Venezuela. «La politique de la panne électrique»

Le 8 mars 2019: un jour après «l’effondrement électrique» au Venezuela

Par Humberto Marquez

Une panne «surprise» de 100 heures a touché simultanément l’ensemble du territoire, laissant ses 30 millions d’habitants sans électricité ni eau potable, presque sans moyens de communication et impuissants face à la mort de dizaines de personnes hospitalisées. Le Venezuela est tombé encore plus bas dans le dans le fossé d’une crise multiforme où il stagne: hyperinflation, pénurie, effondrement des services publics, migration massive et blocus politique et institutionnel, qui oppose le président qui dispose effectivement le gouvernement, Nicolás Maduro, au leader de l’opposition Juan Guaidó, qui cherche à l’écarter en s’appuyant sur un vaste soutien international que dirige Washington. Le service d’électricité est rétabli, mais les présages d’heures plus sombres redoublent.

Le courant est coupé! Cela s’est produit quelques minutes avant 17 heures, le jeudi 7 mars, et des millions de Vénézuéliens se sont précipités vers leurs balcons, fenêtres et téléphones pour voir si c’était juste leur quartier. Non, tout le pays est resté sans électricité en même temps, pendant 48 heures dans certaines régions, pendant 72 ou 90 heures, par intermittence, parfois. Dans certains endroits la «panne» a duré presque une semaine, et donc sans les services associés à l’électricité: eau potable, métro, aéroports, opérations bancaires, Internet, radios, télévision; centres de santé sans système de secours [sans disposer de. Générateurs autonomes], usines, magasins, écoles et bureaux fermés.

Le système interconnecté s’est rompu à partir de Guri, un complexe hydroélectrique érigé sur le fleuve Caroní, à plus de 500 kilomètres au sud-est de Caracas, avec une capacité nominale maximale de 15’400 mégawattheures (MWh), mais qui depuis des années produit une quantité énergétique bien inférieure. Le parc thermoélectrique (fonctionnant sur base du pétrole, du gaz…) devrait fournir 15’000 mégawattheures supplémentaires, mais seul un tiers est opérationnel. Le pays souffre tout au long de cette décennie d’un déficit qui se traduit par des coupures d’électricité et un rationnement qui touchent principalement les États occidentaux du Venezuela [pays fédéral].

Cette fois, la panne a été à l’échelle nationale, et presque immédiatement l’approvisionnement en eau a chuté. Il était déjà déficient au point d’encourager de nombreuses petites manifestations dans les villes de province et les bidonvilles des grandes villes. A Caracas, le métro et les trains qui mènent aux cités-dortoirs ont été paralysés, ce qui a provoqué une congestion du transport de surface et l’a fait s’effondrer. Or, de même, il est déficient après deux ans de manques et de pénurie de pièces de rechange, de pneus et de batteries.

Des ports, des aéroports, des usines, des écoles et des bureaux ont été fermés, mais aussi de grandes et petites entreprises, touchées par un autre phénomène vénézuélien: l’argent liquide est rare, les billets perdent sans cesse de leur valeur dans un contexte hyperinflationniste, et de petites transactions comme acheter un café et un petit pain doivent être payées par carte bancaire. Or, elles ne fonctionnaient pas étant donné le manque d’électricité rend impossibles les transactions bancaires.

Les émissions de radio et la possibilité de regarder la télévision ont été réduites, la téléphonie fixe et mobile a été affectée et l’Internet s’est écroulé. Le manque de communication a affecté les 30 millions d’habitant·e·s du pays et les quelque 4 millions de Vénézuéliens vivant à l’étranger.

Affaires familiales

Dans ce contexte, la vie quotidienne était remplie d’histoires, d’urgences, pratiquement une par famille. Les aliments ont commencé à se décomposer dans les réfrigérateurs. Dans certaines maisons, on faisait cuire autant de nourriture que possible le plus rapidement possible. D’autres, plus pauvres, accentuaient leur propre rationnement. Les gens qui avaient plus de ressources ont donné de la nourriture avant qu’elle ne soit endommagée. Les voisins qui avaient des cuisinières à gaz les prêtaient à ceux qui ne disposaient que de cuisinières électriques. Là où il y a des parents diabétiques, ils se sont précipités pour acheter de la glace afin de préserver l’insuline. Rien de nouveau pour ceux qui vivent à l’ouest du pays, une nouveauté pour les secteurs riches de Caracas!

Les stations-service ont cessé de fournir du carburant. Les quelques stations-service dotées de générateurs électriques propres ont dû faire face à de longues files de véhicules. Les bougies sont devenues courantes dans les supermarchés et les épiceries qui avaient ouvert leurs portes. Les utilisateurs de téléphones mobiles occupaient les rues et les tronçons d’autoroute, proches du siège des entreprises qui fournissent le service, afin d’accéder au signal. Dans les bâtiments résidentiels, les voisins montaient les escaliers avec des bidons d’eau. Les nerfs sont à vif dans les rues, car il faut faire le nécessaire avant la tombée de la nuit: au Venezuela, il y a plus de 20’000 homicides par an. La peur règne pour ce qui est du transit nocturne des véhicules, en particulier car les rues sont plongées dans l’obscurité.

De temps en temps, un coup de feu, des casseroles vides qui servaient de «tambour» ou des cris contre le gouvernement hantaient la nuit. Il y a eu des éclairs lorsque des sous-stations électriques urbaines ont explosé.

Pertes et dommages

Le gouvernement a envoyé des camions-citernes d’eau dans les centres de santé et dans plusieurs quartiers résidentiels populaires. Elle a fait la même chose avec certaines centrales électriques afin de faire face aux urgences hospitalières. Les forces armées ont fourni quelques-uns de leurs camions. Cependant, au moins 26 personnes, y compris des nouveau-nés, sont mortes dans les hôpitaux pendant la panne, car l’équipement de secours est devenu inutilisable, selon «Médecins pour la santé» (Médicos por la salud).

La première nuit de la panne, aucun pillage majeur n’a été signalé, mais ensuite ils se sont produits, en particulier à Maracaibo (nord-ouest), la deuxième ville du pays, en plein jour, sous l’impulsion de dirigeants civils armés et devant une Garde nationale qui a croisé les bras à plusieurs reprises. Une enquête provisoire montre au moins six personnes tuées dans des bagarres.

Les associations ont signalé des pillages dans plus de 460 établissements, dont 100 dans un seul centre commercial à Maracaibo. Polar, le plus grand brasseur et géant alimentaire privé du pays, a signalé des pillages dans quatre de ses entrepôts de cette ville, avec des centaines de personnes qui ont tout pris, des bouteilles d’eau aux pneus de camions, avec des pertes estimées à six millions de dollars.

Selon Fedenaga (Federacióm Nacional de Ganaderos de Venezuela), cinq millions de litres de lait, 1000 tonnes de fromage et 3000 tonnes de viande ont été perdus ou n’ont pu être produits (et ne le peuvent). «Le pays a perdu 875 millions de dollars, soit presque un point du produit intérieur brut», a déclaré Asdrúbal Oliveros, de la société de conseil Ecoanalítica.

La panne et ses conséquences laissent présager une plus grande rareté ou une hausse des prix, en particulier pour les denrées alimentaires, car l’année dernière, le pays n’a ensemencé que 25% des terres cultivées au début de la décennie. Et le Venezuela a traditionnellement importé jusqu’aux deux tiers des aliments qu’il consomme. Pour les acquérir, cette fois, les réserves et la disponibilité des devises étrangères sont épuisées. De plus, les perspectives des recettes pétrolières ont diminué avec l’application de sanctions sur contre la compagnie pétrolière d’Etat PDVSA par les États-Unis, qui était son principal client [En outre, la Citgo, de statut états-unien, mais propriété de PDVSA, organisme de distribution de l’essence du Etats-Unis et source de devises, a été mis sous scellés par les autorités états-uniennes.]

Un retour à la politique

Le retour soudain de la chandelle a eu un impact immédiat sur la lutte politique, de plus en plus marquée par les épreuves de force et les menaces, et loin de tout accord entre «officialisme» et opposition. Les partisans du président Nicolás Maduro et son rival, que les opposants considèrent comme le président Juan Guaidó, ont fait appel à leurs affirmations traditionnelles: «c’est la faute de l’autre».

Maduro soutenait que le black-out «était le produit d’une cyberattaque de Houston et de Chicago, commandée par le Commandement Sud (du Pentagone)». Mike Pompeo (secrétaire d’État) et le gouvernement américain sont à l’origine de l’«attaque électronique et électromagnétique» contre le centre de contrôle de Guri, qui a été suivie d’un sabotage des lignes de transmission. Le gouvernement a demandé l’aide de la Russie, de la Chine, de l’Iran et de Cuba pour enquêter sur l’attaque, a averti que «l’opposition joue ce sale jeu, et que la justice devra s’appliquer en l’occurrence». Il a exhorté les «groupes de base de l’officialisme» organisés sur le mode de collectifs de quartier de manifester plus agressivement, «parce que le temps de la défense est à l’ordre du jour».

L’opposition s’est appuyée sur les associations professionnelles d’ingénieurs pour affirmer que «le manque d’entretien, la corruption et le vol des ressources destinées à l’entretien et au développement de l’infrastructure électrique» sont à l’origine de la panne. Selon leur version, un incendie de végétation – dû à la sécheresse et au manque d’élagage et d’entretien – a endommagé la principale ligne de transmission dans les plaines centrales et provoqué l’effondrement du système.

L’Assemblée Nationale dont la majorité adhère à l’opposition [et siège à côté de l’Assemblée constituante, les mêmes garçons servant le café aux deux entités] a déclaré un «état d’alarme» avant l’état d’urgence lié à la panne électrique. Une déclaration qui n’a de valeur que rhétorique dans le pays, parce que le parlement que Guaidó préside – reconnu par lui comme président intérimaire autoproclamé car Maduro est considéré comme un «usurpateur» – ne contrôle pas les sources du pouvoir intérieur. Mais, Guaido prend entre ses mains les biens et les affaires du Venezuela à l’étranger (Citgo, par exemple, ainsi que des fonds), sous la protection de plus de cinquante gouvernements qui le reconnaissent et le soutiennent.

Un détail non négligeable est que Guaidó et l’Assemblée nationale ont décidé de suspendre l’expédition de pétrole à Cuba (en théorie jusqu’à 98’000 barils de 159 litres par jour, mais récemment pas plus de 25’000) afin de corriger l’urgence électrique avec ce carburant. Elliott Abrams, nommé par Washington pour s’occuper de la question du Venezuela, a averti les compagnies de navigation et d’assurance de prendre bonne note de cette «décision».

Les Etats-Unis accompagnent le présage de nouvelles heures et de jours difficiles pour le Venezuela, car bien qu’ils insistent sur la pression diplomatique et économique contre Maduro, ils soutiennent que «toutes les options sont sur la table», y compris celle d’ordre militaire; une expression que Guaidó ne dédaigne pas [toutefois même Bolsonaro – plus exactement le commandement militaire brésilien – écarte cette option].

Un dernier signe: les relations entre Caracas et Washington sont rompues depuis un mois et demi, et les derniers diplomates américains qui sont restés dans la capitale vénézuélienne partent ce vendredi. (Article publié dans l’hebdomadaire Brecha en date du 15 mars 2019; traduction A l’Encontre)

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