Le chavisme, ou l’échec productif de l’étatisme bureaucratique-bourgeois

Par Rolando Astarita

Le 6 mai 2017, de nombreuses Vénézuéliennes ont défilé sur l’autoroute principale de Caracas, sur plusieurs kilomètres. Le mot d’ordre: «Contre la répression».

Une manifestante, Jileny Naja, confie à Julien Gonzales (de RFI), qu’elle marche en tant que femme… «mais “surtout en tant que mère”. Cette employée du secteur pharmaceutique ne veut pas se résigner à fuir son pays avec son fils, à cause de l’insécurité notamment.» Une insécurité usuelle à Caracas, depuis de nombreuses années, mais qui a augmenté avec la crise socio-économique et politique.

Par ailleurs, du côté chaviste, les femmes soutenant le président Nicolas Maduro se sont également mobilisées le samedi 6 mai dans le centre de la capitale. Nous reviendrons sur la conjoncture politique, nationale et continentale.

Mais, pour l’heure, il nous semble prioritaire de mettre l’accent sur les éléments déterminants de l’évolution socio-économique du Venezuela dit chaviste. (Réd. A l’Encontre)

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Une des questions sous-jacentes dans les discussions à propos de la nature du chavisme porte sur le manque de développement des forces productives. Par opposition à la croyance du national-populisme (et de ses variantes habituelles du type «marxisme-étatique» ou «marxisme-national»), je soutiens qu’il est impossible d’avancer effectivement dans une transformation sociale, qui plus est dans un pays arriéré, si les forces productives ne sont pas développées. Dans une économie stagnante ou en recul, les discours sur des «constructions socialistes» ne sont justement que cela, des discours.

Selon le mot d’ordre, elles se sont rendues au siège du Défenseur du peuple, une sorte de médiateur au Venezuela, « pour défendre la patrie et appeler à la fin des violences».

Rappelons, par ailleurs, que l’axe du développement économique, c’est comment s’emploie l’excédent («le surplus»). Comme l’économie classique l’avait déjà signalé, en commençant par les physiocrates, la clé, c’est que l’excédent soit réinvesti dans le travail productif. Si cela ne se fait pas, et si la consommation improductive dépasse la production, il n’y a pas manière de soutenir l’économie (le lecteur qui souhaite en savoir plus peut consulter Le Capital de Marx, volume 2, troisième section). Naturellement, il n’y a pas non plus de développement si l’excédent est transféré à l’extérieur. Or ce qui s’est passé au Venezuela, c’est que l’investissement productif fut faible, voire presque inexistant. En particulier, il n’y a pas eu de réinvestissement productif de la gigantesque rente que l’Etat vénézuélien a encaissé comme résultat de la montée des prix du pétrole dans les années 2000. De fait, le pays s’est désindustrialisé, et aujourd’hui, approximativement 95% des revenus des exportations proviennent du pétrole.

Toutefois, ce qui est encore plus significatif, c’est que malgré les prix élevés du pétrole, la production pétrolière a décliné. Dans les graphiques qui suivent, on peut voir que durant les années quand le prix du pétrole atteignait ses sommets, la production stagnait ou baissait.

 

Production de pétrole, en milliers de barils par jour, 1998-2016

Source: Boletines del Banco Central de Venezuela, Agencia Internacional de Energía y VenEconomía

 

Prix du pétrole, panier Venezuela, 1998-2016

Source: Boletines del Banco Central de Venezuela y VenEconomía

 

C’est évident que cette chute des prix ne peut pas être expliquée par «une agression impérialiste». De fait, dans les années 2000, les Etats-Unis achetaient d’importantes quantités de pétrole au Venezuela et de nombreuses entreprises pétrolières transnationales furent et sont encore en partenariats avec PDVSA/Petróleos de Venezuela SA [entreprise étatique]. Depuis 2006, les projets de champs pétrolifères conventionnels sont développés par des sociétés mixtes. Les entreprises mixtes sont constituées avec du capital partagé entre la Corporación Venezolana de Petróleo (CVP), filiale de PDVSA, qui a une participation minimale de 60%, et des entreprises privées (fondamentalement étrangères) qui possèdent un maximum de 40%. En 2012, c’est-à-dire encore sous le gouvernement anti-impérialiste de Hugo Chavez, les entreprises étrangères qui participaient à la production au Venezuela étaient : BP, Belorusneft, Chevron, China National Petroleum Corporation (CNPC), Enarsa [Argentine], ENI [Italie], GALP [Portugal], Gazprom, Harvest-Vincler [Etats-Unis], Lukoil, Mitsubishi Oil, ONGC Videsh [Inde], Petrobras, PETRONAS [Malaisie], Qatar Petroleum, Repsol [Espagne], Royal Dutch Shell, Statoil [Norvège, spécialisé dans l’extraction offshire], Teikoku(c) [Japon], Total et Veba Gas & Oil [racheté par Petro-Canada].

En outre, durant la dernière décennie, la capacité de raffinage a également diminué.

 

Raffinage de pétrole, milliers de barils par jour, 2005-2015

Source : BP Statistical Review, 2016

 

Précisons que PDVSA possède six raffineries au Venezuela avec une capacité de raffinage de 1,3 million de barils par jour, mais les installations se sont détériorées par manque d’investissements et l’entreprise doit importer d’autres pays des composants coûteux de benzine et pétrole léger. Comme donnée significative, signalons qu’à la mi-2016 l’usine principale, le Centre de raffinage de Paraguaná, propriété de PDVSA, opérait à moins de 50% de sa capacité, du fait de la fermeture de nombreuses unités de production, de pénuries d’équipements et de fournitures.

Conclusion

Dans une série de trois articles que j’avais écrits en 2013, c’est-à-dire avant la chute du prix du pétrole, j’avais analysé quelques cas historiques de manque d’industrialisation de pays pétroliers, dont le Venezuela, sous des régimes nationalistes bourgeois ou étatiques bourgeois [1]. En conclusion, j’affirmais :

«L’échec des pays pétroliers dans l’utilisation de la rente pétrolière pour s’industrialiser est révélateur des limitations du capitalisme étatique. Les défenseurs de la politique chaviste, cependant, ne font pas le bilan de ce qui est arrivé. On dirait qu’ils veulent cacher le fait que le chavisme n’a modifié d’aucune manière essentielle le “rachitisme structurel de la croissance de l’économie vénézuélienne.” Le maniement de la rente reste dans les mains d’une bureaucratie d’Etat sur laquelle la classe travailleuse n’a aucun contrôle ; les travailleurs ne contrôlent pas non plus les ressorts essentiels de l’économie. A cet égard, rien n’a changé depuis les expériences ratées d’industrialisation étatistes des autres pays de l’OPEP des années 1980 et 1990. On peut même dire que le chavisme a moins parié sur l’investissement productif de la rente pétrolière que ce qui s’était fait dans les années 1960 et 1970. L’amélioration des conditions de vie d’une partie très importante de la population, avec tous les aspects progressistes qu’elle a pu avoir (en particulier en comparaison avec ce qui avait été vécu dans les années 1980 et 1990) n’engendre par elle-même aucune modification des structures économiques qui restent dépendantes du pétrole et arriérées. En outre, un virage vers une baisse des prix mondiaux du pétrole aurait des conséquences directes et graves sur l’économie et le niveau de vie des masses travailleuses et les plus pauvres.»

Au vu de ce qui est arrivé au Venezuela, nous pouvons aujourd’hui ajouter que le chavisme est peut-être l’expression la plus poussée de la décomposition qu’a atteint le nationalisme bourgeois et petit-bourgeois en cette époque d’internationalisation du capital. (Publié sur le blog de Rolando Astarita le 26 avril 2017; traduction A l’Encontre)

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[1] https://rolandoastarita.wordpress.com/2013/05/19/renta-petrolera-y-capitalismo-de-estado-1/
https://rolandoastarita.wordpress.com/2013/05/27/renta-petrolera-y-capitalismo-de-estado-2/
https://rolandoastarita.wordpress.com/2013/06/03/renta-petrolera-y-capitalismo-de-estado-3/

 

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