d’une initiative du maire Bloomberg (Children First). Réd.)

Résultat: nous sommes les victimes de la politique anti-professeurs et anti-école publique qui se fait passer pour une «réforme de l’éducation». Ces 33 écoles doivent faire face actuellement au modèle de «redressement» de Bloomberg, selon lequel l’ensemble du personnel est viré et contraint de postuler à nouveau pour être réengagés, avec la stipulation que seul un maximum de 50% d’entre eux pourront être réembauchés.

Comment en est-on arrivé là ? Parce que Bloomberg souhaite la suppression de la procédure équitable («due process») dans le nouveau système d’évaluation des enseignants. Ainsi, des écoles, comme la mienne, sont devenues des otages dans la guerre que mène le maire contre les enseignants et notre syndicat.

Le 20 janvier 2010, mon établissement, comme 32 autres, est devenu la victime de la candidature pour les fonds (subventions) de «Race to the Top». Des responsables de l’État de New York ont déterminé que ces établissements étaient «régulièrement défaillants» («persistently low-achieving»), parce que notre niveau de réussite scolaire (calculé en fonction du nombre d’élèves qui terminent leurs études en quatre ans) était légèrement inférieur à la moyenne municipale.

Par conséquent, mon école est devenue ce que l’on appelle, dans le jargon éducatif, une école «de transformation»: nous avons trois ans pour augmenter le nombre d’élèves qui décrochent un diplôme et pour mettre en place un certain nombre de changements, notamment un nouveau système d’évaluation des enseignants. Ce système est controversé depuis son introduction, surtout parce que, pour la première fois, entre 20 et 40% de la «note» annuelle attribuées aux profs seront déterminés en fonction des résultats obtenus par leurs élèves, sur la base d’examens standardisés.

Une guerre contre les profs et les syndicats

Bien que ce nouveau système d’évaluation soit imposé par la loi, ces modalités d’application devaient être déterminées par des négociations entre le département d’éducation municipale et l’United Federation of Teachers (UFT) – le syndicat qui représente plus de 100’000 enseignants et éducateurs travaillant dans les écoles publiques new-yorkaises. Le 31 décembre 2011, les représentants de la municipalité ont claqué la porte des  négociations, bien qu’ils encourussent le risque de perdre les fonds de «Race to the Top» si les négociations ne s’avéraient pas fructueuses avant un délai imposé par l’État.

La pierre d’achoppement? L’UFT souhaitait un processus d’appel modestement équitable pour les enseignants jugés «inefficaces» deux années de suite. Un changement non-publié dans la loi avait pour conséquence qu’auparavant il revenait au département d’éducation d’établir l’incompétence d’un enseignant pour pouvoir le renvoyer ; alors que désormais il incombe aux enseignants (instituteurs) eux-mêmes de prouver leur compétence.

L’enjeu est de taille. Sans le droit de faire appel à une instance impartiale dans de telles situations, il n’y a aucune procédure équitable et les enseignants risquent de devenir les victimes des caprices et lubies de leurs administrations.

Avec des millions de dollars de financement fédéral en jeu, Bloomberg est parti à l’offensive. Incapable d’arriver à une solution par la voie de la négociation, il a passé en revue son arsenal de mesures antisyndicales et brandi une nouvelle arme: 33 établissements «de transformation» furent soumis à un plan de «redressement» (ou de «turnaround») méthode rendue célèbre par un épisode récent à  Centre Falls,  dans le Rhode Island. Ce modèle draconien consiste à limoger l’ensemble du personnel, avec la stipulation suivante : seulement 50% peuvent être réembauchés.

Une lettre du chancelier Dennis Wallcott, le principal responsable du système éducatif à New York, explique :

«Malheureusement, les assurances sur lesquelles l’UFT a insisté auront rendu plus difficile le remplacement des professeurs inefficaces par des personnes plus adéquates pour aider nos élèves. Puisque nous n’avons pas réussi à faire accepter par l’UFT un vrai système de responsabilité-contrôlée («accountability»), le département d’éducation de l’État a suspendu le financement de votre établissement ».

En somme, la lettre explique que ce sont les enseignants qui sont responsables de la situation socio-scolaire – bien que ce soit ces mêmes enseignants qui sont appelés à distribuer à nos élèves cette propagande ouvertement anti-prof, qui nous accuse de tous les maux.

«Redresser» l’école

L’idée qui la mutation de 50% du personnel enseignant d’un établissement puisse avoir un effet autre que dévastateur est insensée, mais rentre bien dans la logique générale de la «réforme de l’éducation», façon Bloomberg et Walcott. Dans cette contre-utopie, la suppression des établissements est le moyen de les améliorer! Il s’en suit que la suppression des enseignants doit les améliorer, eux aussi.

Cette proposition est, naturellement, parfaitement illégale, en infraction potentielle aussi bien avec la législation municipale qu’avec la convention collective (CCT) du personnel enseignant. Pour les contourner, les cerveaux du département de l’éducation ont trouvé une astuce ingénieuse. Ils arriveraient à «redresser» un établissement en faisant semblant de fermer ses portes, mais en le rouvrant dès le lendemain. Ainsi ils peuvent passer outre la convention collective et ne pas tenir compte des protections en matière d’emploi et des règles d’ancienneté, pour pouvoir disposer du personnel comme bon leur semble.

Du coup, mon établissement (ainsi que d’autres jugés «régulièrement défaillants») fermera ses portes le 30 juin 2012, pour rouvrir le lendemain – dans les mêmes bâtiments, avec les mêmes élèves, mais avec un nouveau nom et un nouveau code de référence. Parce que notre établissement aura été officiellement «fermé», nous n’aurons en principe aucun droit à nos emplois dans l’établissement et nous deviendrons des «ATR» – « absent teacher reserves », des «réserves pour les professeurs absents» [une armée de remplaçants], qui préserveront leurs salaires actuels, mais qui, en tant que remplaçants, doivent faire la navette entre de multiples établissements de la ville.

Bien sûr, nous pourrons toujours repostuler pour nos emplois, mais avec la provision que 50% d’entre nous au maximum seront réembauchés. Et on nous a conseillé de préparer nos dossiers de compétence pour prouver notre efficacité et pour commencer la pénible démarche qui consiste à se disputer entre anciens collègues les emplois disponibles.

Mais en fermant les établissements pour imposer ce modèle de «redressement», le département d’éducation new-yorkais a parfois du mal à justifier ses actions.

Au moins sept de ses établissements, dont le mien, ont obtenu des «notes» allant de «A» à «B» sur le bulletin scolaire que le département d’éducation leur attribue. Par exemple, mon école est jugée «défaillante» parce que le pourcentage de nos élèves qui terminent leurs études en quatre ans est inférieur à 60% (nous en sommes à 59%). Nous avons obtenu un «A» il y a cinq ans, et un «B» chaque année depuis.

La manie des « données statistiques »

Que soudain l’on décide qu’il est impératif que mon établissement ferme démontre l’hypocrisie et l’absurdité qui consiste à déterminer la valeur d’une école en fonction de critères aussi fantaisistes. En fait, les «données statistiques» («data») tant prisées par les démagogues réformistes nous informent très peu de ce qui se passe vraiment à l’intérieur d’un établissement. Quand nous nous attardons sur la durée de la scolarité ou des résultats des examens standardisés, et qu’en fonction de ces critères nous attribuons ensuite une note à un établissement, nous ignorons l’essentiel de ce qui se passe entre les murs d’une école. Ce qui disparaît, ce sont justement nos élèves, avec leurs besoins, leurs espoirs, leurs rêves.

Sur le papier, mon école comprend plus de 3000 élèves qui terminent leurs études à un taux légèrement inférieur à la moyenne municipale. Mais si on creuse un peu en profondeur, on remarquera que 40% de nos élèves sont classés par le département d’éducation comme «apprenant la langue anglaise» (« English language learners »), car immigrés. Il serait plus précis de les décrire comme des «bilingues émergents», pour reconnaître le fait qu’ils parlent déjà deux langues.

En chiffres absolus, mon établissement a le nombre le plus élevé de «bilingues émergents» dans la ville (environ 1300 au dernier décompte). Beaucoup d’entre eux sont des immigrés récents qui rencontrent des difficultés tout à fait compréhensibles à terminer leurs études au bout de quatre ans.

Comme un de mes collègues a récemment remarqué, la raison pour laquelle les élèves n’apprennent pas plus rapidement est «que ce sont des êtres humains, avec des cerveaux d’êtres humains». Le consensus scientifique reconnaît qu’il faut au cerveau humain entre cinq et sept années pour développer une compétence scolaire dans une deuxième langue.

C’est le genre de donné statistique  que le département d’éducation préfère ne pas prendre en considération.

L’éducation contre la privatisation

Sous chaque série de données statistiques, il y a une histoire personnelle. Une école comme la mienne en a plus de 3000 étudiants. Nombreux sont les histoires qui commencent en Albanie, en Ouzbékistan, au Bangladesh, dans la province de Fujian en Chine, au Pakistan, dans la République dominicaine ou encore au Tibet ou au Mexique. Dans beaucoup de ces histoires, l’accès à l’éducation est limité. L’on raconte ces histoires dans au moins 37 langues différentes.

Pouvoir entendre ces histoires aussi diverses qu’extraordinaires au rythme des journées est un des grands privilèges de la carrière enseignante. Aucune donnée statistique ne pourrait  résumer les étonnantes leçons que l’on puisse entendre entre les murs de mon école. Il n’y a aucune place dans le «bulletin» d’une école pour témoigner de la joie à entendre des «bilingues émergents» comparer la vie villageoise au Bangladesh à celle de la Chine, de voir ses élèves échanger leurs idées, leurs cultures, et leurs histoires au cours des nombreuses interactions dans lesquelles foisonne un multiculturalisme authentique.

Réduire ces histoires à un taux de réussite finale des études, c’est oublier tout ce qui est le plus fondamental dans l’éducation. Plutôt que de responsabiliser, c’est un moyen de contraindre les écoles à négliger les besoins de leurs élèves au profit de l’image qu’ils présentent dans les rapports administratifs.

En même temps que 32 autres établissements, le personnel, les élèves, et les parents de mon établissement sont devenus les pions dans la guerre menée par le maire contre notre syndicat, les otages d’intérêts qui n’ont rien à voir avec l’éducation et ont tout à voir avec une politique de la privatisation des écoles. L’idéologie ultralibérale incite la concurrence plutôt que la solidarité. Elle enseigne le genre de «compétences» nécessaires pour travailler dans un Wal-Mart, plutôt qu’un véritable esprit de réflexion et d’enquête.

A cet égard, la Finlande, qui dispose d’un des meilleurs systèmes éducatifs au monde tout en rejetant  l’évaluation des enseignants, offre un contre-exemple instructif pour l’avenir. Son système insiste sur le recrutement et la création d’une ambiance professionnelle dans les écoles, ce qui encourage une vraie collaboration entre le personnel et un soutien aux professeurs. Il n’est pas étonnant que ce système réussisse à retenir beaucoup plus d’enseignants et à leur offrir l’encouragement et le soutien dont ils ont besoin pour s’épanouir.

Pourtant à New York, le mouvement «Occupy» offre une lueur d’espoir à une nouvelle génération de profs militants, les encourageant à mener le combat au-delà des salles de classes et à revendiquer une éducation publique de qualité pour tous. «Occupons le département d’éducation» – le comité pour l’éducation publique de «Occupy Wall Street» – s’organise pour perturber la routine et réinsérer le public dans les débats sur l’éducation publique.

Depuis trop longtemps, être enseignants voulait dire être toujours sur la défensive, être la cible des politiques de privatisation de l’éducation. Plus maintenant. Il est temps d’arracher l’éducation des mains du 1% et de lutter pour une politique éducative au profit des 99%. (Traduction par Michael C. Behrent, édition rédaction A l’Encontre)

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Megan Hehrent est enseignante d’anglais dans une école publique à Brooklyn (New York) et militante syndicale . L’article a paru pour la première fois (en anglais) sur le site de l’ISO, socialistworker.org.

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