Mexique. «Nous ne voulons pas de ces policiers municipaux!»

photoPar Manuel Aguilar Mora
et Emmanuelle Steels

Tout au début décembre 2014, Manuel Aguilar Mora écrit: «La rébellion démocratique qui commence au Mexique et qui s’étend dans toute la République indique un défi lancé au pouvoir, un défi dont la potentialité de se transformer en un authentique soulèvement national est inédite. L’assassinat de 6 personnes (dont 3 étudiants) et la séquestration – suivie de leur assassinat – de 43 étudiants de l’école normale d’agriculture de Ayotzinapa la nuit du 26 au 27 septembre 2014 à Iguala constituèrent des atrocités qui ont horrifié la population du Mexique et le monde entier. Ce fut la goutte qui a fait déborder le vase, l’étincelle qui mit le feu à une pampa asséchée. Cela s’annonçait depuis des années. La restauration priiste [1] représentée par le gouvernement d’Enrique Peña Nieto (PRI), avec toute son arrogance, son impunité et sa corruption, a encore abaissé le niveau de crédibilité des gouvernements du PRI, comparé aux années antérieures à l’an 2000. Une tuerie a frappé des dizaines de milliers de personnes dans tout le pays, transformé, en quelque sorte, en un cimetière de citoyens et citoyennes du Mexique et de personnes venant d’Amérique centrale (Guatemala, Honduras, Salvador…) cherchant à se rendre aux Etats-Unis.

Le président Peña Nieto, en quelques semaines, est descendu du trône sur lequel il s’affichait. Le «sauveur du Mexique» est mis à l’enfer par les investisseurs internationaux. En effet, la réaction de la présidence et du gouvernement fut désastreuse. Le procureur de l’Etat fédéral, Jesus Murrillo Karam, dès le début, considéra que «des événements» – en particulier pour ce qui a trait à l’Etat de Guerrero – relevaient de la stricte responsabilité des autorités locales.

A cela s’ajouta une multiplication de rétentions d’informations, de complicités, etc. Pour Peña Nieto et son gouvernement, la ligne de conduite était claire : nous sommes protégés par un régime d’impunité. Et le Mexique est un pays où les homicides se perpétuent sans assassins, sans tortures, sans tortionnaires, sans violences sexuelles, etc.

Un couple pour qui les assassins n'existent pas
Un couple pour qui les assassins n’existent pas

Le scandale devint si important que les médias en firent un sujet central et que dans les rues comme dans le métro on ne parlait que de cela, de ces crimes horribles et de la corruption du couple présidentiel : Peña Nieto et Angelica Rivera. Pour la première fois depuis des décennies, lors de diverses manifestations, on pouvait entendre la clameur : «Dehors Peña». De la mobilisation actuelle peut surgir un mouvement de masse indépendant, démocratique et, dans cette perspective, y compris révolutionnaire. Autrement dit, un mouvement rebelle apte à se défaire aussi bien du PRI, du PAN que du PRD (Parti de la révolution démocratique, créé en 1989) [2].»

Cet éclairage – la citation de Manuel Aguilar est partielle – de la mobilisation démocratique au Mexique permet de placer dans son contexte l’article descriptif d’Emmanuelle Steels que nous publions ci-dessous. (Rédaction A l’Encontre)

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«Vous voulez que l’histoire se répète? A quoi jouez-vous ?» Dans la mairie de la ville d’Iguala [ville de 120’000 habitant·e·s sans l’Etat de Guerrero], un groupe d’habitants admoneste les responsables politiques assis en rang face à eux. Le représentant du gouverneur de l’Etat du Guerrero (centre) vient de leur confirmer le retour, à une date indéfinie, des policiers municipaux. Une clameur outrée parcourt l’assemblée. Une cinquantaine de personnes, la plupart ayant un proche disparu, sont venues ce jour-là glaner une hypothétique bonne nouvelle: elles espéraient que la police d’Iguala, impliquée dans la disparition de 43 étudiants le 26 septembre, soit définitivement dissoute.

Des années durant, les forces de sécurité locales ont agi pour le compte du cartel des Guerreros Unidos («Guerriers unis»), sous la houlette du maire José Luis Abarca, aujourd’hui sous les verrous dans le cadre de l’enquête sur les étudiants. Quarante policiers municipaux ont été arrêtés et 300 autres envoyés dans une caserne militaire de Tlaxcala [de son nom Tlaxcala de Xicotéencatl] dans la vallée de Puebla, capitale de l’Etat de Tlaxcala], à des centaines de kilomètres du Guerrero, pour un stage de redressement officiellement qualifié de «formation». Plusieurs familles de victimes les soupçonnent d’avoir participé à des disparitions, le spectre de leur retour fait donc craindre de nouvelles exactions ou des représailles.

Un commerçant dont l’épicerie installée face au commissariat désert périclite irrémédiablement ne feint pas d’ignorer le profil de ses anciens clients : «Nous savions qu’ils étaient de mèche avec les narcos. Peut-être pas tous les policiers, mais beaucoup d’entre eux. A Iguala, tout le monde le savait.» Blasés, indifférents ou craintifs, les 100’000 habitants avaient accepté cette réalité, réplique de celle vécue dans de nombreuses régions du Mexique.

Plus de 70% des mairies sont infiltrées par les cartels, selon le spécialiste Edgardo Buscaglia, qui parle de la «féodalisation» des municipalités. Les policiers agissent comme sicaires du cartel: c’est le crime organisé en uniforme. D’après le parquet fédéral, le chef de la police d’Iguala – en fuite – percevait 600’000 pesos (33’000 euros) en guise de rémunération mensuelle de la part des Guerreros Unidos. L’enquête montre qu’il était chargé de répartir les pots-de-vin parmi ses hommes.

Les nouvelles de crimes sanguinaires impliquant des policiers emplissent quotidiennement les colonnes des journaux. Ce mardi, les autorités de l’Etat du Coahuila (Nord) ont annoncé l’arrestation de deux policiers de la ville d’Allende et lancé des recherches contre six autres pour le massacre et la disparition d’un nombre indéterminé de civils en 2011. Il y aurait environ 300 disparus selon le maire de la ville, 28 selon le gouvernement de l’Etat. Le mode opératoire est semblable au cas d’Iguala: les policiers et des membres d’un cartel, les Zetas, auraient enlevé et assassiné un groupe de personnes avant de brûler leurs cadavres. Mais certaines victimes auraient réussi à s’enfuir aux Etats-Unis.

«Après Iguala, le Mexique doit changer», a déclaré fin novembre le président Enrique Peña Nieto [ancien gouverneur de l’Etat de Mexico de septembre 2005 à septembre 2011 ; en fonction comme président des Etats Unis Mexicains depuis décembre 2012, élu en juillet 2012, membre du Parti révolutionnaire institutionnel], présentant une série de mesures destinées à limiter l’autonomie des municipalités en cas d’infiltration criminelle. Il propose de fusionner les polices municipales en un corps unique au sein de chaque Etat: «Il faut transformer les 1800 corporations municipales, faibles et facilement corruptibles, en des polices régionales intègres, professionnelles et efficaces.»

La police municipale est l’institution la plus dénigrée du pays : d’après l’Institut national de statistiques, 65% de la population s’en méfie. «Au niveau local, le problème est structurel, argumente le porte-parole du chef de l’Etat. A Iguala, la force policière tout entière était corrompue. Dans la police fédérale, la corruption touche des éléments isolés et ne concerne pas la hiérarchie.» Mais pour les spécialistes, l’ennemi intérieur se situe à un autre niveau. «Le problème de la corruption ne réside pas dans un système policier défectueux mais dans le modèle politique, considère un ancien procureur spécialisé dans la lutte contre le crime organisé, Samuel González. La corruption s’ancre dans le pouvoir politique avant de se répercuter sur la police. Cela fait vingt ans qu’on tente de refonder la police au Mexique : si le problème résidait là, il serait déjà réglé. C’est la politique qui doit changer. A Iguala, il n’y avait pas de police honnête car le pouvoir n’en voulait pas.»

Les experts recommandent de revaloriser le statut du policier. Un agent municipal gagne en moyenne 6000 pesos (335 euros, contre un salaire mensuel moyen à 490 euros selon l’OIT (Organisation internationale du travail) par mois et ne doit pas avoir terminé l’école primaire. Depuis 2008, des examens de confiance sont imposés systématiquement aux 400’000 policiers, toutes corporations confondues. Ils sont notamment soumis à des tests sanguins pour débusquer les stupéfiants ainsi qu’au détecteur de mensonges, censé révéler leur degré de corruptibilité!

Mais pour Martín Gabriel Barrón, criminologue de l’Institut national des sciences pénales, faire payer l’addition du drame d’Iguala aux polices municipales est aberrant : «Les considérer comme le seul réceptacle de la corruption ne résout rien. Les forces fédérales et régionales sont tout aussi infectées.» Javier Herrera Valles, ancien commandant de la police fédérale, en témoigne : «En 2008, j’ai dénoncé auprès du président Felipe Calderón [Président du 1er décembre 2006 au 1er décembre 2012, membre du PAN – Parti d’action nationale] les hauts niveaux de corruption qui touchent les dirigeants de la police. Cela m’a coûté la prison.» Accusé injustement de liens avec le narcotrafic, il a été libéré trois ans plus tard. «Il faut commencer par assainir les forces fédérales si l’on veut bâtir d’en haut une police honnête», estime-t-il.

«Nous ne voulons pas de ces policiers municipaux !» hurlent les habitants d’Iguala à leurs autorités. Mais celles-ci ne céderont pas, même si elles envisagent de cantonner les agents à des tâches administratives. Alors que le président Peña Nieto proclame la disparition de la police municipale à Iguala, elle reviendra sur les lieux du crime. (Publié dans Libération du 11 décembre 2014)

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[1] C’est-à-dire du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), après les deux présidences du Parti d’action nationale (PAN) de Vicente Fox et de Felipe Calderon entre 2000 et 2012. (Réd. A l’Encontre)

[2] Le PRD, suite aux élections de 1988, a été lancé par Cuauhtémoc Cárdenas, le fils du grand réformateur et président Lazaro Cardenas (1934-1940). Le PRD a capté, fin des années 1980-début des années 1990, une partie de la gauche radicale mexicaine qui misait sur une évolution d’un mouvement populaire et des salarié·e·s rompant avec le système du PRI et aussi du PAN. La figure de Cuauhtémoc Cárdenas servait de manière anachronique à dessiner un profil qui réinscrivait le mouvement d’émancipation dans une continuité de la période de Lazaro Cardenas. Le bilan est très loin des espoirs émis par certains. C’est une expérience politique peu examinée en dehors du Mexique. (Réd. A l’Encontre)

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