Mexique. Le «gasolinazo» fait bouger le Mexique

Par Manuel Aguilar Mora

Après les quinze premiers jours de la nouvelle année, depuis l’annonce par le gouvernement de la hausse des prix des carburants [20,1% pour l’essence et 16,5% pour le diesel], la société mexicaine se trouve en pleine ébullition. Avec les multiples manifestations de rues, les assemblées, les réunions de toutes sortes dans les quartiers, sur les places publiques, dans les universités, sur les marchés, on commence à percevoir le surgissement d’un malaise social et d’une désillusion qui se manifeste jusque dans les cercles du gouvernement et de l’oligarchie. Quelque chose de nouveau se vit dans la société: le Mexique bouge, mais pas comme le président Peña Nieto le voudrait.

Mobilisations au niveau national

Les manifestations de mécontentement dans les rues n’ont pas arrêté [ils continuent dans diverses régions du pays, comme le rapporte le quotidien La Jornada des 21,22 et 23 janvier 2017]. Dans la Ville de Mexico, les manifestations durant cette période ont été pratiquement quotidiennes. Lundi 9 janvier 2017, des milliers de personnes ont défilé par le trajet traditionnel des manifestations par la «Promenade de la Réforme» [l’avenue la plus importante de la capitale fédérale] jusqu’à la grande Place centrale du Zócalo. Une semaine après, le dimanche 15 janvier, à nouveau, cette avenue a été parcourue par des foules qui n’ont cessé de crier les consignes déjà célèbres «Peña dehors! A bas la hausse des prix des carburants! Pour une grève nationale! Du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, nous gagnerons ce combat, quoi qu’il en coûte!

Dans les autres grandes métropoles du pays, Guadalajara et Monterrey, il y a aussi eu des grandes manifestations. Dans le Sud du pays, en Oaxaca et au Chiapas, les manifestations n’ont pas manqué non plus. Précisément dans ce dernier Etat, le Chiapas, à Tapachula, une ville à la frontière du Guatemala, s’est tenue une manifestation comme il n’y en avait pas eu depuis longtemps, pour ce qui est du nombre de participants. Furent sans précédents également, les manifestations de dizaines de milliers de personnes qui eurent lieu dans le Nord, dans les Etats de la frontière avec les Etats-Unis, de Coahuila, de Sonora et de la Basse Californie. Les dimensions de ces manifestations ont dépassé par leurs nombres de participants et leur ampleur les expressions de mécontentement, en 2014, pour le massacre de la nuit de Iguala-Ayotzinapa et ressemblent aux luttes des enseignants de 2015 et 2016 [voir à ce sujet l’article publié sur ce site].

Dans la seconde moitié de ce mois de janvier, tout indique que l’avalanche de manifestations va croître. C’est ainsi parce que c’est bien connu que des centaines de milliers d’hommes et de femmes se préparent à continuer de manifester et de se mobiliser et du fait du réveil massif auquel on assiste dans tout le pays. S’il est possible et correct de définir cette montée populaire comme « spontanée », en tant que produit de la décision du gouvernement de renchérir encore plus le coût de la vie pour la majorité déjà très appauvrie de la population, les guillemets placés à l’adjectif servent à relativiser une telle spontanéité. Assurément, il n’existe pas une direction qui au niveau national aurait convoqué et dirigerait cette vague de mobilisations. Qui plus est, il est évident qu’elles ont lieu en opposition aux partis qui sont traditionnellement considérés comme les représentants de la «gauche», par exemple, le PRD, le Parti de la Révolution Démocratique. Y compris MORENA, le Mouvement de Régénération National, et en particulier son chef Andrés Manuel López Obrador (AMLO), une force que les enquêtes d’opinion désignent amplement comme l’alternative électorale avec le plus d’appui populaire et le plus de possibilités de gagner les élections présidentielles de 2018, s’est maintenu prudemment à distance de ces expressions du mécontentement massif. Même l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN) reste silencieuse, retranchée dans les montagnes du Sud-Est du Chiapas.

Ce qui constitue l’arrière-fond de la situation actuelle, c’est l’ensemble des récentes expériences historiques qui ont secoué la conscience nationale: le massacre de 22 personnes par l’armée à Tlatlaya en juin 2014; la disparition des 43 étudiants de Ayotzinapa à Iguala en septembre de la même année 2014; les réformes énergétiques [il y a deux ans, le gouvernement a ouvert, avec des appels d’offres aux grandes compagnies pétrolières les champs terrestres, en eaux peu profondes et, en décembre 2016, en eaux profondes] et scolaires, et l’état des relations avec le puissant voisin du Nord dont le nouveau président a désigné le Mexique, à côté de la Chine, comme ennemi des Etats-Unis.

C’est cela qui est en train de transformer la pensée collective traversée par des préoccupations et des colères inédites, une situation d’une extrême complexité qui s’enfonce fortement dans les profondeurs du sentiment national.

Préparatifs de lutte

La situation est si urgente et si impérieuse que même les pesantes bureaucraties syndicales regroupées dans l’Union Nationale des Travailleurs (UNT: principalement les téléphonistes, électriciens, universitaires) se sont réunies et ont convoqué une Journée Nationale de Lutte qui débutera le 17 janvier dans la ville frontière de Tijuana avec pour objectif de construire la solidarité internationale face à la politique d’intimidation et de menaces du nouveau gouvernement Trump. Elle se poursuivra par diverses assemblées et marches en Ville de Mexico pour culminer en une ample mobilisation nationale le 31 janvier et le 5 février pour établir un bilan social à l’occasion du Centenaire de la Constitution révolutionnaire de 1917 qui verra la présentation de propositions pour le plus large débat public concernant la démocratisation du régime politique dans le but de forger un nouveau projet de nation.

Manifestation devant l’ambassade des Etats-Unis, le 20 janvier,
à Mexico-City

Parallèlement, au travers des réseaux sociaux, et de l’archipel de groupes des plus diverses couleurs idéologiques et politiques, sont proposées d’autres initiatives qui comprennent une manifestation devant l’ambassade des Etats-Unis vendredi 20 janvier, le jour de la prestation de serment de Donald Trump à Washington, ainsi qu’une marche des femmes qui se dirigera aussi vers l’ambassade. Il apparaît avec de plus en plus de clarté parmi d’amples secteurs de la population que l’arrivée de Trump à la présidence des Etats-Unis va changer radicalement cette pièce clé de la politique internationale mexicaine que constitue la relation avec les voisins nord-américains. En fait, avant même son entrée officielle en fonction, Trump a déjà amené la Ford Motor Co. à renoncer à son projet d’usine qu’elle avait commencé à construire dans l’état de Saint Louis Potosi.

Des pas sur le toit

Devant un tel panorama, il n’est pas surprenant que dans les cercles oligarchiques et gouvernementaux aussi commencent à apparaître des frictions et même des affrontements et des conflits. Il en est un en particulier qui s’annonce comme le problème politique crucial tant pour les groupes dominants mexicains que, de fait, aussi pour les nouveaux gouvernants de Washington. Il s’agit de la succession présidentielle de 2018.

Il est évident que le président Peña Nieto fait face à des vents contraires s’il veut imposer le candidat du PRI (le Parti Révolutionnaire Institutionnel qui gouverne le pays depuis 1929 presque sans interruption). Sa décision de choisir qui sera ce personnage sera la dernière et, de fait, la seule, décision qui reste à un président dont la perte de prestige et l’impopularité ont atteint des sommets jamais vus. Certaines enquêtes d’opinion indiquent des pourcentages de moins de 20% d’approbation de son gouvernement. Mais ce qui est assurément le plus grand problème, une fois choisi un allié de Peña Nieto comme ce candidat, ce sera pour ce dernier gagner une majorité aux élections présidentielles.

C’est là que les réformes constitutionnelles adoptées en 2014 viennent à point. Elles incluent la figure constitutionnelle de «gouvernements de coalition» à partir de 2018, coalitions auparavant interdites par le présidentialisme absolu du régime. Cela permet à des secteurs bourgeois conscients de la difficulté d’une victoire du candidat choisi par Peña Nieto de mettre en avant cette clause aujourd’hui déjà afin d’empêcher que les élections de 2018 se convertissent en une bataille politique déstabilisante.

C’est là qu’entre en scène Andrés Manuel López Obrador (AMLO) qui ne cesse d’insister depuis des mois exactement sur ce thème: à savoir établir maintenant déjà une coalition gouvernementale avec Peña Nieto. Que cette solution de la crise potentiellement dangereuse de la succession en 2018 n’est pas seulement une idée de AMLO mais qu’elle est discutée y compris dans les cercles dirigeants du PRI, peut se voir on ne peut plus clairement dans les déclarations de Diego Valadés. Il s’agit d’un politicien du PRI ayant une expérience gouvernementale (il a été, entre autres, Procureur de la République) et qui occupe une position au plus haut niveau de la hiérarchie académico-bureaucratique de l’UNAM, l’Université Nationale Autonome du Mexique, la plus ancienne et la plus prestigieuse du pays.

Dans un entretien récent, il déclarait: «Le gouvernement en appelle à l’unité du pays. Devant ces appels, la raison commande que ces prochaines semaines, le président de la République commence à convoquer les dirigeants des partis politiques pour les écouter. Je ne comprends pas, par exemple, qu’on ait invité un candidat présidentiel des Etats-Unis [visite de Trump au Mexique en fin août 2016] répudié par la société mexicaine, mais qu’on n’invite pas un leader de 15 millions de Mexicains comme l’est AMLO, leader du MORENA.» Et en réponse au journaliste qui lui demande «Et si ce dialogue n’a pas lieu?», Valadés répond: «Si cela ne se concrétise pas dans le courant des deux prochaines années, les conditions du pays vont évidemment se détériorer jusqu’à des niveaux inimaginables.» (Proceso, 15 janvier 2017). Des niveaux inimaginables! Sans commentaires.

Voici comment la conjoncture du gasolinazo secoue le pays à tous ses étages et les potentialités de tels mouvements sont « inimaginables ». (Article écrit le 16 janvier 2017; traduction A l’Encontre. Manuel Aguilar Mora est historien et auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire politique du Mexique)

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