Dom Hélder Câmara, père de l’Église des pauvres

Don Hélder Câmara

Kenneth P. Serbin*

Diffusion de l’Information sur l’Amérique latine (DIAL) a publié, le 2 juillet 2009, sur son site, cet article à l’occasion du centenaire de la naissance de Dom Hélder Câmara. Nous publions, ici, la deuxième partie d’un long article écrit par un historien qui enseigne à l’Université San Diego en Californie: Kenneth P. Serbin.

Les dates qui tracent la vie de Don Helder Câmara sont les suivantes. Il est né le 7 février 1909 à Fortaleza, ville dans laquelle il poursuivra ses études au petit et au grand séminaire. En 1952, il est nommé évêque de Sarde (diocèse in partibus infidelium), auxiliaire de Rio de Janeiro. En avril 1955, il devient archevêque auxiliaire de Rio de Janeiro. Il dénoncera très vite la césure sociale et raciale illustrée par cette ville.

Dans la première partie de son article K. P. Serbin souligne que dès cette époque: «Dom Hélder intensifie ses efforts en faveur des pauvres. Il prend part à la formation du Conselho Espiscopal Latino-Americano (CELAM, ou Conseil épiscopal latino-américain), qui contribue à faire prendre conscience de l’importance de l’Amérique latine dans l’Église catholique et apporte son soutien à l’Église des pauvres, qui n’en est encore qu’à ses débuts. À Rio, Dom Hélder inaugure un projet de logement pour les habitants des favelas et met en place une campagne permanente de charité pour les nécessiteux. Il acquiert bientôt une renommée internationale au titre d’« évêque des bidonvilles ». Dom Hélder fait également pression auprès du gouvernement pour la mise en œuvre de programmes de développement visant à venir en aide aux masses. Grâce à son prestige et à son influence politique croissante, il devient l’un des principaux conseillers du Président Juscelino Kubitschek (1956-1961), qui favorise le développement industriel rapide par l’investissement de capitaux étrangers, l’impulsion du gouvernement et le transfert de la capitale du Brésil de Rio à Brasilia. Dom Hélder et le CNBB aident Kubitschek dans son effort pour répandre les bienfaits du développement. Par exemple, les évêques jouent un rôle absolument essentiel dans la fondation d’un programme gouvernemental ambitieux visant à apporter l’industrie et le progrès dans la région appauvrie du Nord-Est.»

En mars 1964, un coup d’Etat militaire et civil renverse le gouvernement Joao Goulart. Le bloc dominant au pouvoir sera un allié décisif des Etats-Unis dans le continent. Ce coup d’Etat va marquer l’histoire brésilienne jusqu’au «retour à la démocratie», en 1985.

Pour rappel, la CUT (Centrale unique des travailleurs, indépendante du pouvoir militaire), le PT (Parti des travailleurs) et le MST (Mouvement des sans terre) sont nés au début des années 1980.

En 1964, Dom Hélder Câmara sera nommé archevêque de Olinda et Recife (Etat de Pernambuco). Le 12 avril 1964, il y tient son discours-programme (voir ci-dessous). Son influence internationale, entre autres en Amérique latine, prendra un essor particulier à l’occasion du Concile Vatican II, qui s’est tenu entre 1962 et 1965.

En 1984, à 75 ans, Dom Hélder Camara offre sa démission au pape. En 1999, il décède à Recife.

Le rappel de la trajectoire de Dom Hélder Camara prend encore plus de sens au moment où l’appareil bureaucratique du Vatican est dirigé par par Ratzinger-Benoît XVI. (Rédaction A l’Encontre)

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En 1963 et 1964, la politique brésilienne devient extrêmement polarisée entre la droite et la gauche. Dom Hélder s’oriente encore davantage vers la gauche, en rupture complète avec l’élite du pays. Il déclare que les riches sont responsables de l’échec de l’Alliance pour le progrès, un programme lancé par John F. Kennedy, président des États-Unis, en réponse à la révolution cubaine, et visant à endiguer «l’expansion du communisme» en Amérique latine par l’assistance financière et la réforme sociale. À la demande pressante de Dom Hélder, la Conférence nationale des évêques du Brésil (CNBB) publie l’une des déclarations les plus radicales de l’histoire de l’Église brésilienne. Dans ce document, l’Église plaide en faveur de l’expropriation des terres pour les transférer aux pauvres. Dom Hélder s’implique encore davantage dans les efforts du président Goulart pour mettre en œuvre une redistribution des terres et d’autres réformes élémentaires et subit des attaques pour s’être montré favorable aux programmes d’alphabétisation pour les pauvres. Son refus d’appuyer la conspiration militaire qui se trame contre le président Goulart contribue à faire déchanter nombre de ses anciens amis au sein de l’élite. Pendant ce temps, au concile Vatican II, Dom Hélder suscite la colère des évêques conservateurs et traditionnalistes avec ses positions progressistes. Au début de l’année 1964, la jalousie des ecclésiastiques à l’égard du succès de Dom Hélder et les soupçons éveillés par ses activités politiques aboutissent au transfert de Dom Hélder à l’obscur archevêché de São Luís do Maranhão. Toutefois, le décès soudain d’un autre évêque oblige l’Église à renvoyer Dom Hélder à Olinda et Recife. Des mouvements politiques et culturels radicaux s’épanouissaient à Recife depuis plusieurs années, faisant de la ville l’une des villes phares du Tiers-Monde et attirant l’attention des fonctionnaires gouvernementaux états-uniens, inquiets à l’idée d’un soulèvement révolutionnaire en Amérique latine. Le 31 mars 1964, l’armée renverse le président Goulart, sonnant le début de vingt-et-une années de loi martiale répressive. Peu après, les évêques brésiliens votent pour remplacer la faction de Dom Hélder au sein de la CNBB par une direction plus conservatrice.

Au début, Dom Hélder adopte une approche attentiste envers les militaires, espérant garder des voies de dialogue ouvertes en vue d’une possible collaboration en faveur du progrès du Brésil. Contrairement à de nombreux partisans de la gauche, Dom Hélder n’a pas de préjugés à l’égard des militaires. Il est un pasteur pour tous. Le général Humberto de Alencar Castello Branco, premier président militaire, apprécie l’évêque originaire, comme lui, du Ceará et, même après 1964, est allé écouter certains de ses sermons. Même s’il accepte le dialogue avec le marxisme et défend les droits des prisonniers politiques détenus par le régime, Dom Hélder continue à s’opposer au communisme – mais jamais à la manière agressive, intolérante, de la droite. Il veut devancer le communisme avec une révolution sociale non violente, catholique et humaniste, dans laquelle le gouvernement favoriserait le bien-être de tous les citoyens, opérerait une transformation radicale de la société et préserverait l’indépendance du Brésil par rapport aux puissances étrangères que sont les États-Unis et l’Union soviétique. Dans le même temps, Dom Hélder est bien conscient que l’Église elle-même n’est pas capable de créer ni de diriger un régime socialiste. Le socialisme ne peut se développer que grâce aux efforts des hommes politiques et de la société civile et doit conserver son indépendance par rapport aux superpuissances. L’Église ne doit pas échanger le néo-christianisme pour un christianisme socialiste.

Cependant, la peur et la haine suscitées par la Guerre froide empêchent la droite comme la gauche d’envisager la position politique intermédiaire pacifique proposée par Dom Hélder. Le conflit grandissant entre le progressisme catholique et la politique de sécurité nationale du régime militaire envenime fortement les relations entre l’Église et l’État. Les officiers militaires et les conservateurs traitent maintenant Dom Hélder de « communiste » et le surnomment « l’évêque rouge ». Dans le Nord-est, en particulier autour de Recife, l’armée déclenche la pire répression de la période suivant immédiatement le coup d’État. Dom Hélder aide les persécutés tout en continuant à s’élever contre l’injustice. Le président Castello Branco et d’autres modérés essaient d’apaiser les tensions avec l’Église mais de nombreux militaires adeptes de la ligne dure n’aiment pas le clergé activiste et multiplient les attaques contre l’Église des pauvres et Dom Hélder. Les conservateurs accusent fréquemment ce dernier d’encourager la violence dans ses critiques de l’inégalité. Les actions de Che Guevara, du prêtre révolutionnaire colombien Camilo Torres, et d’autres, rendent la violence de plus en plus attirante comme solution à l’impasse politique et de développement du Tiers-Monde. Dom Hélder, quant à lui, reconnaît la violence présente en Amérique latine, mais insiste toujours plus sur une solution non violente. À gauche, certains critiquent son attitude « pacifiste » envers le régime militaire. Naïvement, peut-être, Dom Hélder élabore en 1967 un programme pour former un troisième parti politique, le Partido do Desenvolvimento Integral (Parti du développement total), pour offrir une autre possibilité que les deux partis officiels autorisés à fonctionner par le régime militaire depuis l’abolition de tous les partis traditionnels en 1965. En 1968, il lance officiellement un mouvement appelé « Action, justice et paix », s’inspirant en partie du modèle de Gandhi et de Martin Luther King. Néanmoins, ce mouvement s’effondre à cause de l’approfondissement de la polarisation politique et du renforcement de la censure militaire.

Au milieu de l’année 1968, l’Église d’Amérique latine fait sa déclaration la plus claire, la plus mûre, à propos du type de société qu’elle envisage pour la région. Les évêques représentant la région se réunissent à Medellín, en Colombie, pour étudier comment les conclusions de Vatican II peuvent être appliquées au niveau local. Dom Hélder pousse les autres délégués à élaborer une proposition en faveur d’une transformation sociale radicale mais pacifique dans la région. Ils dénoncent la « violence institutionnalisée » inhérente à l’inégalité sociale et aux structures sociales oppressives. Ils encouragent également la création de Comunidades Eclesiais de Base (Communautés ecclésiales de base). Au sein de ces petits groupes se rassemblent des catholiques humbles pour réfléchir à l’importance de la foi dans leur vie de tous les jours et dans leurs luttes politiques. Cette méthode est devenue connue dans toute l’Amérique latine sous le nom de « conscientização », ou conscientisation. La Conférence de Medellín marque la naissance de la théologie de la libération, qui est devenue le fondement idéologique de l’Église des pauvres. La déclaration de Medellín pousse de nombreux prêtres, religieux et volontaires laïcs de toute l’Amérique latine à devenir activistes en faveur des pauvres et à s’opposer à l’autoritarisme. Le régime militaire brésilien soupçonne le document d’être le fruit d’une manipulation des communistes révolutionnaires. Mais les généraux ne parviennent pas à comprendre que l’Église a organisé la réunion de Medellín dans le cadre de sa propre stratégie pour contenir le communisme et encourager la réforme sociale au lieu de la révolution violente. Conformément aux convictions de Dom Hélder lui-même, la déclaration met l’accent sur le principe de non-violence.

En décembre 1968, les généraux brésiliens décrètent la dictature absolue en suspendant les libertés civiles et la liberté de la presse, en fermant le Congrès national et en donnant libre cours aux forces de sécurité, non seulement contre le mouvement de guérilla antigouvernementale en plein essor, mais également contre les opposants pacifiques au régime. Une fois de plus, Dom Hélder essaie de donner aux militaires une chance de prouver leurs bonnes intentions. Mais la torture est devenue une routine dans les centres d’interrogation militaires. Dom Hélder fait lui-même l’objet d’une surveillance intensive menée par les militaires et les services de renseignements de la police. Sa maison est mitraillée et, en mai 1969, un escadron de la mort de droite assassine brutalement l’un de ses jeunes prêtres. En novembre 1969, les forces de sécurité assassinent Carlos Marighella, un révolutionnaire violent considéré comme l’ennemi public numéro 1 par le régime. Simultanément, elles emprisonnent et torturent des frères dominicains et d’autres prêtres accusés de collaborer avec Marighella, qui voulait renverser le régime et instaurer un gouvernement socialiste. Parmi les détenus figure le père Marcelo Carvalheira, l’un des assistants de Dom Hélder, aujourd’hui vice-président de la CNBB. La communauté des services de renseignements essaie, sans succès, d’utiliser cet incident pour lier Dom Hélder à la violence.

En mai 1970, Dom Hélder attaque le gouvernement en dénonçant au monde entier l’existence de la torture lors d’un discours public à Paris. Sa décision de s’exprimer ouvertement est sans doute la plus controversée de sa vie. Depuis 1964, Dom Hélder œuvrait pour la libération des prisonniers politiques et leur rendait visite en prison. À Recife, il avait dénoncé publiquement la torture exercée par la police politique. Mais il n’avait à aucun moment fait de commentaires sur la torture à l’étranger, où il était célèbre. Dans son discours, Dom Hélder évoque en particulier le cas de Tito de Alencar Lima, l’un des dominicains emprisonnés. Frère Tito a été torturé brutalement par les forces de sécurité et, incapable de guérir psychologiquement, s’est suicidé par la suite.

Le discours de Paris est impensable pour les dirigeants militaires du pays. Fiers d’un « miracle économique » qui fait du Brésil l’un des pays ayant la plus rapide croissance au monde, ils rejettent les critiques les traitant de « mauvais Brésiliens » et adoptent le slogan de propagande « Le Brésil: aime-le ou quitte-le ». Les généraux s’embourbent dans un conflit avec l’Église à propos de l’image du Brésil à l’étranger et de la redéfinition du patriotisme au moment où le pays devient une puissance industrielle. Ils considèrent de plus en plus la défense des droits humains comme une forme de subversion.

La dénonciation de la torture par Dom Hélder constitue l’une des ses plus importantes contributions à la paix et à la justice sociale. Elle contribue à consolider la nouvelle position de l’Église en faveur des droits humains et élève ce sujet au rang de question de politique et de diplomatie internationale. Mais elle suscite également la fureur des généraux et brise sa carrière ecclésiastique. Le discours de Paris déclenche un déluge de critiques au Brésil. La presse et les intellectuels conservateurs lancent une campagne de diffamation intensive contre Dom Hélder. Les dictateurs interdisent ensuite toute mention de l’archevêque dans les médias. Ils passent même par des voies diplomatiques pour l’empêcher de recevoir le Prix Nobel de la paix. C’est comme si Dom Hélder n’existait plus. Les bureaucrates du Vatican, l’autorité centrale du gouvernement de l’Église à Rome, essaient également de limiter les mouvements de Dom Hélder. À ce moment, il était devenu une personnalité beaucoup trop controversée pour devenir cardinal, un poste élevé qu’il méritait sans aucun doute mais auquel le régime militaire s’opposait. Dom Hélder décide stratégiquement de se retirer de la politique intérieure au Brésil et se concentre sur les discours à l’étranger, où il continue d’attirer l’attention en défendant les causes de la paix et de la justice. Lors d’une réunion de dirigeants de l’Église à São Paulo, il passe le flambeau de défenseur des droits humains à l’archevêque Paulo Evaristo Arns, qui devient, dans les années 1970, le plus véhément critique au Brésil des violations des droits humains perpétrées par le régime. Ce n’est qu’en 1977, après que le régime a commencé à assouplir la censure, qu’un journal brésilien publie de nouveau une interview de Dom Hélder.

Malgré les craintes d’assassinat, Dom Hélder garde son calme pendant la période difficile des années 1970 en restant un homme de simplicité, de paix et de profonde spiritualité. Sa quête de paix repose sur l’exercice quotidien de valeurs fondamentales qui ne sont pas toujours faciles à mettre en pratique pour les êtres humains: la gentillesse, la patience, le respect, l’humilité, l’humour, la volonté d’apprendre auprès des jeunes et des pauvres et, si nécessaire, le silence. Dom Hélder symbolise l’aspect chrétien, non violent, de la gauche brésilienne à l’époque où, dans les années 1960 et au début des années 1970, de nombreux étudiants et activistes perdent patience et se tournent vers la lutte armée pour combattre le régime militaire et transformer la société. La gauche révolutionnaire athée admire néanmoins Dom Hélder pour le courage dont il fait preuve en critiquant le régime militaire.

Une grande partie des innovations anticipées dans le travail de Dom Hélder auparavant portent leurs fruits dans les années 1970. Il s’agit de la période de gloire de l’Église des pauvres. La CNBB et de nombreux évêques individuels défendent ouvertement les droits humains et plaident en faveur de l’égalité socioéconomique. Inspirées par le mouvement Action catholique et renforcées par la déclaration de Medellín, les Communautés ecclésiales de base se multiplient et les théologiens de la libération brésiliens produisent des écrits en abondance. Outre la Commission pastorale de la terre, l’Église établit le Conseil missionnaire indien chargé de protéger les autochtones du Brésil contre l’exploitation. L’Église apporte un soutien essentiel au développement d’un mouvement de travailleurs indépendant des syndicats contrôlés par le gouvernement mis en place dans les années 1930, puis privés de tous leurs principaux dirigeants après le coup d’État de 1964. À la suite de ces initiatives, entre autres, l’Église devient l’une des principales forces du large front d’opposition qui se renforce à la fin des années 1970 et contribue à accélérer le retour au régime civil. La foi et l’éthique de Dom Hélder contribuent à d’autres importants développements, notamment la lutte pour l’égalité des femmes, l’évolution vers la diversité et la pluralité religieuses et l’essor des organisations non gouvernementales de plaidoyer, auxquels participent en nombre les activistes catholiques.

En sa qualité d’archevêque d’Olinda et Recife, Dom Hélder préside à d’importantes expériences en matière de démocratie ecclésiale. Il conserve son style de gouvernance fondé sur la délégation de responsabilités, s’appuyant fortement sur un conseil de laïcs et de prêtres pour gérer le diocèse. En compagnie d’autres activistes, ils établissent un réseau de communautés de base connu sous le nom d’Encontro de Irmãos (Rencontre de frères). Dom Hélder crée également une Commission justice et paix chargée d’examiner les questions de droits humains.

Dans le domaine de la formation au séminaire, Dom Hélder supervise la mise en œuvre de l’une des expériences les plus radicales de l’Église post-Vatican II. En compagnie d’autres évêques, il établit le Seminário Regional do Nordeste II (SERENE II, ou Séminaire régional du secteur Nord-est II de la CNBB). Au lieu de vivre dans un grand séminaire traditionnel coupé du monde, les étudiants du SERENE II sont divisés en petites résidences dans les quartiers pauvres et les bidonvilles de la région métropolitaine. Certains font un travail pastoral dans la vaste région de culture de la canne à sucre, où les puissants propriétaires terriens règnent encore comme les esclavagistes de l’ère coloniale brésilienne. D’autres prennent part à un programme appelé « la théologie de la houe », entraînant les prêtres à travailler parmi les pauvres de l’arrière-pays. Les étudiants du SERENE II et d’autres séminaristes du Nord-est suivent leurs cours théoriques à l’Instituto Teológico do Recife (ITER, ou Institut théologique de Recife). L’ITER constitue un personnel exceptionnellement œcuménique qui éveille les soupçons parmi les catholiques plus traditionnels. L’institut compte parmi ses membres des prêtres qui ont quitté le saint ministère pour se marier, des activistes radicaux de l’Église et des femmes professeurs, comme Janis Jordan, religieuse états-unienne ayant vécu dans une favela, et Ivone Gebara, sœur brésilienne controversée et écrivaine féministe libérationniste, punie par l’Église dans les années 1990 pour ses opinions. L’ITER a peu de ressources et exerce ses activités dans un bâtiment décrépi, mais son corps enseignant fait preuve d’une remarquable productivité intellectuelle. L’ITER élargit son programme pour inclure des classes spéciales à l’intention des activistes laïcs et des catholiques pauvres qui souhaitent étudier la théologie et l’appliquer dans leur communauté. Ainsi, dans le cadre de son archidiocèse, Dom Hélder et le personnel de l’ITER mettent fin au monopole sur la théologie détenu par les hommes ordonnés prêtres et réduit petit à petit le cléricalisme strict qui gouvernait l’Église depuis des siècles.

En 1985, les militaires quittent le pouvoir et Dom Hélder prend sa retraite en tant qu’archevêque. L’Église brésilienne ressent alors moins le besoin de jouer son rôle dénonciateur de « porte-parole des sans voix », défendant les pauvres et les victimes des abus des droits humains. L’Église se retire pour adopter une position plus conservatrice. Cette évolution se produit en partie sous la pression du Pape Jean-Paul II, anticommuniste ardent, craignant l’influence de la gauche dans l’Église d’Amérique latine. Jean-Paul II, qui devient pape en 1978, fait tout son possible pour que le bloc de l’Ouest gagne la Guerre froide et rejette les approches radicales visant à mettre fin aux problèmes sociaux en Amérique latine. La chute du Mur de Berlin en 1989, en particulier, fait taire les arguments de ceux qui, au sein de l’Église de pauvres, étaient favorables au socialisme. Parmi les autres facteurs ayant contribué à cette évolution figure l’essor de nouveaux partis politiques, de syndicats et d’une pléthore d’organisations non gouvernementales et de groupes populaires dans un système démocratique désormais libéré de la répression violente et de la censure appliquées auparavant par les militaires. Ces mouvements ont bien entendu largement grandi sous l’aile protectrice de l’Église, mais ils prennent la relève à cette époque comme porte-parole de la population. Le climat politique a changé et l’Église des pauvres commence à s’essouffler.

Malgré son respect pour Dom Hélder, Jean-Paul II s’efforce de faire marche arrière sur la plupart des innovations que son collègue brésilien a introduites lors de Vatican II et dans les années 1970. L’attaque la plus directe du Vatican contre l’Église des pauvres se produit précisément dans l’archidiocèse d’Olinda et Recife, où le remplaçant conservateur de Dom Hélder, Dom José Cardoso Sobrinho, démantèle une bonne partie de ses programmes et punit ou suspend nombre de prêtres progressistes. En un geste qui ne peut au mieux être qualifié que d’insensible compte tenu de la récente période de dictature, Dom José fait à plusieurs reprises appel à la police pour faire appliquer ses politiques ecclésiastiques contre des groupes de catholiques qui s’y opposaient. En outre, en 1989, le Vatican ordonne la fermeture du SERENE II et de l’ITER. C’est l’un des moments les plus douloureux pour Dom Hélder et l’histoire de l’Église des pauvres dans toute l’Amérique latine. Tout au long de ces incidents, Dom Hélder garde une fois de plus son calme et, contrairement à l’époque de son conflit avec le régime militaire, s’exprime peu à ce sujet.

Conclusion

Dom Hélder a été l’une des grandes figures religieuses d’Amérique latine et un leader jouissant d’une immense popularité. Il a su gagner le cœur du peuple par son charisme et sa piété. Comme la plupart des évêques, Dom Hélder a également été un homme politique qui a établi des liens avec les riches et les puissants de son pays. Mais il avait le rare don d’attirer tous les groupes, y compris les étudiants, les révolutionnaires et la presse. Jusqu’en 1964, même les conservateurs appréciaient Dom Hélder. Il a fini par renoncer à la tentation séduisante du pouvoir et de l’honneur ecclésiastique. S’il avait joué le jeu, Dom Hélder aurait pu devenir cardinal et, s’il s’était plié aux volontés des militaires, peut-être même archevêque de Rio de Janeiro ou de São Paulo. Mais il a fait fi de ces possibilités pour prendre le parti des pauvres.

Plus que tout autre évêque, Dom Hélder a été responsable de la modernisation et de la transformation politique de l’Église brésilienne. Les valeurs catholiques ont changé. Elles ne se sont pas laissées distancer par la croissance rapide du Brésil et se sont adaptées aux préoccupations morales et sociales suscitées par le progrès économique. Même après la réaction conservatrice des années 1980 et 1990, l’Église est restée sensible aux questions sociales, ne craignant pas de critiquer le gouvernement lorsque celui-ci ne se souciait pas le moins du monde de l’intérêt national ou du sort des pauvres.

Au cœur d’un siècle secoué par les conflits internationaux et divisé par la polarisation idéologique, Dom Hélder a suivi une transition, passant d’adepte de la violence à artisan de la paix. Sa lutte pour le développement économique, le progrès social, les droits humains et le renforcement de l’égalité entre les nations a largement défini l’Église des pauvres et a eu un impact sur les catholiques du monde entier. Dom Hélder était le symbole même de l’humilité et de la fraternité humaines. Pourtant, il a aidé le Brésil et les autres pays du Tiers-Monde à s’affirmer au sein de la grande communauté humaine en donnant la parole aux pauvres.

Sources

En portugais, le meilleur ouvrage est celui de Nelson Piletti et Walter Praxedes, Dom Hélder Câmara: entre o poder e a profecia (São Paulo, Editora Ática, 1997). C’est l’une des rares sources s’appuyant sur les documents personnels de Dom Hélder, qui sont toujours conservés par des particuliers. Une bonne série d’essais est regroupée dans Zildo Rocha (dir.), Helder, o Dom: uma vida que marcou os rumos da Igreja no Brasil, (troisième édition, Petrópolis, Vozes, 2000). D’autres données proviennent des ouvrages suivants: Rose Marie Muraro, Memórias de uma mulher impossível (Rio de Janeiro, Editora Rosa dos Tempos, 1999) ; Marcos Cirano, Os caminhos de Dom Helder: perseguições e censura (1964-1980) (Recife, Editora Guararapes, 1983) ; Sebastião Antonio Ferrarini, A imprensa e o arcebispo vermelho (1964-1984) (São Paulo, Edições Paulinas, 1992) ; Frei Betto, Batismo de sangue: a luta clandestina contra a ditadura militar. Dossiês Carlos Marighella e Frei Tito, (11e édition, première édition révisée, São Paulo, Casa Amarela, 2000) ; José Cayuela, Hélder Cámara. Brasil: ¿Un Vietnam católico ? (Barcelona, Editorial Pomaire, 1969) ; Gustavo do Passo Castro, As comunidades do Dom: um estudo de CEB’s no Recife (Recife, Fundação Joaquim Nabuco, Editora Massangana, 1987). Le témoignage de Dom Hélder sur les Intégralistes figure dans Dom Hélder Câmara, « Minha passagem pela Ação Integralista Brasileira », CNBB, Instituto Nacional de Pastoral, document 02143.

Les fichiers de l’ancienne police politique de Rio, conservés à l’Arquivo Público do Estado do Rio de Janeiro, contiennent un dossier très complet sur l’évêque. Deux hommes d’Église ont fourni des entretiens cruciaux: Raimundo Caramuru de Barros (Brasília, 7 février 1990, par l’auteur) et Dom Waldyr Calheiros (Volta Redonda, 28 décembre 1998, par l’auteur et Célia Costa).

Le meilleur ouvrage en anglais est Hélder Câmara, The Conversions of a Bishop: An Interview with José de Broucker, traduit du français par Hilary Davies (New York, Collins, 1979).

Pour une bonne synthèse antérieure, voir Patrick J. Leonard, Dom Helder Camara: A Study in Polarity (thèse de doctorat, St. Louis University, 1974), qui comprend une excellente bibliographie. Voir également Margaret Todaro, Pastors, Prophets and Politicians: A Study of the Brazilian Catholic Church, 1916-1945 (thèse de doctorat, Columbia University, 1971) et Kenneth P. Serbin, « Church State Reciprocity in Contemporary Brazil: The Convening of the International Eucharistic Congress of 1955 in Rio de Janeiro », Hispanic American Historical Review, vol. 76, n° 4, novembre 1996, pp. 721-751. À propos de Recife, voir Robin Nagle, Claiming the Virgin: The Broken Promise of Liberation Theology in Brazil (New York, Routledge, 1997). Une bonne étude sur Jean-Paul II figure dans Carl Bernstein et Marco Politi, His Holiness: John Paul II and the Hidden History of Our Time (New York, Doubleday, 1996).

De bons aperçus de l’Église brésilienne sont présentés dans les ouvrages suivants: Thomas C. Bruneau, The Political Transformation of the Brazilian Catholic Church (Cambridge, Cambridge University Press, 1974) ; Scott Mainwaring, The Catholic Church and Politics in Brazil, 1916-1985 (Stanford, Stanford University Press, 1986) et Jeffrey Klaiber, S.J., The Church, Dictatorships, and Democracy in Latin America (Maryknoll, New York, Orbis Books, 1998). Pour des interprétations critiques récentes du progressisme catholique, voir Anthony Gill, Rendering Unto Caesar: The Catholic Church and the State in Latin America (Chicago, University of Chicago Press, 1998) ; Manuel A. Vásquez, The Brazilian Popular Church and the Crisis of Modernity (Cambridge, Cambridge University Press, 1998) ; John Burdick, Looking for God in Brazil (Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1993) ; Cecília Mariz, Coping with Poverty in Brazil (Philadelphie, Temple University Press, 1994) ; et Kenneth P. Serbin, Secret Dialogues: Church-State Relations, Torture, and Social Justice in Authoritarian Brazil (Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2000).

* L’auteur tient à remercier Peter Beattie, John Burdick, Rafael Ioris et Zildo Rocha pour leurs commentaires très utiles sur les versions précédentes de ce texte. La traduction a été faite par DIAL.

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