Etats-Unis. Un assassinat qui en dit plus sur la société états-unienne qu’un actuel débat présidentiel

8525_20160921t045211z_779539192_s1beucnarzaa_rtrmadp_3_northcarolinashootingfPar Brian Bean

Des protestations et des gaz lacrymogènes ont rempli les rues de Charlotte, en Caroline du Nord, toutes les nuits depuis l’assassinat par la police de Keith Lamont Scott, âgé de 43 ans, le 20 septembre dernier.

Le meurtre de Scott est survenu un jour seulement après la diffusion de la vidéo qui glace le sang de l’assassinat policier par balles de Terence Crutcher, qui était complètement désarmé, à Tulsa, dans l’Etat de l’Oklahoma, qui est également à l’origine d’explosions de colère.

Des autorités arrogantes, autant de l’Etat que de la ville, n’ont fait qu’enflammer la situation en Caroline du Nord en proclament le couvre-feu et l’Etat d’urgence.

L’intensité des protestations qui se déroulent dans les rues de la Queen City [surnom de Charlotte] ne constitue que l’exemple le plus récent de l’impatience et des frustrations devant l’épidémie continue de meurtres policiers, commis de manière disproportionnée contre les Afro-Américains (ainsi que de l’échec du système de rendre les policiers, d’une quelconque manière, responsable de leurs actes). A Charlotte, comme ailleurs, les plats appels à la «paix» n’apportent aucune réponse aux questions légitimes et à la colère justifiée de communautés vivant sous occupation armée.

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Keith Lamont Scott était père d’un enfant de sept ans qui, à ce que rapportent des membres de la famille et des voisins, attendait chaque jour sur un parking le retour de son fils de l’école. Pour passer le temps, il se dégourdissait les jambes avec une canne à la main, un livre omniprésent dans l’autre.

C’est sur ce parking qu’il sera tué.

Mardi 20 septembre, peu avant 16 heures, des agents de police de Charlotte-Mecklenburg approchèrent Scott, le confondant prétendument à un suspect sous mandat d’arrestation. Le frère de Scott affirme que le flic qui l’a approché était un agent en civil sous couverture; un point qui sera confirmé ensuite par le commissariat de police.

Quelques minutes plus tard, l’agent Brently Vinson tira à quatre reprises sur Scott. Scott mourra quelques minutes plus tard.

La version policière des événements est que Scott est sorti de sa voiture avec une arme à la main et qu’il «représentait une menace» pour les agents qui l’approchaient. Ils affirment avoir trouvé une arme sur les lieux (il faut rappeler que la Caroline du Nord est un Etat où il est légal de détenir des armes à feu).

Des enregistrements des tirs existent, filmés autant par des caméras corporelles que depuis le tableau de bord des véhicules [de police], mais Kerr Putney, le chef de la police, déclare qu’ils ne seront pas diffusés «parmi les masses».

Il y a tout juste un mois, ironiquement, le gouverneur républicain de l’Etat, Pat McCrory, promulgua une législation bloquant la diffusion d’enregistrements vidéo de la police en dehors d’une décision de tribunal. Cette nouvelle loi est entrée en vigueur en une semaine. McCrory décrivait cette législation comme étant nécessaire pour protéger les agents de police. Pour les Noirs de Charlotte et du pays, cependant, ce n’est pas la police qui doit être protégée.

La famille a été autorisée à voir les vidéos de la police. Leur avocat, Justin Bamberg, affirme que l’enregistrement qu’ils ont vu montre Scott marchant lentement en arrière, ses mains sur le côté, lorsqu’il a été abattu. Bamberg ajoute qu’il est impossible de dire si Scott avait une arme, son livre habituel ou quoi que ce soit d’autre dans les mains. [Le 25 septembre 2016, un montage des vidéos a été diffusé par la police, la vidéo a été finalement diffusée par la police. Il n’apporte pas de preuve que Scott portait une arme et montre une attitude policière qualifiée de très agressive. Alors que le meurtre de Scott constitue le 214e Noir tué par la police en 2016, selon certains décomptes et sur un total de 821, les manifestations continuent le 25 septembre à Charlotte.]

Un autre témoin décrit les suites des tirs de cette façon:

«Ils n’ont pas même enregistré de dépositions auprès de quiconque. Aucune déclaration de sa femme, ni de son enfant, ni d’autres personnes qui étaient présentes. De qui vont-ils prendre une déposition? De l’agent qui l’a tué…? Tu es menotté lorsque tu lis et que tu es un Noir; lorsque tu marches et que tu es Noir; lorsque tu conduis et que tu es Noir; lorsque tu cours et que tu es Noir. Naître Noir, dans ce pays, est un putain de crime.»

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Indépendamment de ce que montre la vidéo, certains faits sont manifestes. Un autre Noir a été tué par la police dans un autre cas de confusion d’identité fondée sur un profilage raciste. Il ne commettait pas de crime, la situation ne présentait pas de risque ou de danger et personne n’avait même appelé la police. Scott est la 790e victime des meurtres policiers cette année et la sixième personne tuée à Charlotte [le chiffre, cité par le quotidien The Guardian, diffère de celui fourni par Al-Jazeera. La comptabilité exacte de ce genre de crime reste difficile, pour des raisons évidentes].

Le désespoir face à l’épidémie de meurtres ciblant de manière disproportionnée les Afro-Américains s’est transformé en une rage justifiée ainsi que par des protestations à Charlotte.

Quelques heures à peine après la mort de Scott, des dizaines de personnes les mains levées bloquaient la Old Concord Road, où il avait été abattu, avec les slogans «les mains en l’air, ne tirez pas!». A la nuit tombée, la foule s’est accrue et une police antiémeute militarisée tenta de disperser la manifestation par la force, en utilisant des gaz lacrymogènes.

Des manifestant·e·s – portant des panneaux sur lesquels il était inscrit «Cessez de nous tuer» et «C’était un livre» – ripostèrent, lançant des pierres et renvoyant les grenades de gaz lacrymogène sur les rangs de la police. Des manifestant·e·s en colère se sont emparés d’une partie de l’autoroute Interstate 85 située à proximité, où le contenu de semi-remorques a été enflammé pour tenir lieu de barricades protégeant le sit-in sur l’autoroute. La police, plus tard dans la nuit, dispersa les manifestations.

La nuit suivante, des vieilles se sont tenues à travers tout l’Etat, d’Elizabeth City sur la côté Atlantique aux régions montagneuses situées à l’ouest. Les veilles comprenaient des actions coordonnées dans cinq collèges historiquement noirs, y compris North Carolina A&T et à North Carolina Central.

A Charlotte, des centaines de personnes ont défilé à travers le centre-ville pendant plusieurs heures. La manifestation était pacifique, de nombreuses familles et des enfants étaient présents. La police répondit cependant, une fois de plus, en utilisant des gaz lacrymogènes et des grenades incapacitante [flash bang grenades, comme la M84 est une grenade utilisée par l’armée de terre aux Etats-Unis dont l’explosion provoque un éclair aveuglant et un bruit de plus de 170 décibels qui, sans protection, engendre souvent la cécité temporaire, des saignements d’oreille, des acouphènes et la surdité].

Une personne est décédée un peu plus tard, après avoir reçu un tir dans le visage. Les autorités de la ville prétendent que le tir répondait aux tirs d’un civil inconnu ouvrant le feu au hasard dans la foule.

Les témoins présentent toutefois une histoire différente. Ils affirment que la police commença à tirer des balles caoutchouc «non létales» afin de faire reculer les manifestant·e·s qui les avaient obligés à faire retraite dans un hôtel. De nombreux témoins corroborent ce compte rendu où c’est la police qui a ouvert le feu – ce qui renforce la responsabilité des agents de police tirant sur une manifestation pacifique de cette mort.

Ce tir changea le ton de la protestation cette même nuit. Des blessés, des arrestations et des vitres brisées suivirent. Le jour suivant, McCrory déclara l’Etat d’urgence et déploya la Garde nationale et la gendarmerie [Highway Patrol] contre les manifestant·e·s.

29847109795_c44cf713fe_o_custom-91398ce7b7d064497a02a8801e3bffa2f1938548-s1100-c85Défiant le couvre-feu, la participation aux protestations fut encore plus importante jeudi soir. Plus d’un millier de personnes marchèrent durant des heures à travers les rues de l’Uptown [centre de la ville] tandis que des soldats portant des casques patrouillaient dans des Humvees [énormes 4×4 provenant des surplus de l’armée] et que des hélicoptères volaient au-dessus des têtes. Les écriteaux et les banderoles exigeant que justice soit rendue à Scott et que la Garde nationale quitte Charlotte, le sentiment de défi était plus profond et plus résolu.

La police répondit en faisant usage de gaz lacrymogène, de spray au poivre ainsi qu’en tirant des balles en caoutchouc afin de disperser la manifestation alors qu’un large groupe tentait de bloquer l’Interstate 277. La marche s’est arrêtée devant la prison du comté où les prisonniers faisaient clignoter les lumières et brandissaient, en solidarité, leurs poings à travers les fenêtres.

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Faire porter le chapeau aux victimes et les biais habituels, toujours communs à la suite d’assassinats policiers, ont été convoqués à Charlotte – accompagnés de l’éloge trompeur envers le «travail difficile» que réalise la police.

Tout d’abord, l’emploi omniprésent de la formule «tirs impliquant des agents de police». Ce dernier minimise le fait que la police n’est pas simplement «impliquée» dans les tirs et la mort de personnes, mais que les tueurs sont les policiers.

Ensuite, au cours des premières 24 heures qui ont suivi le meurtre, le principal journal de la ville, le Charlotte Observer, faisait référence à Keith Lamont Scott comme étant le «tireur». C’est là une preuve supplémentaire d’un journalisme faisant œuvre de propagande en faveur de la police.

De même, la violence des manifestations a amené les politiciens et les commentateurs médiatiques à écrire. Le New York Times a rapporté que «les choses ont mal tourné», le gouverneur McCrory a fait la leçon en disant que «la violence ne serait pas tolérée» et les plaidoyers faisant appel au calme et à la retenue se sont fait écho à travers tous les milieux liberals du pays.

Si seulement ces voix dénonçaient la «laideur» d’un meurtre d’origine raciste et déclaraient que la violence et la répression de la police ne seraient pas «tolérées». Le président de la section de Caroline du Nord du NAACP [National Association for the Advancement of Colored People], le pasteur William Barber, a mis en lueur cette hypocrisie en faisant cette déclaration: «condamner le soulèvement à Charlotte revient à condamner un homme pour se débattre alors que quelqu’un tente de le noyer.» 

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A l’instar d’autres villes qui se sont soulevées suite à un assassinat policier, derrière ces manifestations à Charlotte réside une longue et meurtrière histoire de racisme et d’austérité.

Le même gouverneur qui a fait appel à la Garde nationale pour réprimer une protestation légitime se trouvait à la tête du législatif de l’Etat qui a fait passer des coupes budgétaires massives qui affectent l’ensemble de la classe laborieuse, en particulier les personnes de couleur.

Depuis 2013, McCrory et la majorité républicaine du législatif de Caroline du Nord sont responsables de l’adoption de lois racistes sur les documents d’identité [1], des restrictions draconiennes quant au droit à l’avortement des femmes, le rejet de plusieurs milliards de dollars d’argent fédéral pour le Medicare [assurance santé pour les personnes de plus de 65 ans qui couvre une partie des frais], le feu vert donné au fracking [pour le forage et l’extraction du gaz], l’exclusion de 170’000 habitant·e·s de Caroline du Nord des allocations chômage ainsi que des réductions d’impôt supplémentaire pour les riches.

Ce législatif a aussi annulé une loi qui permettait de mettre en cause les biais racistes dans les sentences de peine capitale et a adopté, à toute vapeur [en mars 2016], la HB2, la prétendue «loi des WC» qui légalise les discriminations à l’encore des personnes trans [cette loi interdit l’accès des WC des personnes trans au sexe auquel elles s’identifient], tout en interdisant l’adoption d’ordonnance sur des salaires décents.

L’assassinat de Keith Scott s’est déroulé un jour avant le premier anniversaire du non-procès [mistrial, faute d’unanimité du jury] dans la poursuite de l’agent de police qui tua Jonathan Ferrell, âgé de 24 ans – sur lequel il a été tiré 12 fois alors qu’il tentait de trouver de l’aide après un accident de voiture. Malgré les preuves écrasantes des méfaits policiers, l’Etat décida de ne pas engager un nouveau procès de l’assassin de Ferrell.

La position fortement en faveur des policiers de McCrory dans ce cas lui a gagné le soutien et l’adhésion [électorale] du Fraternal Order of Police lors de sa campagne pour remporter le siège de gouverneur. Ses allégeances sont claires.

Voici les conditions contre lesquelles se dirige la rage des manifestant·e·s lorsqu’ils exigent que justice soit rendue à Keith Lamont Scott. Tant que les conditions ne changent pas et que la police ne cesse pas de tuer des gens, nous devons nous attendre à d’autres protestations vigoureuses telles que celles qui se déroulent à Charlotte.

Dans ce contexte, ceux et celles qui s’opposent aux brutalités policières et au racisme doivent tenter de bâtir un mouvement aussi large que possible. A Charlotte, les manifestations ont continué, différents groupes appelant à une mobilisation régionale le 24 septembre.

A ceux qui voudraient critiquer la manière dont les gens de Charlotte protestent contre l’épidémie d’assassinats policiers, nous répondrons avec les termes du marxiste de Trinidad C.L.R. James: «lorsque l’histoire est écrite telle qu’elle devrait être, c’est devant la modération et la longue patience des masses que les hommes s’interrogeront et non face à leur férocité» (article publié le 23 septembre sur le site SocialistWorker.org; traduction A L’Encontre).

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[1] En 2012, sous présidence d’Obama, plusieurs dispositions du Voting Rights Act de 1965 ont été abrogées. Celles-ci imposaient une supervision de l’Etat fédéral des élections et offraient un certain nombre de garanties aux électeurs Noirs. Cette conquête majeure du mouvement des droits civiques empêchait précisément les mesures que de nombreux Etats concernés par ces dispositions ont réalisées rapidement après leur abrogation: introduction de nouvelles exigences pour pouvoir voter auxquels les populations les plus pauvres, le plus souvent de couleur, ne peuvent satisfaire, telle l’obligation de posséder un document d’identité. (Réd. A l’Encontre)

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