Les ancêtres du mouvement Occupy

Paul Le Blanc

Par Paul LeBlanc

Comme individu directement engagé dans Occupy Pittsburgh et qui est récemment revenu de Londres, où j’ai manifesté avec les sœurs et frères de London Occupation (face à un énorme dispositif policier), c’est un plaisir authentique et un honneur pour moi d’avoir la possibilité de parler avec des militant·e·s participant à Occupy Boston.

J’ai pu écouter, à Londres, Billy Bragg, le chanteur de la classe laborieuse, rejoint par beaucoup d’autres dans la foule pour chanter un formidable chant sur les Diggers, un mouvement très radical qui prit part à la révolution anglaise des années 1640 [1]. Je pense que c’est une source de forces d’être en mesure de puiser dans nos propres traditions révolutionnaires, dans notre histoire, alors que nous engageons aujourd’hui des luttes pour un changement social radical.

«Nous sommes les 99%» est le slogan magnifique de notre mouvement. Il exprime le fait que les 1% les plus riches qui contrôlent l’économie et, à toutes fins utiles, contrôlent le gouvernement de notre pays ont des intérêts fondamentalement différents des nôtres. Notre lutte se fixe l’objectif de remplacer la tyrannie des 1% par une profonde et authentique démocratie – une souveraineté populaire – dans laquelle le libre développement de chacun·e sera la condition du libre développement de toutes et de tous. Nous cherchons à réaliser une communauté, animée par la liberté et la justice pour toutes et tous, et animée par ce que certains appelleraient un esprit d’amour fraternel et sororal.

Ce but ne pourra être atteint rapidement ou aisément, mais seulement au travers d’un mouvement social soutenu, massif, à facettes multiples et puissantes. Je suis convaincu qu’afin de rendre notre mouvement aussi puissant et efficace qu’il est nécessaire qu’il le soit, nous avons besoin d’explorer et d’apprendre à partir des expériences du passé – de luttes et de mouvements sociaux qui ont effectivement apporté des changements pour rendre notre pays meilleur.

Il est tout à fait approprié de commencer notre exploration avec les mots d’Howard Zinn. «La démocratie n’émane pas du sommet, elle vient de la base», nous dit Zinn au début de son fantastique film The People Speak. «Les soldats mutins, les femmes en colère, les Amérindiens rebelles, les travailleurs et travailleuses, les agitateurs, les manifestant·e·s contre la guerre, les socialistes et les anarchistes et les dissident·e·s de toutes sortes – les fauteurs de troubles, oui, les personnes qui nous ont donné cette liberté et cette démocratie que nous avons.»

Ces splendides fauteurs de troubles dont nous parle Zinn ne constituaient pas la totalité des 99% de leur temps. Ils étaient une minorité militante qui se battait pour les intérêts des 99% et qui le faisait afin de convaincre leurs sœurs et frères de se joindre à la lutte pour un monde meilleur, afin que s’y joignent de plus en plus et encore plus. Un combat qui se déroule dans l’ombre de ce que certains nomment la «mondialisation» – une mondialisation dominée par les entreprises transnationales qui cherchent à accumuler d’immenses profits pour les 1% au détriment de tous les autres.

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Dans les années 1880, lors de la fondation de l’American Federation of Labor (AFL), les militant·e·s syndicaux expliquaient dans le préambule de leur constitution: «Une lutte se déroule dans toutes les nations du monde civilisé entre les oppresseurs et les opprimés de tous les pays; une lutte entre le Capital et le Travail qui doit croître en intensité d’année en année et avoir des conséquences désastreuses pour les millions des travailleurs de toutes les nations si [ils] ne s’unissent pas en vue de leur défense commune et de leurs intérêts.»

Cela est encore plus vrai aujourd’hui que cela l’était il y a 125 ans. Nous devons nous unir – l’immense majorité – pour résister et vaincre notre oppression et notre exploitation collectives.

Le mouvement d’occupation qui a balayé notre pays – ces millions d’entre nous qui en font partie et/ou qui s’y identifient – se compose, bien sûr, de quelque chose de plus large que ceux d’entre nous qui ont pu dormir, manger et vivre sur les différents sites d’occupation. Nous sommes nombreux. Nos idées et nos aspirations sont partagées par beaucoup, beaucoup plus encore dans notre pays. Selon les sondages récemment publiés dans le New York Times, environ 25% des gens aux Etats-Unis s’opposent à ce que nous représentons; environ 45% sont favorables à nos idées et 30 autres pour cent n’en connaissent pas suffisamment pour se prononcer. Il me semble que ce serait un but louable pour notre mouvement de consolider le soutien de ce 45%, d’y joindre autant que possible ceux qui font partie des 30% d’indécis et même gagner certains du 25% critique.

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Je suis convaincu que nous pouvons apprendre quelque chose ayant de la valeur de l’histoire des mouvements sociaux antérieurs. Je vais maintenant offrir quelques phrases de certain·e·s des dirigeant·e·s passés du mouvement des travailleurs et travailleuses ainsi que du mouvement pour les droits civiques.

Avant toute chose, toutefois, nous devons être prudents au sujet de ce que nous entendons par «dirigeants». Ainsi que le déclarait le grand socialiste et organisateur syndical Eugene Victor Debs [2]: «Je ne suis pas un dirigeant syndical. Je ne veux pas que vous me suiviez ou qui que ce soit d’autre. Si vous êtes à la recherche d’un Moïse qui vous conduira hors de ce désert capitaliste, vous resterez exactement là où vous vous trouvez. Je ne vous mènerai pas vers la terre promise si je le pouvais, parce que si je le faisais, quelqu’un d’autre vous en sortira. Vous devez utiliser vos têtes aussi bien que vos mains et vous sortirez vous-même de votre condition actuelle, ainsi que les capitalistes utilisent aujourd’hui vos têtes et vos mains.»

Plusieurs années plus tard, Ella Baker [3] – qui travailla avec le NAACP, le Southern Christian Leadership Conference et le Student Nonviolent Coordinating Committee – a expliqué son propre rôle dirigeant d’une façon que Debs aurait apprécié: «Vous ne m’avez pas vu à la télévision, vous n’avez pas vu de nouvelles histoires sur moi. Le genre de rôle que j’ai essayé de jouer a été de ramasser des pièces ou d’assembler des pièces de telle sorte que j’espérais ainsi qu’une organisation pourrait exister. Ma théorie: un peuple fort n’a pas besoin de dirigeants forts.»

Les dirigeants authentiques sont ceux et celles qui aident encore et toujours plus les personnes faisant partie du 99% à penser d’une façon critique et à s’organiser eux-mêmes efficacement. Il s’agit là d’une notion très radicale, révolutionnaire. Ella Baker était une révolutionnaire. Elle a souligné que l’intégration raciale en elle-même n’était pas un but suffisant. «Afin qu’en tant que personnes pauvres et opprimées nous devenions une partie de la société qui soit significative », expliquait-elle, « le système dans lequel nous vivons aujourd’hui doit être changé radicalement. […] Cela signifie faire face à un système qui, de lui-même, n’est pas conforme à vos besoins et concevoir des moyens par lesquels vous changerez ce système » Ce que Baker décrit est une lutte de pouvoir par laquelle les 99% se libèrent, de plus en plus et finalement complètement, du pouvoir oppressif des 1%.

En relation avec ces idées, on peut mentionner les remarques d’A. Philip Randolph [4], qui a joué un rôle central autant dans le mouvement ouvrier que dans celui des droits civiques. «Le pouvoir et la pression sont à l’origine de la marche pour une justice sociale et pour les réformes. […] Le pouvoir et la pression ne résident pas dans les mains de quelques-uns, d’une intelligentzia, [mais plutôt] ils résident dans et découlent des masses», Randolph insista, en ajoutant: «Le pouvoir est le principe actif des […] masses organisées, des masses unies pour un but précis.»

Ces idées ont été développées avec une éloquence particulière par Martin Luther King. Il est utile de s’intéresser à la façon dont il le fait. Voici ses paroles: « Les plantations et le ghetto ont été créés par ceux qui ont le pouvoir autant afin d’y confiner ceux qui n’avaient pas de pouvoir que pour que leur impuissance se perpétue. Le problème de la transformation du ghetto est donc un problème d’affrontement entre les forces qui exigent le changement et celles qui se consacrent à la préservation du statu quo. Une fois ceci posé, le pouvoir bien compris n’est rien d’autre que la capacité d’atteindre un but. Il s’agit de la force nécessaire à entrainer un changement social, politique et économique.»

S’inspirant explicitement de l’expérience du mouvement ouvrier, King souligne: «Le pouvoir est la capacité qui rend la majorité puissante […] dire “oui” lorsqu’ils veulent dire “non”. Ceci est le pouvoir […]. Le pouvoir dans ce qu’il a de meilleur c’est l’amour mis en œuvre dans l’exigence de la justice; la justice dans ce qu’elle a de meilleur est le pouvoir corrigeant tout ce qui se dresse contre l’amour […]. Laissez-nous être insatisfaits jusqu’à ce que soit détruit le tragique mur qui sépare la cité extérieure de la richesse et du confort de la cité intérieure de la pauvreté et du désespoir sous les coups de bélier des forces de justice.» [6]

Un aspect de ces commentaires de Martin Luther King tient dans la croyance au besoin d’un changement radical, même révolutionnaire, du système – ainsi que le demande, comme nous l’avons vu, Ella Baker. Comme Baker, comme A. Philip Randolph, comme Eugène Debs et d’autres encore, Martin Luther King était convaincu que le système capitaliste, contrôlé par les 1% figurant au sommet de celle-ci, devait être remplacé par un système politique et économique dirigé par les 99%.

Coretta Scott King, son épouse, a rappelé plus tard que «vers le premier mois de notre rencontre», en 1952, Martin Luther King lui parlait «de travailler dans le cadre de la démocratie pour nous diriger vers un certain type de socialisme», argumentant qu’«un certain type de socialisme doit être adopté par notre société parce que la façon dont elle fonctionne est simplement injuste». Et elle précisa: «La démocratie signifie une justice égale, l’égalité dans tous les aspects de notre société», et elle a indiqué que son mari «savait que le problème fondamental de notre société avait un rapport avec la justice économique, ou […] avec le contraste entre les possédants et ceux qui ne possèdent rien».

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Une différence significative entre le radicalisme des mouvements ouvrier et pour les droits civiques et le radicalisme de notre propre mouvement d’occupation est que le nôtre – contrairement aux leurs – ne dispose pas actuellement d’une revendication ou d’un ensemble de revendications concrètes, que l’on peut obtenir immédiatement. Le mouvement pour les droits civiques a revendiqué (et finalement obtenu) la fin des lois Jim Crow [5] de ségrégation ainsi que le droit de vote pour les Afro-américains dans les Etats du Sud. Le mouvement syndical a revendiqué une reconnaissance des syndicats par les employeurs, des salaires plus élevés, une journée de travail plus brève ainsi qu’une amélioration de leurs conditions de travail.

J’aimerais revenir sur cette question du fait que notre mouvement d’occupation n’a pas de revendications concrètes mais, avant, je tiens à souligner un problème quant à restreindre la lutte aux seules prétendues «revendications concrètes».

En fait, la direction de l’ancienne American Federation of Labor a tendu à réduire l’ensemble des luttes à un tel caractère de revendications «purement et simplement» concrètes. Le président de la Pennsylvania Federation of Labor, James Maurer (qui se considérait lui-même comme socialiste) a laissé cet enregistrement de l’un des discours de président de l’AFL, Samuel Gompers (1850-1924): «Si un travailleur gagne un dollar et demi pour une journée de travail de 10 heures, il vivra à la hauteur de ce un dollar et demi. Il sait qu’un dollar 75 cents améliorera sa condition de vie. Il s’efforce naturellement d’obtenir ce dollar et 75 cents. Une fois qu’il y sera parvenu, il veut deux dollars et plus de temps libre. Il se bat pour l’obtenir. Insatisfait par ces deux dollars, il veut plus encore ; pas seulement deux dollars 25 cents, mais une journée de travail de 9 heures par jour. Il va continuer ainsi à obtenir encore et encore plus jusqu’à ce qu’il obtienne tout ou la valeur totale de ce qu’il a produit.»

Malgré une rhétorique qui retient quelque chose de l’ardeur et des conséquences liées à l’ancienne orientation révolutionnaire inscrite dans le préambule de l’AFL, un nombre croissant de dirigeants de l’AFL – au nombre desquels se trouvent Gompers lui-même – commença toutefois à s’embarquer dans une direction différente qui leur a permis de s’adapter aux préjugés de certains travailleurs qualifiés (contre les non-qualifiés, contre les nouveaux immigrés, contre les Blancs et les Asiatiques et les autres gens de couleur, contre les femmes salariées) et, par conséquent, à réaliser des compromis profonds avec certains des plus astucieux représentants du système capitaliste. Une grande partie du mouvement ouvrier est devenue modérée, conservatrice, non démocratique et corrompue.

De telles choses – qui prennent racines dans le décalage qui existe entre, d’un côté, les larges idéaux originaux, les engagements radicalement démocratiques et, de l’autre, les luttes étroitement concrètes au jour le jour – ont contribué au déclin de l’esprit et de la puissance des syndicats dans ce pays.

En contraste frappant avec cela, existait le radicalisme sans compromis des Industrial Workers of the World (IWW), qui déclaraient en 1905 [année de leur fondation]: «La classe ouvrière et la classe patronale n’ont rien de commun. Il ne peut y avoir de paix aussi longtemps que la faim et le besoin existera parmi les millions de travailleurs, pendant que la minorité, qui compose la classe des patrons, possède tous les biens de la vie. Entre ces deux classes il doit y avoir une lutte qui doit se poursuivre jusqu’à ce que tous les travailleurs du monde s’organisent comme classe, prennent possessions des moyens de productions, abolissent le salariat et vivent en harmonie avec la Terre.»

L’organisatrice des IWW Elizabeth Gurley Flynn a expliqué ce qu’elle et d’autres syndicalistes radicaux voyaient comme étant le lien nécessaire entre les luttes concrètes et l’esprit révolutionnaire: «Qu’est-ce qu’une victoire du Travail ? Je maintiens qu’il s’agit d’une chose double. Les travailleurs doivent obtenir des avantages économiques, mais ils doivent aussi acquérir un esprit révolutionnaire afin de parvenir à une victoire définitive. Si les travailleurs obtiennent quelques cents de salaire supplémentaire par jour, quelques minutes de travail en moins chaque jour et qu’ils retournent au travail avec la même psychologie, la même attitude envers la société; cela ne serait qu’arriver à un succès temporaire et non à une victoire finale. Des travailleurs qui retournent au travail avec un esprit de conscience de classe, avec une attitude organisée et déterminée envers la société cela signifie, même s’ils n’ont pas obtenus des avantages économiques, qu’ils ont la possibilité de les obtenir dans le futur. En d’autres termes, une victoire du Travail doit être économique et elle doit être à caractère révolutionariste.»

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Cette vision anima nombre d’organisateurs et d’activistes dans les trois grandes grèves générales de 1934 – qui se sont déroulées à Toledo, Minneapolis et San Francisco – qui, durant la Grande Dépression, aida à paver la voie pour le Congress of Industrial Organizations (le CIO). Ces trois victoires ébranlèrent le mouvement ouvrier, particulièrement en raison à l’orientation révolutionnaire de la direction des grèves.

«Notre politique a été d’organiser et de construire des syndicats puissants pour que les travailleurs puissent dire quelque chose au sujet de leurs propres vies et aider au changement de l’ordre actuel des choses en une société socialiste», commenta d’une façon détachée le dirigeant de la grève de Minneapolis, Vincent Raymond Dunne [1889-1070, joua un rôle clé à Minneapolis]. Sur la Côte ouest, Harry Bridges, qui était à la tête de la grande grève des dockers, proposa la vue selon laquelle «la forme capitaliste de la société […] signifie l’exploitation de beaucoup de gens pour le profit et un dédain complet pour leurs intérêts subordonnés à ce profit [et] je ne voyais aucun intérêt pour ce système.»

Sortant de la lutte de Toledo, A. J. Muste [1885-1967] commenta: «Dans chaque situation de grève, la politique d’impliquer les forces les plus larges – tous les syndicats, les organisations de chômeurs, les partis politiques et les groupes – doit être appliquée afin de rompre avec le provincialisme syndical; de politiser la lutte; de développer la conscience de classe; de confronter les travailleurs avec les problèmes d’un affrontement avec les agences gouvernementales capitalistes, etc.»

Chacune de ces grèves – et beaucoup d’autres durant les années 1930 – ont été des succès parce qu’elles ont bénéficié d’un appui significatif (un riche réservoir d’expériences, de connaissances, d’analyses et d’autres ressources) d’une variété d’organisations et d’institutions.



Paul Le Blanc addresses #Occupy Boston:

History, power, demands and the Occupy movement

Le même constat peut être dressé pour le mouvement des droits civiques qui s’est développé plus tard. Aldon D. Morris, dans sa belle étude The Origins of the Civil Rights Movement [Les origines du mouvement pour les droits civiques, 1re édition en 1986 chez MacMillan Press], a insisté sur le rôle de ce qu’il appelle le « mouvement des foyers transitoires [de la «non-conscience à la semi-conscience jusqu’à la conscience»]. Il les décrit comme étant «relativement isolé de l’ensemble de la société» et ne disposant pas d’adhésions massives, mais comme ayant «développé une batterie de ressources pour le changement social tel que des activistes formés, des connaissances tactiques, des contacts médiatiques, des ateliers, une connaissance des mouvements passés ainsi qu’une vision d’une société future.»

Parmi les institutions qu’il identifie de la sorte et qui ont joué un rôle vital dans les origines du mouvement des droits civiques, il y a le mouvement religieux pacifique Fellowship of Reconciliation, le centre éducatif radical connu comme le Highlander Folk School (qui a également joué un rôle dans les luttes ouvrières des années 1930) et le Southern Conference Educational Fund. Les organisations et les partis de la gauche (particulièrement ceux des socialistes et des communistes) ont aussi joué un rôle significatif.

Cela a également beaucoup été le cas lors des luttes syndicales des années 1930. Une vétéran de la Women’s Emergency Brigade, qui a émergé lors de la grande grève avec occupation à Flint [alors siège des usines de General Motors] en 1937 et a contribué à la construction de l’United Auto Workers (UAW) a commenté ceci une fois: «Je sais qu’il y avait un Parti socialiste et un Parti communiste aidant à s’organiser. Bien que je n’aie jamais appartenu à un parti, je me rends compte que s’ils ne nous avaient pas apportés l’éducation et le savoir-faire, nous n’aurions pas été capable de la faire [cette grève]

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Avant de résumer certains éléments qui émergent de ces «explorations», de cette expédition, je voudrais revenir au point soulevé il y a quelques minutes à propos de ces remarques portant sur le manque de revendications spécifiques, concrètes, dans l’actuel mouvement d’occupation. Il s’agit là d’un point central de certaines critiques adressées à notre mouvement.

Il n’est pas évident pour moi qu’il s’agisse là d’une erreur fatale. Il me semble plutôt que nous pouvons, en fait, trouver des précédents dans les luttes du passé. Je voudrais donner un exemple.

En 1877, il y eut un soulèvement ouvrier massif des travailleurs des chemins de fer et des sympathisants de la classe laborieuse et des populations locales de Martinsburg, en Virginie Occidentale, à Chicago et Baltimore, une grande explosion à Pittsburgh, de Saint-Louis à New York et ailleurs. Ainsi que l’expliquait le syndicaliste expérimenté J. P. McDonnell: «La grève est le résultat du désespoir. Il n’y a pas eu d’action concertée à l’origine. Le mouvement s’est étendu parce que les travailleurs de Pittsburgh ressentaient la même oppression que celles que ressentaient les travailleurs de Virginie Occidentale.» La police locale, la milice d’Etat et les troupes fédérales ont été utilisé pour brutalement réprimer la révolte.

Même si ce mouvement n’a pas été centré autour de revendications concrètes, le soulèvement a été une expression vivante de la rage et de l’indignation de la classe laborieuse contre les attaques à leurs conditions de vie, leur dignité et leurs quartiers et zones d’habitations par les entreprises de chemin de fer et les autres barons voleurs industriels qui dirigeaient l’économie américaine. Le soulèvement a été défait, mais la classe laborieuse n’a pas été démoralisée, mais plutôt rendue plus énergique. Selon Samuel Gompers, «la grève de 1877 a été le tocsin qui sonnait l’annonce d’un message d’espoir pour nous tous».

A l’issue de cette incroyable et transformatrice expérience émergea une nouvelle atmosphère, une nouvelle conscience, de nouvelles politiques ainsi que de nouvelles couches d’organisateurs et de militant·e·s qui se mirent à bâtir et prient part à de puissants mouvements, des organisations et des luttes en faveur de classe laborieuse majoritaire durant les décennies suivantes. Cela est aussi vrai pour notre propre révolte, cet incroyable soulèvement que représente le mouvement d’occupation. Des dizaines, des centaines, des milliers et plus encore de gens engagés dans notre mouvement partout aux Etats-Unis sont en train d’aider à changer la conscience et les politiques de notre pays et joueront un rôle essentiel dans les luttes et les victoires de l’avenir.

Dans ces luttes futures, nous pourrons apprendre beaucoup des mouvements passés sur lesquels nous avons mis ici l’accent. Ceux qui étaient les plus efficaces et les plus capables de rester fidèle à la lutte pour la libération ont eu avant tout une compréhension claire de la structure existante de pouvoir et une vision d’une alternative qui donnerai une puissance politique et économique au peuple.

Il y avait une compréhension que la minorité consciente, militante ne devait pas s’ériger en dirigeants auto-proclamés ou en sauveurs condescendants. Que ce n’était pas non plus le travail de la minorité radicale de développer des communautés «parfaites» qui seraient une alternative ici et maintenant à l’ordre corrompu du riche et puissant 1%. Que nous ne pouvons pas nous permettre de nous diviser, alors que certaines fractions du 99% cherchent à réaliser leurs désirs individuels ou à améliorer leurs conditions matérielles, tout en oubliant les besoins, la dignité et les droits de toutes et tous.

Au lieu de cela, nous devons œuvrer à aider à répandre la conscience et le savoir-faire parmi plus et encore plus de gens. Aider à bâtir des luttes de masses dans lesquelles des secteurs toujours croissants de la majorité opprimée développeront leurs capacités à repousser différents aspects de leur propre oppression, se libérant finalement eux-mêmes et toutes et tous les membres de la société de la puissance des riches et profiteurs des 1%. Afin de soutenir de tels efforts, nous devons construire des institutions et des organisations qui peuvent mettre à disposition des ressources pour le changement social pour des militant·e·s formés, des connaissances tactiques, des contacts médiatiques, des ateliers, une connaissance des mouvements passés ainsi qu’une vision d’une société future.

Il y a un besoin pour des luttes concrètes et des revendications qui peuvent être obtenues de façon relativement aisées, mais souvent revigorants apportant des améliorations ici et maintenant. Mais non moins important est la nécessité de renforcer l’esprit de ceux et celles qui doivent continuer la lutte – donnant au peuple plus que des améliorations sur le court terme, leur donnant une compréhension claire de ce qui ne va pas avec le statu quo, leur donnant des connaissances, de l’inspiration et une motivation de faire quelque chose contre cela.

En expliquant que « le pouvoir ne s’obtient jamais sans exigence», le grand dirigeant anti-esclavagiste Frederick Douglass [1815-1895] nous a donné une idée incroyablement importante. Découvre justement pourquoi un peuple va indolemment se soumettre, a-t-il souligné, et tu auras découvert la mesure exacte d’injustice et de torts qui leur seront imposés [et cela va continuer jusqu’à ce qu’ils résistent soit avec des mots ou des coups, ou les deux]Il conclu : «Les limites des tyrans sont prescrites par l’endurance de ceux qu’ils oppriment.»

Se répandant à partir de notre mouvement d’occupation des efforts constants pour bâtir la conscience, la compréhension, le savoir-faire organisationnel et la capacité de mener une lutte unifiée et sans compromis mettra un terme à une telle soumission et à une telle tyrannie en donnant une compréhension et une force croissance à la majorité de notre peuple. Cela doit être le but de notre mouvement.
(Traduction A l’Encontre)

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Ce texte est la traduction de la transcription d’un discours prononcé par Paul LeBlanc à la mi-novembre lors d’un rassemblement d’Occupy Boston dans le cadre d’une série de conférences organisées par le mouvement, intitulées «Howard Zinn Lecture Series» en hommage à l’historien auteur d’Une histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours (traduction de Frédéric Cotton), Ed. Agone, 2003.

Paul LeBlanc est professeur d’histoire à La Roche College à Pittsburgh. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont les plus récents s’intitulent Marx, Lenin, and the Revolutionary Experience: Studies of Communism and Radicalism in an Age of Globalization (Ed. Routledge 2006) et Work and Struggle: Voices from U.S. Labor Radicalism (Ed. Routledge, 2010).

 

[1] Les diggers, que l’on peut traduire en français par «bêcheux», constituent la faction la plus radicale apparue lors de la révolution anglaise qui a débuté en 1640. On peut lire une traduction française, publiée par les Editions Allia, de son manifeste de 1649 intitulé L’étendard déployé des vrais niveleurs ou L’état de communisme exposé et offert aux fils des hommes, rédigé par sa figure la plus marquante, Gerrard Winstanley, qui est aussi auteur de la chanson dont il est ici question. Sur la révolution anglaise de 1640, on peut lire les ouvrages de l’historien Christopher Hill, en particulier le remarquable livre Le monde à l’envers. Les idées radicales pendant la révolution anglaise. (Réd).

[2] Eugene Victor Debs (1855-1926) est un des fondateurs de l’International Labour Union puis de l’Industrial Workers of The Wordla (IWW); il fut candidat, à diverses reprises, pour le Parti socialiste, pour les élections présidentielles en 1900, 1904, 1908, 1912 et 1920. Il concentre en lui cette formation des militants qui ont formé leur culture politique et d’ensemble lors de leurs séjours en prison. Sa dénonciation de la participation des Etats-Unis dans la guerre inter-impérialiste de 1914 a conduit à sa seconde arrestation, en 1918: une peine de 10 ans de prison lui a été infligée. Son charisme et son art oratoire combinaient diverses sources d’inspiration, mais étaient largement reconnus. On peut consulter la biographie de Eugene Debs de Ray Ginger: The Bending Cross: A Biography of Eugene Victor Debs, Ed. Haymarket, Nouvelle Edition, 2007. (Réd.)

[3] Ella Baker (1903-1986), militante afro-américaine qui a joué une rôle fort important dans le Mouvement des droits civiques. Elle a été active aux côtés de William Du Bois, Thurgood Marshall et d’Asia Philip Randolph ou encore de Martin Luther King. Elle a été une sorte de passeuse de témoin pour une militante comme Rosa Park ou Diana Nash ou Bob Moses. Elle a dirigé la Southern Christian Leadership Conference (1957-1960) pour s’en séparer et créer le Student Nonviolent Coordinating Committee (1960-1966). Dès 1938, elle a commencé une longue collaboration avec la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP). (Réd)

[4] A. Philip Randolph (1889-1979), militant afro-américain des droits civiques. Il disposait d’une formation universitaire en sciences politiques et économiques acquise, après son arrivée à Harlem, venant de Jacksonville, au City College de New York. Il développa une activité syndicale importante, lutta contre la discrimination raciale dans les entreprises, entre autres durant la Seconde Guerre mondiale. Il participa à la constitution du Comité contre les lois Jim Crow dans l’armée en 1947, une organisation qui prit le nom de League for Non-Violent Civil Disobedience. C’est en 1948 que ces lois sont abolies dans l’armée. En 1963, il participa, au côtés de Martin Luther King, à l’organisation de la marche sur Washington du 28 août 1963. (Réd.)

[5] Jim Crow est un personnage issu d’une chanson du début du XIXe siècle. Ce personnage, joué par un Blanc au visage noirci, était censé représenter le «Noir type du Sud profond». Par extension, ce terme a désigné très tôt les Noirs ainsi que les discriminations et ségrégations dont ils furent victimes. Ainsi, par «lois Jim Crow», on entend un ensemble de lois diverses, en vigueur entre 1876 et 1964, dans plusieurs Etats du Sud qui imposent le principe «égaux mais séparés» en instaurant une série de ségrégations dans les transports et les lieux publics, les écoles, etc. A cet ensemble de lois s’ajoutaient les Black Codes introduits dès la fin de la Guerre civile américaine (1861-1865) pour limiter au maximum les conséquences de l’émancipation des Noirs consacrée par le XIIIe amendement de la Constitution. Si ceux-ci reconnaissaient l’accès aux Noirs à la propriété privée ainsi que certains droits civiques, ces dispositions ne leur permettaient pas de voter, ni de témoigner contre un Blanc, d’être choisi comme juré, etc. (Réd).

[6] Ces deux extraits sont tirés du discours de MLK du 16 août 1967 à Atlanta intitulé «Where do we go from here». Voir Martin Luther King, Révolution non-violente, Payot, 2006.

 

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