Québec. Quelle riposte face à l’attentat contre une mosquée?

Par Alain Savard

Le dimanche 29 janvier 2017, un homme jeune, blanc, francophone, né au Québec, a ouvert le feu à l’intérieur d’une mosquée à Quebec City, tuant six fidèles musulmans – Azzeddine Soufiane, Abdelkrim (Karim) Hassane, Khaled Belkacemi, Aboubaker Thabti, Mamadou Tanou Barry and Ibrahima Barry – et blessant 35 autres. Les six victimes étaient des immigrés de la première génération [1]. Ils avaient vécu au Québec pendant des années, certains pendant des décennies. Le tireur, Alexandre Bissonnette, avait exprimé des propos anti-immigrés sur Internet et était un fan de Donald Trump aux Etats-Unis et de Marine Le Pen, leader du Front National en France.

Il n’y a donc aucun doute. Le tireur a agi sur la base de ses croyances idéologiques afin de semer la peur parmi les musulmans et les immigrés. C’est un exemple typique de terrorisme d’extrême droite. Pourtant la couverture médiatique de la fusillade de masse et la réaction officielle de beaucoup de politiciens ont fait de multiples détours pour éviter d’admettre l’évidence.

L’islamophobie des médias et des politiciens

Après l’attaque, la première vague d’opportunisme de droite s’est répandue comme une traînée de poudre lorsqu’un rapport mensonger a commencé à circuler selon lequel l’attaque aurait été perpétrée par une foule de réfugiés syriens musulmans récemment arrivés au Canada. Sur les médias sociaux, la droite a dépeint les Syriens et les musulmans comme étant de «dangereux terroristes». Adrien Pouliot, le leader du Parti conservateur du Québec, s’est empressé de mordre à l’appât, en déclarant que la fusillade prouvait que le «Québec n’était pas protégé de l’extrémisme islamiste».

Ils ont été nombreux à tenter de trouver des explications tarabiscotées à propos des raisons pour lesquelles des tireurs inspirés par «l’extrémisme islamiste» auraient commis un massacre dans une mosquée, et ont essayé de présenter l’événement comme un épisode de violence entre Musulmans, démontrant que cette violence se répandait dans notre province pacifique.

Lorsque la police a publié le nom de deux suspects présumés qu’ils avaient arrêtés, il est devenu évident que le rapport initial concernant des «tireurs musulmans» était faux, mais le mal était fait. Cela a démontré comment les opportunistes islamophobes étaient rapides à utiliser un tel événement pour leurs propres objectifs.

Même lorsqu’il est apparu clairement qui avait réellement perpétré l’attaque, le sectarisme islamophobe a continué. C’est ainsi que les deux suspects présumés – Bissonnette et Mohamed Belkhadir – ont été traités très différemment dans la presse. En réalité, Mohamed Belkhadir était en train d’aider ses amis blessés lorsque la police est arrivée sur la scène. En voyant un homme armé d’un fusil entrer dans la mosquée, il a craint qu’il ne s’agisse du tireur qui était revenu, il a donc fui. Pour la police québécoise cela a suffi à le rendre suspect. Les officiers de police ont mis plus de 16 heures à admettre qu’ils avaient s’étaient trompés.

Mais pendant ce temps les médias avaient publié le nom de Belkhadir en soulignant son origine marocaine, comme si cette seule information suffisait à expliquer ses motivations. Par contre, la participation de Bissonnette dans l’attaque semble avoir déconcerté les journalistes et les commentateurs. Il a rapidement été dépeint comme étant un garçon solitaire et tourmenté, une victime d’intimidations à l’école. Une rapide recherche sur sa page Facebook aurait rapidement révélé ses affinités avec l’extrême droite, les médias ont préféré utiliser des entretiens avec de voisins qui disaient qu’il «avait l’air normal» et des commentateurs ont commencé à expliquer ses actions comme étant causées par la folie ou par la maladie mentale.

Cela a pris un moment avant que la dimension terroriste de la fusillade soit reconnue. Pierre Bruno, présentateur des nouvelles pour la chaîne TVA, la plus regardée au Québec, a dépeint l’acte comme étant du «terrorisme inversé». Il était évident que, pour Pierre Bruno, des actes violents commis par les musulmans contre des «occidentaux» comptaient comme étant de nature terroriste, mais que l’inverse n’était pas vrai.

Lorsque les termes «attaque terroriste» ont été utilisés par les grands médias pour décrire les coups de feu de Bissonnette, c’était toujours entre guillemets, comme s’il subsistait encore un doute à ce sujet.

Le lendemain, des politiciens de tout l’éventail politique ont cherché à tirer parti de l’événement. Alors que l’aile droite exprimait son chagrin et ses condoléances aux familles des victimes, les leaders des deux partis provinciaux en première ligne du discours nationaliste ont rapidement défendu leur politique en déclarant qu’il n’y avait aucun problème d’islamophobie au Québec, et que les différentes campagnes à caractère xénophobe qu’ils avaient menées n’avaient absolument aucun rapport avec la fusillade.

Répondre à la haine par la solidarité

Par contre, la réponse populaire à la fusillade a été extraordinaire. Le groupe Québec Inclusif (une organisation de gauche féministe et antiraciste dirigée par des femmes, dont de nombreuses Musulmanes), a mis moins d’une heure à appeler à un rassemblement à Montréal en solidarité avec la communauté musulmane. Dans les heures qui ont suivi, des dizaines de rassemblements analogues étaient prévus partout dans la province et des milliers de Québécois ont annoncé leur intention d’y participer.

Ce réseau de solidarité a commencé à pilonner les médias sociaux avec des critiques à l’égard des actions des médias et des politiciens. L’establishment des médias a rapidement été submergé de réactions contre leur islamophobie dissimulée, contre le traitement raciste de Mohamed Belkhadir en contraste avec celui de Bissonnette et contre les euphémismes utilisés pour décrire l’attaque. Ce n’est qu’à ce moment-là que des correctifs ont été apportés – quand ils l’ont été.

Dans la soirée du 30 janvier, moins de 18 heures après l’organisation des veillées, quelque 15’000 participants se sont réunis à Montréal et 6’000 à Québec City.

Le rassemblement à Montréal, préparé par Québec Inclusif, a été une démonstration exemplaire de solidarité. Des orateurs musulmans ont pris la parole et des milliers de Montréalais exprimaient leur soutien. Aucun politicien n’a eu le droit de prendre la parole, et les discours dénonçaient les opportunistes. Comme l’a bien exprimé une personne: «Nous ne voulons pas la solidarité de pyromanes islamophobes, nous voulons leurs excuses.»

Les protestataires n’ont pas seulement organisé un moment pour pleurer collectivement un événement tragique. Ils ont manifesté clairement, à travers leurs exposés, qu’un acte de «haine ne tombe pas du ciel. Il s’enracine dans l’environnement social et politique qui le nourrit». Un message d’unité ne suffisait pas: il fallait une solidarité réelle, tangible – un front commun contre les politiciens et les médias racistes.

Les rassemblements marquent le début de la construction de cette solidarité. Dans la foule, une grande banderole rouge faisait écho à ce sentiment: «Faire que les racistes aient de nouveau peur.» (Publié le 2 février 2017 sur le site Socialistproject.ca; traduction A l’Encontre)

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[1] Jocelyn Maclure et Charles Taylor – respectivement professeure à l’université Laval (Québec) et professeur émérite à l’université McGill (Montréal), tous deux membres de la Commission de consultation sur les pratiques d’ accommodement reliées aux différences culturelles – écrivent dans Le Monde, daté du 8 février (Débats et Analyses, p. 20): «Il s’agit du pire attentat sur le sol québécois depuis la tuerie antiféministe de l’Ecole polytechnique en 1989, où 14 étudiantes avaient perdu la vie.» Afin mettre en perspective le contexte de cet attentat, ils soulignent: «Le Québec et le Canada étaient, jusqu’à récemment, largement épargnés par la montée de l’extrême droite. S’il n’y a pas de parti politique de cette mouvance sur l’échiquier politique québécois, un petit nombre des groupuscules s’inspirant de Pegida ou séduits par les discours de la droite populiste en Europe et aux Etats-Unis ont vu jour. Si c’est au Québec que la panique morale à l’égard de l’islam s’exprime le plus vivement au Canada, le reste du pays n’est pas mieux. Le Parti conservateur canadien n’a pas toujours su résister à la tentation d’instrumentaliser l’islamophobie qui anime une partie de la population à des fins partisanes.

Des raisons internes et externes permettent de commencer à comprendre comment une société réputée pour la qualité de son vivre-ensemble a pu en arriver là. La société québécoise a un parcours singulier. Son rapport au religieux est plus trouble qu’en Amérique du Nord. La mémoire collective demeure marquée par le récit, en bonne partie fondé, d’une modernisation sociale ayant exigé une lutte acharnée contre l’Eglise catholique. Le retour du religieux dans l’espace public, par l’entremise de l’islam cette fois, est vu par plusieurs comme une régression sociale. L’Eglise catholique a, en outre, été condamnée en raison du rôle assigné à la femme. Certains condamnent aujourd’hui l’islam en bloc pour la même raison.

Plus encore, les échos des tensions et des conflits vécus dans d’autres pays se font entendre jusqu’au Québec, bien inséré dans le marché transnational des idées. Lorsque Marine Le Pen nie l’existence de l’islamophobie en France, lorsque Geert Wilders, chef du Parti pour la liberté, affirme qu’il interdira les mosquées aux Pays-Bas s’il est élu ou lorsque l’administration Trump interdit les visas aux ressortissants de certains pays en majorité musulmans, des Québécois se sentent concernés et relaient ces informations sur les réseaux sociaux.

On ne peut tenter de comprendre le passage à l’acte de l’accusé sans se référer à l’état du discours au Québec et dans les autres sociétés démocratiques. Le centre de gravité du débat politique québécois s’est déplacé vers la droite sur le plan des questions identitaires dans la dernière décennie. Le cliché veut que l’originalité du Québec vienne en partie du fait qu’il se trouve au carrefour de l’Europe et des Etats-Unis. C’est vrai, mais cela nous donne aussi une combinaison explosive de «radios-poubelles» (trash radio) et de l’extrême droite aux tendances fascisantes présentes en Europe. Il est peu à peu devenu acceptable, pour certains acteurs politiques québécois et canadiens, de cibler constamment l’islam et ses symboles à des fins stratégiques. De façon grotesque et disproportionnée face au très faible nombre de problèmes sur le terrain, le hidjab, le tchador, le niqab, la burqa et le burkini se sont trouvés au cœur de multiples débats de société.

Ceux qui voient une incompatibilité entre les «valeurs québécoises» et la religion musulmane sont alimentés par un flot continu de points de vue voulant que «certaines cultures ne sont pas faites pour cohabiter», que le multiculturalisme permet aux minorités d’«imposer leur mode de vie» à la majorité, que le concept même d’«islamophobie» ne désigne aucune réalité sociologique observable. Des femmes musulmanes se font agresser et arracher leur voile, des mosquées et des commerces tenus par des musulmans sont vandalisés, des slogans haineux apparaissent sur des murs, mais on continue d’affirmer que le concept d’islamophobie est une invention de la gauche multiculturelle pour censurer ceux qui osent critiquer l’islam. C’est un autre symptôme de l’ère post-vérité.

Perdant de vue que des dizaines de milliers de Québécois de confession musulmane vaquent paisiblement à leurs occupations jour après jour en nouant des liens avec des non-musulmans dans des villes comme Montréal et Québec, une frange de l’électorat associe systématiquement et exclusivement l’islam au 11 septembre 2001, à l’organisation Etat islamique et aux terribles attentats de Paris. La représentation médiatique de l’islam éclipse la singularité des personnes musulmanes en chair et en os. L’essentialisme déshumanise.» (Réd. A l’Encontre)

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