Nicaragua: «L’insurrection populaire face au terrorisme d’Etat»

Par Julio López Campos

Dans un témoignage bouleversant, Julio López Campos, combattant de l’offensive révolutionnaire finale contre Somoza en 1979 et ancien responsable du Département des Relations internationales du gouvernement sandiniste, confie à la revue nicaraguayenne Envío ses réflexions sur les défis de l’insurrection populaire qui affronte aujourd’hui le régime sanguinaire de Daniel Ortega et Rosario Murillo. (Traduction Marc Saint Upery, auteur, entre autres, du Le rêve de Bolivar. Le défi des gauches sud-américaines, Ed. La Découverte. Marc Saint Upery réside en Equateur)

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J’ai connu Daniel Ortega du temps de ma jeunesse. J’étais le président du centre estudiantin de l’Institut Ramírez Goyena et lui était dirigeant étudiant du collège Maestro Gabriel. Entre autres choses, nous devions nous mettre d’accord sur l’organisation de la commémoration annuelle du massacre du 23 juillet 1959, l’assassinat de quatre étudiants de la ville de León par la Garde nationale somoziste. Je dis bien quatre: nous luttions alors contre un dictateur qui avait tué quatre jeunes… Et c’est ce même Daniel qui est aujourd’hui dictateur, et qui est responsable de l’assassinat de dizaines d’étudiants… C’est difficile à comprendre… Avant le 18 avril, les analystes politiques avaient du mal à convaincre les gens que ce gouvernement était une dictature. Et c’était difficile pour nous, parce que pour les gens, une dictature, c’est un régime qui tue, qui emprisonne, qui bombarde les villes. Il nous fallait leur expliquer que tout cela n’arrive qu’à la fin, lorsque la dictature sent son pouvoir menacé. Et nous leur avons rappelé qu’au cours des onze premières années de la dictature, entre 1937 et 1948, Somoza n’avait tué qu’un seul étudiant, Uriel Sotomayor.

Je n’ai jamais connu au Nicaragua une situation aussi difficile que celle que nous vivons aujourd’hui face à cette dictature. Jamais. Et je n’ai jamais vu mon pays plongé dans une telle incertitude quant à son présent et son avenir. Je n’ai jamais vu non plus le Nicaragua soumis à une violence criminelle telle que celle que nous impose Daniel Ortega. Ça n’est jamais arrivé, même sous la dictature de Somoza. Je n’aurais jamais cru qu’un gouvernement ayant ses racines dans le sandinisme serait capable de faire tuer des personnes désarmées, comme il le fait aujourd’hui, pour le seul fait de protester. Les confrontations, les conflits, les morts, nous connaissons, mais cette façon d’assassiner les gens, de manière aussi lâche et monstrueuse, c’est inacceptable pour tous ceux qui se réclament du sandinisme. La répression actuelle est si brutale qu’elle n’a plus rien à voir avec la gauche, la droite, ou le centre: elle nous met face à un défi essentiellement éthique et moral que nous ne pouvons pas éluder et que nous devons affronter avec la volonté de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour résister et pour mettre en déroute cette politique de terreur. Ces crimes n’ont aucune justification ni aucune excuse.

Puissance de l’organisation populaire

Il y a 39 ans, tout comme aujourd’hui, nous étions sur les barricades de la lutte contre Somoza. C’était l’offensive finale de 1979 et, en juin, nous sommes entrés dans les quartiers est de Managua. L’idée était de combattre la Garde nationale pendant seulement trois jours, un temps que nous estimions suffisant pour donner un peu d’oxygène aux principaux fronts de guerre. Mais cela a duré quinze jours et nous manquions déjà de tout. Il n’y avait rien à manger et surtout, pas de munitions, qui sont l’essentiel dans ce type de combat. Mais si nous avons pu résister si longtemps, c’est parce que la population était organisée et préparée à la résistance. C’est l’organisation qui fut le facteur clé, le facteur crucial. C’est la participation organisée de la majorité du peuple qui a rendu cet effort possible. C’était les gens, pas les armes.

Et quand les barricades se sont retrouvées presque vides et que les gens étaient désespérés, nous avons organisé le repli de Managua à Masaya, assumant cette décision comme une défaite tactique nécessaire. Mais peu de temps après, ce repli s’est transformé en succès stratégique. Si je vous raconte tout ça, c’est pour vous expliquer que si, à un moment ou un autre de notre présente lutte contre cette dictature, nous nous retrouvons sur la défensive, cela ne signifie pas que nous sommes vaincus. Cela veut dire que nous devons nous efforcer de lancer une contre-offensive et de multiplier les capacités organisationnelles des gens.

Francisca Ramirez

Le défi auquel nous sommes désormais confrontés est énorme. Avant le 18 avril, il n’y avait que de petites mobilisations sur une série de thèmes, la résistance territoriale contre l’exploitation minière, la défense de l’eau, etc. Il était très difficile d’organiser les gens. Et toutes nos initiatives étaient réprimées, étouffées. Seul le mouvement paysan qui s’est battu contre le canal interocéanique a pu offrir une résistance tenace [1]. Avant avril, le mouvement paysan s’était déjà insurgé, menant une lutte qui, depuis quatre ans, nous avait remplis d’espoir. La résistance avait émergé, mais pas là où nous l’attendions. Elle venait de là, des paysans, du Nicaragua profond, de gens qui voyaient leurs terres menacées et qui défiaient le gouvernement Ortega.

Ils furent les premiers à se mobiliser parce qu’ils avaient construit une force autonome qui a commencé à se battre contre ce qu’ils percevaient comme les conséquences néfastes de la loi antipatriotique sur le canal interocéanique. Peu à peu, ils ont transcendé ces revendications, formulant des exigences à caractère national. Ils sont passés de la défense de leurs terres à la défense de la souveraineté. Le mouvement paysan est le précurseur de ce que nous vivons aujourd’hui. Il nous a donné des leaders d’envergure nationale comme la dirigeante paysanne Francisca Ramírez. C’est cet espoir qui nous a nourris pendant toutes ces années, et cette force est aujourd’hui présente au cœur de l’insurrection non violente. Elle est restée intacte, et ce qui me plaît le plus chez eux, c’est qu’ils n’ont guère confiance en nous, les gens de Managua, les politiciens, les partis.

Sans organisation, sans peuple organisé, nous n’y arriverons jamais. De ce point de vue, il nous reste beaucoup à faire pour être à la hauteur du courage dont ont fait preuve les paysans pendant toutes ces années et notre jeunesse héroïque ces derniers mois. Pour mieux nous organiser, il est important de connaître les points forts de nos adversaires, d’analyser les aspects les plus complexes de ce défi pour mieux y répondre. Si je parle d’abord des points forts de Daniel Ortega, je le fais pour que cela nous encourage à lutter avec plus de détermination et mieux organisés, en ayant clairement à l’esprit les difficultés et les obstacles à surmonter.

La stratégie de la terreur

Le premier point fort du régime, c’est son expérience politique. Daniel Ortega a accumulé un niveau d’expérience politique que n’ont pas ceux qui participent au dialogue national au nom de l’Alliance civique [2]. Si nous réfléchissons aux conversations que nous avons avec le pouvoir, il nous faut bien admettre que nous sommes en positions de faiblesse à la table des négociations. Ils ont pour eux la discipline et l’unité de commandement, et en face d’eux une alliance toute récente, forgée à la chaleur des circonstances, encore en formation et sans liens solides avec le peuple.

Un autre point fort d’Ortega, c’est qu’il dispose de manière presque exclusive du monopole de la force, du monopole des armes et de la répression. Il a la Police nationale de son côté, et la direction de la police n’a pas d’autre option que de l’accompagner jusqu’au bout. Ils se sont tellement compromis dans cette politique de crime et de génocide qu’ils n’ont pas le choix. Je ne vois pas de possibilités de ruptures majeures du côté de cette institution pour le moment. Il y a beaucoup de policiers qui sont démoralisés parce qu’ils estiment que ce n’est pas pour cela qu’ils sont entrés dans la police, mais ils sont aussitôt réprimés, emprisonnés, raison pour laquelle les autres ont les plus grandes difficultés à franchir le pas et à changer de camp pour se battre aux côtés du peuple. Si l’insurrection civique se consolide, si tous les secteurs de la société font preuve d’une plus grande détermination, il y aura certainement des ruptures plus marquées dans les rangs de la troupe policière.

Des mères apportent de la nourritures à des prisonniers politiques incarcérés dans la prison d’El Chipote à Managua

Du point de vue de l’usage de la force, Ortega a aujourd’hui un autre avantage important. Il a pu créer une véritable armée irrégulière afin d’imposer la terreur à la population sur tout le territoire national. Ce phénomène absolument inacceptable témoigne de l’extrême gravité de la situation au Nicaragua. Aucun pays au monde ne saurait tolérer la création d’une armée irrégulière destinée à assassiner et réprimer la population. Même si le régime ne lui accorde que peu de valeur, la Constitution nicaraguayenne stipule qu’il ne peut y avoir que deux forces armées dans le pays, l’armée et la police. Or, ce que nous avons vu tous les jours ces mois-ci, c’est une armée d’individus encagoulés qui descendent dans la rue avec des armes de guerre et menacent, tuent, emprisonnent, détruisent… Nous vivons de facto dans un état de siège permanent. Plus rien n’est garanti, plus personne n’a de droits. A qui se plaindre si vous êtes arrêté, perquisitionné et volé par des encagoulés? Qui va vous défendre lorsqu’ils assassinent un frère, un voisin? Vers qui se tourner? Qui peut nous expliquer pourquoi ils ont incendié une maison, tué un enfant? Et dans les quartiers où il y a eu des protestations, règne la terreur. Imaginez une petite rue d’un de ces quartiers occupée par deux cents voyous donnant des coups de pied dans les portes, tirant en l’air, capturant les gens, les tuant…

Voilà qui n’était jamais, mais jamais, arrivé dans ce pays. Et cette politique de terreur répond aux ordres de Daniel Ortega, c’est lui qui a construit cette armée irrégulière et qui a réussi à l’imposer à toute la société, à la police, à l’armée! Comment justifier que l’état-major de l’armée laisse circuler dans Managua et dans d’autres villes ces caravanes d’assassins encagoulés et munis d’armes de guerre sans lever le petit doigt ? C’est absolument inacceptable.

Pour l’instant, rien n’a pu stopper cette stratégie de terreur. C’est là l’une des forces d’Ortega: l’armée n’a rien fait pour le freiner. Personne. Elle l’a laissé faire. Et nous savons à quel point il est difficile de bâtir en quelques jours une armée irrégulière et de la faire fonctionner dans tout le pays. Ce n’est pas une mince affaire. J’irai jusqu’à dire que si nous ne parvenons pas à stopper cette armée irrégulière construite par Daniel, un véritable corps de sicaires auquel participent des trafiquants de drogue, des membres de gangs, des ex-militaires et policiers, des criminels sortis de prison qui exercent une violence incontrôlée, tous les citoyens nicaraguayens seront condamnés à subir la pire oppression de leur histoire.

Je me souviens qu’un jour, au début des années 1990, Daniel avait ordonné une opération… Le lendemain, je lui ai demandé pourquoi il avait choisi Untel pour mener à bien cette action. Il m’a répondu: «Pour exécuter certaines opérations, il faut être complètement cinglé, et lui seul pouvait faire ce que nous lui avons demandé de faire.» Je n’ai aucun doute que ceux qui sont à la tête de cette armée irrégulière sont des détraqués dotés d’une mentalité criminelle, des individus qui jouissent de cette politique criminelle et qui n’ont absolument rien à voir avec le sandinisme.

Le pacte avec Washington et le secteur privé

On ne peut pas comprendre le Daniel Ortega que nous observons aujourd’hui, celui qui a franchi toutes les frontières de la décence humaine, sans tenir compte de son pacte avec les libéraux, de ce mariage de onze ans avec le secteur privé, avec les riches de ce pays. On ne peut pas non plus comprendre ces forces irrégulières qu’il utilise pour nous terroriser, pour nous punir, si nous oublions certaines expériences des années 1980 et 1990, voire d’avant le triomphe de la Révolution. Nous sommes responsables de ce Daniel Ortega, le Front sandiniste en est responsable, la Révolution aussi. Mais il serait injuste de dire que ce que nous observons aujourd’hui est le sandinisme, parce qu’Ortega est une déviation du sandinisme. Il ne serait jamais devenu ce qu’il est aujourd’hui sans le pacte avec un leader conservateur ultra-corrompu comme Arnoldo Alemán, sans le soutien des banquiers, sans les Américains, qui ont béni ledit pacte, sans tous ceux qui ont fermé les yeux devant la corruption. Le phénomène Ortega ne peut pas se comprendre sans tenir compte de toute l’histoire du caudillisme, du clientélisme, du patrimonialisme, qui ont prévalu dans notre culture politique. C’est pourquoi le défi n’est pas seulement de le chasser du pouvoir, mais de transformer le Nicaragua de telle sorte que cela ne se reproduise plus, qu’aucun individu comme Daniel Ortega ne puisse resurgir.

Outre le monopole de la force et de la répression, Daniel Ortega a beaucoup d’argent pour financer cette politique de mort et de terreur. Les ressources abondent et, en cas de besoin, il peut puiser dans les fonds de la Banque centrale pour couvrir ses dépenses, comme il l’a déjà fait. Parce que ce type d’opération coûte cher. Il possède donc aussi cet avantage financier, alors que nous sommes dépourvus des ressources qui nous permettraient de mieux organiser une politique de résistance des secteurs populaires.

Une autre de ses points forts, c’est qu’il a de bons arguments de négociation face à la pression des États-Unis. Imaginons le dialogue d’Ortega avec les représentants du gouvernement étatsunien, sachant qu’il connaît très bien l’agenda des gringos… Il leur parlerait ainsi: «Si je m’en vais, comment gérer le vide de pouvoir que connaîtra le Nicaragua? Qui vous garantit que régnera une quelconque stabilité ? Vous croyez que c’est ce petit jeune de Juan Sebastián Chamorro qui garantira la stabilité ? Ou ce vieillard de Tünnermann? [3] Et vous savez bien que la stabilité du Nicaragua n’est pas seulement dans notre intérêt, mais aussi dans le vôtre! Parce que si la crise s’aggrave et que le chaos augmente, cela provoquera un désordre migratoire que personne ne pourra arrêter. Et un Nicaragua en proie au chaos ne peut a fortiori que contaminer le Honduras, le Guatemala, où la situation est déjà difficile… Or vous savez très bien que j’ai bâti un véritable mur de contention pour freiner l’émigration. Vous savez que, dans la lutte contre le trafic de drogue, nous avons coopéré avec vous à tous les niveaux… Bien entendu, il y a des choses que je ne peux pas contrôler parce que nous n’en avons pas les moyens, mais en général, vous avez salué nos efforts… Même chose pour le blanchiment d’argent, vous savez que chaque fois que cela a été nécessaire, vous avez eu notre soutien total, bien que nos institutions financières n’aient pas la capacité de tout contrôler. Mais en général, nous ne vous avons pas fait défaut… Rappelez-vous qu’avec votre soutien, nous avons obtenu le satisfecit du BID, du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale pour nos politiques de stabilité macroéconomique… Nous permettons à vos troupes de venir faire leurs exercices et leurs manœuvres dans la région. Vous me reprochez d’être un ami de Cuba et c’est vrai que je le suis, car dès mon plus jeune âge, les Cubains m’ont aidé, ils m’ont accueilli chez eux, ils nous ont offert leur solidarité, mais nous n’avons rien à voir avec le modèle cubain. Nous sommes des amis de Cuba, mais rien de plus, parce qu’ici nous avons une économie de marché capitaliste, le pluralisme, des élections…» Et ainsi de suite.

À mon avis, les Américains sont sensibles à ce type de discours. Ce qu’ils encouragent, ce qui les intéresse face à cette crise, c’est un «atterrissage en douceur». Même chose pour le patronat nicaraguayen: ils ont une peur panique du vide de pouvoir, d’une crise échappant à tout contrôle, d’une situation d’absence de «gouvernance», comme ils disent. Les entrepreneurs savent que pendant onze ans, Ortega leur a offert une stabilité totale et des garanties pour leurs intérêts. Par conséquent, les appréhensions convergentes de Washington et du secteur privé constituent un avantage de plus pour Ortega. Et c’est là une de nos faiblesses, de ne pas pouvoir compter avec un secteur entrepreneurial doté de suffisamment de courage et de patriotisme.

Ortega cherche à gagner du temps

Je comprends les entrepreneurs. Pendant onze ans, Daniel Ortega leur a donné pleine satisfaction en faisant tout ce qu’ils voulaient dans le domaine économique. Ils ont eux-mêmes élaboré des dizaines de lois économiques. La libre entreprise avait toutes les facilités du monde. Sur le plan fiscal, Daniel a été plus généreux avec eux que Trump avec ses propres riches. Et puis il y avait la stabilité, l’absence totale de grèves, une croissance de 4 % ou 4,5 % chaque année, et le taux de profit des banques nicaraguayennes était parmi les plus élevés d’Amérique centrale. Les investisseurs bénéficiaient de toutes sortes de privilèges, sans aucun type d’obstacle pour accumuler des profits toujours plus abondants et les rapatrier. Tout cela a duré onze ans, d’où leur inquiétude face à la nouvelle situation, je les comprends. Et je crois que nous devons gagner une partie du monde des affaires, les inciter à surmonter leur peur. Nous devons les convaincre de soutenir la mobilisation populaire. Parce que je crois qu’il n’y aura pas de retour en arrière vers ce modèle que d’aucuns ont appelé «populisme responsable». Ce n’est tout simplement pas possible. Aujourd’hui, nous ne savons pas vraiment vers où nous allons. Et les entrepreneurs les plus importants, ceux qui décident vraiment, n’y voient pas clair non plus. À mon avis, nous n’avons pas encore été capables de nous mettre entièrement d’accord pour pouvoir parler d’une seule voix, avec plus de poids, et nous imposer contre les incertitudes du secteur privé et les prétentions d’Ortega.

Et quelles sont les prétentions de Daniel? Si nous observons ce qui se passe au bout de plus de deux mois de résistance, il faut bien reconnaîtra que, grâce à ses avantages, Ortega essaie petit à petit de restructurer sa base. Au début, il ne pouvait rien faire. Les gens du Front sandiniste devaient cacher leur drapeau et le mettre dans leur poche pour ne pas être identifiés. Ils n’avaient rien à voir avec les crimes de Daniel, mais ils se sentaient isolés. C’est ce que vous racontaient les gens dans les quartiers. Et puis la première initiative d’Ortega a été de créer cette armée irrégulière et criminelle. Et comme il sait très bien que les entrepreneurs sont très peureux, il a organisé à l’improviste des occupations de terres: «Allez, emparez-vous de cette ferme, envahissez-la!» Pour que les patrons se rendent compte de ce qu’ils risquaient de perdre s’ils l’abandonnaient et passaient du côté du peuple… C’est comme ça que, progressivement, Ortega commence à reconstruire sa base. Alors si nous ne nous ressaisissons pas et si nous lui laissons recomposer ses forces – je ne parle pas de celles qu’il contrôlait avant avril, parce que celles-là il ne les récupérera jamais –, si nous lui laissons en récupérer une partie, nous aurons de graves problèmes. Il ne faut pas lui en laisser le temps. La solution doit être immédiate. N’oublions jamais que les grands soulèvements populaires peuvent aussi être vaincus.

Pour finir, le dernier point fort d’Ortega, c’est qu’il ne négocie pas. Dans le cadre du dialogue national, il ne fait que parler, mais il ne négocie pas. Jusqu’à présent, il n’y a pas eu de véritables négociations. Il cherche simplement à gagner du temps. À la table de négociations, il exerce un strict contrôle sur tout ce qui se passe et fait régner une discipline de fer sur ses hommes. Il y a dans son camp une véritable coordination, une volonté unique, des objectifs bien définis, alors que de notre côté, nous n’avons pas encore conquis les volontés de tous pour pouvoir dire «tous contre la dictature». Nous n’y arrivons pas encore, parce que tout un tas de petits intérêts mesquins, d’intérêts privés, y font obstacle.

Une révolution non violente

Voyons maintenant quels sont nos points forts. Le premier, et le plus important, celui qui m’impressionne le plus dans tout ce que nous vivons depuis avril, c’est la volonté d’une large majorité du peuple de mener une lutte non violente contre le plus violent des régimes que nous ayons connus au Nicaragua. Une volonté qui fait converger de façon unanime les habitants de tout le pays avec le mouvement paysan et la jeunesse étudiante. Cette capacité d’unir tant de volontés est une grande force.

L’histoire de notre peuple ne cesse de me surprendre. D’abord, il a fait une révolution armée. La première révolution populaire armée qui ait triomphé sur notre continent est la révolution sandiniste. Et aujourd’hui, quarante ans plus tard, notre peuple est déterminé à remporter une autre victoire sur une autre dictature. Mais cette fois, ce sera une victoire sans armes. C’est la caractéristique d’un peuple qui a une capacité merveilleuse de tracer son propre chemin et de s’organiser d’une manière absolument fantastique.

Manifestation le 12 juillet 2018 à Granada (sur les rives du lac Nicaragua)

Je l’ai dit à tous ceux qui m’ont posé cette question: j’ai du mal à comprendre comment, par exemple, dans le quartier rebelle de Monimbó, à Masaya, il n’y a pas eu un seul cocktail Molotov, qui est une arme plus offensive. Et ce n’est pas faute de matériel ou de savoir-faire. On n’y a pas trouvé non plus de fusil. Plus étonnant, encore, on n’en a pas vu à la campagne, où les gens ont leurs calibre 38, leurs calibre 22, leurs fusils de chasse. Le peuple nicaraguayen est déterminé à se battre et il a décidé pour l’instant qu’il veut obtenir la victoire sans recourir aux armes. Cela exige beaucoup de force morale, et une capacité incalculable de sacrifice, qui est la vertu supérieure des peuples. Et je crois que ça en dit long sur le potentiel de succès de ce peuple face à ce couple qui nous a imposé sa volonté jusqu’à maintenant. Difficile de prévaloir contre un peuple comme celui-là.

Une autre de nos points forts, qui est une faiblesse du régime, c’est qu’Ortega a perdu le peuple. Comme me l’expliquait un paysan, ce qui s’est passé, c’est que les gens «lui ont tourné le dos». Parce que jusqu’en avril, ils avaient beaucoup de gens de leur côté. Mais avec les massacres d’avril, avec tous ces crimes, avec tout ce qui s’est déclenché, les 70 % de soutien au régime se sont transformés en 70 % de rejet.

Ortega a complètement perdu l’opinion publique. Il a perdu la rue. Il a perdu l’hégémonie sur le peuple et le contrôle de la rue. Ce qui nous semblait encore hier tout à fait impossible, parce lorsque nous osions protester ici ou là, nous savions ce qui nous attendait. Et voilà que tout d’un coup, il y a un demi-million de personnes dans la rue qui exigent qu’ils s’en aillent! Ils ont perdu à jamais le soutien du peuple.

Ce peuple a des capacités et des forces déconcertantes. J’ai parlé à des personnes liées aux jeunes qui sont retranchés dans l’Université nationale Autonome de Managua (UNAN). Ils ne veulent pas en sortir, ils ne veulent pas abandonner leurs barricades, ils sont totalement déterminés à aller jusqu’au bout, quoi qu’il arrive. Même chose avec les défenseurs des barrages routiers. Défendre un barrage routier avec des armes est une chose, mais défendre un barrage routier sans armes contre des gens qui cherchent à vous assassiner, c’est tout autre chose. Pour tenir bon dans ces conditions, il faut être doté d’une volonté de fer qui est difficile à expliquer. Alors je crois qu’il y a chez notre peuple une force morale que nous n’avons pas été capables d’interpréter au niveau intellectuel.

C’est pour cela que je pense que nous vaincrons malgré tous les points forts que j’ai signalés du côté de Daniel Ortega, et je pense que nous obtiendrons cette victoire sans avoir recours à d’autres moyens que la lutte non-violente, qui est le grand défi que le peuple s’est imposé à lui-même. Un peuple capable de faire tout ce qu’il fait aujourd’hui pour résister sans armes à cette dictature ne peut que finir par vaincre ce régime.

Pour Ortega, il n’y a pas de retour en arrière possible. Il est déjà totalement vaincu. La question est de bien négocier sa reddition, parce que si nous ne savons pas bien le faire, le coût peut en être terriblement élevé. Et disons-le aussi en toute honnêteté: connaissant notre peuple, le risque potentiel d’une dérive vers la guerre civile est un des dangers permanents qui nous menacent et que nous devons éviter à tout prix.

Inverser le rapport de force

Examinons maintenant quelles sont nos forces et nos faiblesses au niveau international, un domaine dans lequel j’ai longtemps travaillé. Il faut dire qu’au cours de ces onze années, le régime de Daniel Ortega a fort bien réussi à donner le change. Personne ne s’imaginait que nous avions ici un régime autoritaire et corrompu, encore moins un régime potentiellement criminel. Pendant plus d’une décennie, il a régné une ignorance totale sur ce qui se passait au Nicaragua, et les plus ignorants étaient nos amis de gauche. À en croire les enquêtes internationales, le Nicaragua était l’un des pays les plus heureux de la planète et le gouvernement nicaraguayen bénéficiait d’un très ample soutien. Et beaucoup de gens à l’extérieur, des amis du Nicaragua, des amis du sandinisme, des amis de la Révolution, se réjouissaient que les choses aillent si bien dans notre pays. Aujourd’hui, confrontés à cette nouvelle réalité, ils sont nombreux à ne pas réussir à croire ce qui est en train de se passer au Nicaragua. La vérité, c’est que pour nous aussi, c’est difficile à croire. Et cette incrédulité repose sur une nostalgie tenace de ce qu’a représenté notre Révolution pour tous ces gens, y compris pour le Secrétaire général de l’OEA Luis Almagro…

Julio López Campos lors d’un entretien en juin 2018

Nous avons beaucoup de mal à expliquer ce que nous sommes en train de vivre, c’est une de nos faiblesses: le succès avec lequel ce régime a pu prospérer pendant des années en passant pour innocent. Personne ne lui demandait des comptes, personne ne se préoccupait de ce qui se passait ici… Je m’en rends bien compte lorsque je parle avec des gens qui nous aiment, qui aiment le Nicaragua, qui apprécient ce pays. C’est très dur de les convaincre que ce gouvernement est une bande d’assassins. Pour beaucoup de gens, il n’est pas facile de réaliser, et aussi subitement, qu’il s’agit d’un régime corrompu, criminel. Comprendre cela, nous soutenir, dénoncer la situation, ce n’est pas facile parce qu’ils viennent tout juste d’en prendre conscience. C’est pourquoi nous n’avons pas pu encore mobiliser une solidarité universelle contre ces criminels. Nous ne pouvons pas dire que nous ayons vraiment réussi à obtenir le soutien de toutes les forces internationales dont nous avons besoin, même si nous avons déjà réussi à en mobiliser un certain nombre, et c’est déjà un avantage. Mais pour que les étoiles internationales s’alignent dans la bonne direction, nous devons encore faire beaucoup d’efforts.

Comment faire pression sur Ortega? Du fait de son expérience, la seule chose qu’il respecte est le rapport des forces. Et je ne parle pas de celui qui peut s’exprimer autour d’une table de négociation. Non, la seule chose qu’il respecte, c’est la force des masses mobilisées. Peu lui importe que quatre ou cinq messieurs lui disent «Tu dois partir». Ce qui veut dire que si nous ne sommes pas capables de réarticuler le rapport de force qui s’est exprimé en avril et en mai, on pourra difficilement le forcer à négocier. Nous avons besoin de plus de gens dans les rues, de plus de barrages routiers, de plus de barricades, de plus d’organisation communautaire et de quartier, d’une grève indéfinie… D’accumuler encore plus de forces pour briser la politique de terreur qu’il nous a imposée. Si nous ne passons pas à la contre-offensive pour y mettre fin, pour inverser ce rapport de force fondé sur la terreur qui nous est apparemment défavorable, nous allons avoir de gros problèmes. J’insiste: les grands soulèvements historiques peuvent aussi être vaincus.

«Tous contre la dictature»

Dès le début du mois d’avril, le peuple a formulé avec une grande sagesse les deux objectifs prioritaires: halte à la répression et que ce salaud s’en aille! C’est aussi simple que ça. Le peuple l’a senti dès le début et de manière unanime: qu’il s’en aille et qu’on arrête le massacre. Les autres problèmes, on pourra les régler plus tard.

Ça, c’est qui se passe dans notre camp. Dans le camp d’en face, il faut tenir compte du fait que Daniel Ortega croit pouvoir renverser la situation dans laquelle nous l’avons mis. Il en est convaincu. Et le plus incroyable à mes yeux, c’est le caractère criminel des options qu’il a choisi pour ce faire. Nous sommes habitués à toutes sortes de luttes et d’affrontements, mais ce niveau de criminalité dépasse les évènements les plus terribles que nous ayons connus au cours de notre histoire.

Il va épuiser tous les moyens de terreur pour voir s’il peut renverser la situation et négocier dans des conditions plus favorables. Tel est à mon avis l’objectif de la politique terroriste qu’il a déclenchée. C’est pourquoi notre première tâche consiste à nous mettre d’accord pour stopper cette violence répressive, non seulement pour des raisons éthiques et humanitaires, mais aussi pour modifier le rapport de force. C’est crucial.

Notre objectif optimal, c’est «tous contre la dictature». Il est extrêmement urgent de créer une grande unité qui nous permettra de renforcer les luttes à la base. Pour s’asseoir à la table de négociation au sommet, pas besoin de grandes masses, mais pour changer le rapport forces et réaliser les changements profonds dont le pays a besoin, les masses sont indispensables, des masses de plus en plus organisées capables de lutter et de se mobiliser.

Pour conclure, je tiens à dire [4] que je suis certain qu’Ortega est fini. Je suis certain qu’il leur sera impossible de nous arracher la victoire. Mon rêve, c’est juste qu’elle ne nous coûte pas trop cher. Je suis convaincu qu’il n’y aura plus jamais d’orteguisme au Nicaragua, et je vois mal comment il pourrait exister à l’avenir un Front sandiniste d’obédience orteguiste. En revanche, je veux croire que les Nicaraguayens pourront récupérer le meilleur de leur héritage, celui du fondateur du Front Carlos Fonseca et surtout celui de Sandino lui-même, et avec lui toutes les valeurs de cet homme qui s’est battu pour la justice et qui méritait «non seulement d’être entendu, mais d’être cru», parce qu’il n’exigeait rien pour lui seul, «pas même quelques centimètres de terre pour sa tombe».

Source: Julio López Campos, «Tengo la certeza de que derrotaremos esta dictadura», Envío, n° 436, juillet 2018, http://www.envio.org.ni/articulo/5506.

Notes

[1]  Le canal interocéanique vise à relier l’océan Atlantique à l’océan Pacifique en utilisant le lac Nicaragua. Ce projet pharaonique à la viabilité douteuse a été élaboré dans des conditions opaques et extrêmement favorables au consortium chinois chargé de le mener à bien. Il est aujourd’hui complètement paralysé, après avoir suscité l’opposition des écologistes et des dizaines de milliers de paysans qui risquaient d’être chassés de leur terre. Avant avril 2018, le Conseil National de Défense de la Terre, du Lac et de la Souveraineté du Nicaragua était le principal mouvement social s’opposant au régime de Daniel Ortega malgré la répression. [NdT]

[2] L’Alliance civique pour la Justice et la Démocratie réunit les principaux mouvements et collectifs d’opposition au gouvernement de Daniel Ortega, notamment le mouvement étudiant, le mouvement paysan, une partie du secteur privé et les militants des droits humains. [NdT]

[3] Juan Sebastián Chamorro, entrepreneur et directeur exécutif de la Fondation nicaraguayenne pour le Développement économique et social (FUNIDES), est une figure centrale de l’Alliance civique. Carlos Tünnermann Bernheim, âgé de 85 ans, est un juriste, homme politique, diplomate et dirigeant universitaire qui fut ministre de l’Éducation du gouvernement sandiniste dans les années 1980 ; il est également membre éminent de l’Alliance civique. [NdT]

[4] Il est possible que des militantes et militants de la fin des années 1960 et tout début 1970 aient en mémoire l’engagement, durant une période d’exil en Suisse (Lausanne), de Julio Lopez, du moins ceux et celles qui ne se confinent pas «à leur stricte histoire vécue». (Udry Charles-André, rédaction A l’Encontre)

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