Nicaragua-débat. Trois lectures sur l’effondrement d’Ortega et du FSLN

Par Angel Saldomando

Comme dans d’autres situations dans notre Amérique meurtrie, ce qui se passe au Nicaragua a ouvert un débat qui a été vécu de façon dramatique par ceux qui en souffrent directement. Il est surprenant que de nombreux analystes mentionnent rarement ce que les gens vivent concrètement. Les trois lectures qui circulent sont classiques, dans certains cas elles s’accordent sur des arguments énoncés et dans d’autres cas elles diffèrent par les éléments cités en tant qu’information, certains de ces matériaux étant manipulés avec une malhonnêteté intellectuelle non dissimulée.

Première lecture. Il s’agit d’une conspiration de l’aile droite, de la CIA et de l’impérialisme, d’une tentative, sous diverses formes, de coup d’Etat. Deuxième lecture: il s’agit d’erreurs d’un gouvernement de gauche, d’une situation mal gérée, avec une issue à gauche et/ou révolutionnaire. Troisième lecture: un pacte entre les élites traditionnelles et la caste sandiniste fonctionnelle à la dérive d’un régime autoritaire et corrompu. Une nouvelle version d’autres expériences politiques au Nicaragua, d’une crise terminale et d’une démocratisation nécessaire.

Les lectures un et deux empruntent des idées similaires. Cependant, plusieurs hypothèses doivent être faites à cet effet. La première est qu’il existe effectivement un gouvernement de gauche avec un projet social et qu’il respecte les principes de base liés à la participation des secteurs populaires, à l’augmentation des droits et à une pratique d’intégrité ou d’éthique publique qui le différencie des régimes de droite décriés. Dans le cas du Nicaragua, cela n’existe pas. La seconde est qu’il s’agit d’«erreurs» d’un gouvernement de gauche et non d’un régime qui promeut un modèle autoritaire et corrompu.

Pour ce qui a trait à la conspiration de la droite, de la CIA, etc. Il n’est pas exclu que cela puisse se produire. Mais il est clair que ce n’est pas la CIA qui a poussé Daniel Ortega: à créer un régime familial clientéliste; à voler les élections; à usurper les institutions; à coopter la police comme force de répression pour le gouvernement; à privatiser la coopération vénézuélienne et à la transférer vers la dette publique lorsque les affaires exploitées à titre privé ont pris fin; à en garder les profits et à devenir un groupe économique familial.

Une autre lecture est que la protestation sociale au Nicaragua est liée au Honduras et à la chute de Manuel Zelaya [en 2009], à la crise au Venezuela, à la chute de Fernando Lugo [en 2012] au Paraguay, à la situation au Brésil dans le cadre d’une stratégie commune de restauration de la droite et de l’impérialisme.

Cette fusion simplificatrice révèle une construction a priori et non une analyse. Le fait qu’il y ait des pressions extérieures, des relations explicites entre la droite et la géopolitique états-unienne n’est un secret pour personne. Mais si l’on suppose qu’il s’agit d’un déterminisme absolu, il vaut mieux ne pas faire de la politique et cela nulle part.

La troisième interprétation soutient que le pacte inter-élite s’est effondré et que sa représentation politique, le régime Ortega, accumulait le mécontentement, en particulier dans les campagnes et dans les secteurs urbains et de la jeunesse. Sa dérive oppressive s’exprimait de la sorte: toute manifestation était réprimée; des meurtres de paysans [qui manifestaient, entre autres, contre le canal transocéanique]; des bureaucrates éternels dans toutes les positions; l’accumulation et l’ostentation de la richesse personnelle, etc. Tout cela était ressenti par la population d’un des pays les plus pauvres d’Amérique latine. Le conflit autour de la concession mafieuse pour le canal transocéanique, la répression des étudiants, le déni des droits, plus que la réforme de la sécurité sociale qui a été tentée, ont mis feu à la mèche.

Si vous examinez les grandes questions qui ont marqué l’évolution du pays au cours des 20 dernières années, vous pouvez voir que le parti sandiniste a opéré des zigzags permanents. Entre ce qui était proclamé et ce qui était fait, la distance augmentait. Dans la phase des réformes économiques, cataloguées comme néolibérales dans le discours, sous trois gouvernements conservateurs, le parti sandiniste (FSLN) non seulement les a partagées, mais s’y est aussi inséré afin d’en retirer des bénéfices sans prendre en compte des considérations programmatiques [proclamées] ou des revendications sociales. Lorsqu’il a prétendu s’engager en faveur de la démocratie et de la gouvernance au profit du pays, il a conclu un accord secret, maintenant public, avec la fraction la plus corrompue de l’aile droite avec laquelle il partageait des pratiques relevant de prébendes et des durs conflits en matière de distribution de la richesse. En retour, il a pu modifier la loi électorale pour être élu avec 35% au premier tour, si un écart de 5% existait par rapport au second parti. Lorsqu’il a parlé de réconciliation et de démocratie à son retour au gouvernement [en 2007], le parti a mis en place un système discrétionnaire autoritaire qui mélange rhétorique et pouvoir rude.

Chacun de ces zigzags lui a coûté des ruptures et des divisions, mais dans l’intérêt d’une structure de pouvoir en développement qui, à chaque occasion, a fait un pas de plus vers sa consolidation. Il est évident que la structure de pouvoir existait déjà. Mais le groupe «danielista» [référence à Daniel Ortega] était un parmi d’autres bien qu’avec plus de visibilité. La nouveauté résidait dans le fait que ce groupe a été plus personnalisé, plus privatisé et a acquis plus de bases économique et familiale [Daniel Ortega-Rosario Murillo].

La démocratisation des années 1990, post-révolution, et les différences politiques et économiques qu’elle a engendrées dans la structure du Front sandiniste ont conduit à la formation de nouveaux groupes d’intérêts.

Ces groupes sont nés dans les structures militaires, parmi les entrepreneurs, l’appareil syndical et les députés. Ils formaient un conglomérat interne impossible à délimiter. Ces secteurs renvoyaient à une histoire analogue et à un militantisme commun qui les rendaient légitimes, mais pas égaux. Ce fut une occasion manquée pour un renouveau politique et la création d’un régime de partis démocratiques. La peur d’un étalage public [des arrangements au sommet], de perdre des positions gagnées ou à gagner, et l’absence d’une proposition globale et démocratique de renouveau programmatique au profit non seulement du parti (FSLN), mais aussi du pays, ont enchâssé les intérêts propres de groupe dans une lutte fratricide.

La politique consistant à servir les intérêts d’un groupe fermé sur lui-même a remplacé un possible projet collectif qui aurait pu être proposé à la nation. Les mauvaises pratiques absorbées durant les années de pouvoir absolu ont été consolidées en tant que doctrine de remplacement. De ce mélange corrosif est venue l’élimination successive des figures historiques [du FSLN], prenant la forme d’une hémorragie constante.

De là a surgi le groupe dominant de Daniel Ortega – issu de son rôle d’intermédiaire entre diverses factions – qui a construit une structure pyramidale de subordination. Du débat interne entre les différents groupes, nous sommes passés aux cercles de pouvoir ordonnés en fonction de la distance par rapport au leader. Le premier cercle était bien sûr celui du secrétaire général, puis de l’appareil et, enfin, celui des entrepreneurs et des syndicats, en conflit. Les militaires sont sortis du jeu en consolidant l’indépendance corporatiste.

Enfin, ces cercles ont fini par être dissous et remplacés par des relations personnalisées avec les dirigeants, ce qui implique que l’on peut tomber en disgrâce ou obtenir des faveurs. Cela a aussi recomposé les lignes hiérarchiques de l’organisation, du contrôle et de la promotion, au détriment d’une certaine pondération de la représentation de la diversité, d’éventuels ajustements et débats et d’un certain niveau d’institutionnalisation interne indépendante de la direction personnelle et du sommet de l’appareil.

C’était le schéma dominant, avec une certaine survie des cercles jusqu’à l’arrivée au gouvernement. La double direction du pays et du parti dans un système de parti-Etat a déclenché l’arrivisme, la lutte pour l’influence et la corruption, à un moment où le parti manquait complètement d’un cadre institutionnel pour résoudre ces questions.

Dans ce vide par la simple proximité du pouvoir et de la dépendance personnelle par rapport au leader, l’épouse d’Ortega, Rosario Murillo, s’est installée au sommet. Etayée par un pacte de manipulation perverse provenant d’un obscur règlement de comptes personnel [1]. La montée de Rosario Murillo marque la personnalisation maximale et l’absence d’institutionnalisation de ce qu’on appelle le parti FSLN. Ce régime de parti, en raison de ses relations avec l’Etat, auquel il a transmis ses traits, a fait des ravages sur les institutions déjà faibles du pays. Sous le règne de cette pratique, la démocratie n’est pas un ensemble de normes et d’institutions qui font partie d’un contrat qui régit la vie sociale, ce sont des règles utilitaires qui sont utilisées ou violées selon les besoins, comme dans le parti.

Le modèle proposé conduit à un pouvoir vertical qui subordonne la société, et qui dans son déroulement met fin à la démocratie délibérative, c’est-à-dire celle qui reconnaît le conflit et la dissidence, l’alternance politique et la sanction de l’opinion.

Inévitablement, tout le discours sur le pouvoir des gens devient une rhétorique creuse. Que faisons-nous face aux autres, qui ne sont pas d’accord? Ils deviennent, qu’ils soient majoritaires ou minoritaires, des ennemis ou des irresponsables, inconscients face à la vérité proclamée.

Les conséquences qui en découlent pour la relation entre le gouvernement et la société sont évidentes et pathologiques. La puissance devient paranoïaque et ne peut être exposée à la lumière publique. Et la différence entre la réalité et le discours conduit à l’hyper-idéologisation et à la surexposition à la propagande qui tente de cacher ce fossé, d’affirmer le leadership et d’écraser les ennemis. Il ne reste à la société qu’à obéir ou à s’opposer à cette logique du pouvoir avec des coûts toujours plus élevés si le système se consolide. Tous les régimes totalitaires et à parti unique s’arrêtent là. Et c’est ce qui s’est passé.

Le Nicaragua est entré pleinement dans une tentative de construire un pouvoir de néo-autoritarisme, personnalisé, cette fois-ci venant du cœur même du parti [FSLN] qui, au nom de la révolution, a tenté d’enterrer la dictature familiale du passé. En 2008, une lettre adressée au gouvernement nicaraguayen, présidé par Daniel Ortega du Front sandiniste, signée par un groupe de personnalités qui ont eu une relation de soutien et de solidarité avec le processus révolutionnaire qu’elles ont connu dans les années 1980 et qui ont maintenu des liens avec le pays, a mis en garde contre cela. Parmi les signataires figuraient des militants et des intellectuels tels que Mario Benedetti, Eduardo Galeano et Noam Chomsky. La lettre appelle au respect des droits politiques au Nicaragua.

Dix ans plus tard, le diagnostic confirme que le pouvoir absolu a confondu sa conservation avec l’appropriation du pays à tout prix. Plus de 365 morts, 1800 blessés, des kidnappés, des torturés et des disparus: accepteriez-vous que cela se produise dans votre pays? Au nom de quoi? Le seul moyen de s’en sortir ne peut qu’être la démocratisation et la justice, et que par la suite les options soient tranchées. Et la solution «magique», jusqu’à ce moment, semble être la plus naturelle au monde: il est nécessaire de refonder la légalité et la légitimité du pouvoir, c’est-à-dire avoir des élections crédibles pour la société et la régulation du pouvoir. (Article paru dans la rubrique «Opinion» de Confidencial en date du 8 août 2018; il s’agit d’extraits d’un article paru dans Le Monde Diplomatique, édition du Chili; traduction A l’Encontre)

Angel Saldomando est chercheur auprès du Centre interdisciplinaire de recherche en développement international et société (CIRDIS), Université du Québec à Montréal. Il est chercheur associé au Centre d’Etude stratégique sur les Politiques publiques (IEEPP) au Nicaragua et collabore avec divers centres de recherche dans des pays comme la Bolivie, le Pérou, le Chili. Il a publié en 2017 Logicas de Desarollo, Estractivisme y Cambio climatico.

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PS: Référence est faite ici à la dénonciation par Zoilamérica Narváez Murillo des abus sexuels dont elle fut la victime, abus exercés par Daniel Ortega, son beau-père adoptif. Sa mère, Rosario Murillo, a rejeté le témoignage circonstancié – publié le 22 mai 1998 – de sa fille comme relevant d’une personnalité mythomaniaque. Cette attitude de Rosario Murillo s’ajoute à l’interdiction de l’avortement au Nicaragua qui est le résultat de l’accord entre Ortega-Murillo – elle est la porte-parole d’une message «religieux syncrétique» – et l’Eglise catholique. Cette attitude a aussi généré des campagnes de protestation du mouvement des femmes dans toute l’Amérique latine. Ainsi, des groupes féministes en Uruguay et au Paraguay se sont opposés à la participation d’Ortega lors de l’investiture des présidents José Mujica (2010) et Fernando Lugo (2008). Ortega a été représenté en Uruguay par Tomás Borge, alors ambassadeur du Nicaragua au Pérou. Zoilamérica vit actuellement en exil au Costa Rica. Dans des entretiens, fort bien structurés et posés, elle apporte son soutien au mouvement pacifique d’opposition au régime en place. (Réd. A l’Encontre)

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