Brésil. Quand la peur a vaincu l’espérance

Par Fabio Luís Barbosa dos Santos

Il n’y a rien de nouveau dans l’adhésion de ceux qui se trouvent au-dessus socialement de Bolsonaro. Bien que celui-ci soit lui-même commun et vulgaire, la violence qu’il incarne est tout d’abord une violence de classe. Ce qui est dramatique, c’est l’adhésion populaire. En l’absence de son leader charismatique, le sous-prolétariat qui avait soutenu le lulisme a penché vers Bolsonaro (à l’exception du Nordeste). Tout Brésilien connaît quelqu’un qui a dans le passé voté pour Lula et qui maintenant a voté pour le «capitaine». Lula était en prison, mais ceux qui ont voté ne l’étaient pas. Que s’est-il donc passé?

1.- En laissant de côté l’hypothèse selon laquelle tous ceux qui ont voté pour lui seraient des fascistes ou qu’ils auraient été manipulés contre le PT, ce glissement suggère l’hypothèse incommode selon laquelle le bolsonarisme serait l’opposé du lulisme (une sorte de côté B) et non son contraire.

Il est certain que l’anti-pétisme a envenimé le débat, mais plusieurs autres candidats ont aussi brandi ce thème. Homme de l’ancienne politique, Bolsonaro s’est vendu comme étant celui du renouveau. Peut-être que c’est la forme et non le contenu qui a été la clé du secret: le capitaine manie le langage de la brutalité, langage qu’un peuple brutalisé connaît et qu’il comprend. De manière certes perverse, il parle avec le peuple, comme Lula. Dans ce processus, il s’est différencié des candidats plan-plan et des candidats de toujours. Si Lula apparaissait comme un messie, Bolsonaro est lui devenu un mythe [bien qu’un de ses prénoms soit Messias].

2.- Même si ce n’était pas de manière sincère, Bolsonaro s’est projeté du côté de ceux qui, comme lui, n’articulaient pas bien les idées, ni ne comprenaient bien les choses. Il a défendu des valeurs et non un programme. D’où le dialogue fluide qu’il a établi avec les évangéliques.

De son côté, la campagne pétiste [finalement, celle de F. Haddad] a misé sur la victimisation de Lula puis elle a essayé de faire de lui une sorte de «candidat derrière le candidat», du style «Haddad au gouvernement, Lula au pouvoir». D’une manière ou d’une autre, la campagne a été modelée par le lulisme jusqu’au début du second tour, et il n’y a eu aucune discussion sur les problèmes du pays ou sur le gouvernement de Michel Temer.

Ils n’ont pas non plus attaqué Bolsonaro. Comme l’a dit [le journaliste] Maringoni, Lula a cherché à transformer les élections en un plébiscite pour sa personne même. Dans ce processus, le parti a contribué à dépolitiser le débat politique et à la déplacer sur le plan moral.

3.- Si la campagne pétiste a brandi la question de la justice, Bolsonaro a brandi celle de l’ordre, ce qui pour lui signifie qu’il s’agit maintenant de conclure l’œuvre laissée inachevée par la dictature [1964-1985]. Peut-être d’ailleurs que c’est cela son programme.

Paulo Arantes [philosophe et penseur marxiste brésilien] suggère l’hypothèse suivante: dans le passé, les militaires ont associé leur pouvoir à l’industrialisation du pays, qui a démarré puis s’est consolidée entre deux dictatures, celle de l’Etat nouveau [l’Estado novo est le nom du régime autoritaire instauré par Getúlio Vargas en 1937] et celle issue du coup militaire de 1964. Confrontés aujourd’hui avec la régression industrielle et la dégradation sociale, les militaires ont, en renonçant au rêve d’un Brésil-puissance, en quelque sorte jeté l’éponge. Ils n’ont donc plus qu’à se retrousser les manches pour mettre sur pied une gestion armée de la vie sociale, visant à faire tenir sur ses pieds un pays qui s’effondre. Ils parient tout sur une relation privilégiée avec les Etats-Unis, dans un contexte de sauve-qui-peut global.

Lula a envoyé le général Augusto Helena pour commander la mission de l’ONU en Haïti [le Minustah], pensant faire du Brésil un «global player». Mais le général est revenu en pensant à la façon d’éviter que le Brésil ne devienne lui-même un Haïti. Alors qu’il n’avait pas réussi à être désigné comme vice[président] de Bolsonaro par son parti, Agusto Helena se servira de son expérience en tant que ministre de la Défense au sein du nouveau gouvernement.

4.- A la manière colombienne, les mensonges de la droite ont intoxiqué la campagne, empêché le débat et acculé la gauche. Tout d’abord, ce sont des mensonges d’accuser le PT de se trouver effectivement sur une orientation de gauche, car depuis longtemps le PT travaille dans la direction contraire. C’est de sa propre initiative que le PT a retiré toute couleur rouge de sa campagne. Et pour montrer aux Brésiliens ce qu’était la droite, il a été nécessaire d’inventer une gauche. Si le «concept» de lutte des classes n’a pas été effacé, c’est de leur fait [de l’ultra-droite bolsonariste], pas celui de Lula.

L’anti-pétisme de ceux d’en haut n’a pas comme cible ce que le parti est en réalité, mais ce qu’il représente: le PT a surgi comme le premier instrument politique autonome des travailleurs brésiliens, au moment où la senzala [grand logement destiné aux esclaves dans le Brésil colonial, donc renvoyant aux opprimé·e·s qui résistent, se révoltent] a commencé à lever la tête et à s’organiser.

L’anti-pétisme de ceux d’en bas est un mélange compliqué de frustration profonde à l’égard du PT et de rage. On découvre à la fin que l’espérance n’a pas vaincu la peur, parce que la première n’a jamais affronté la seconde. Ainsi la peur a séquestré l’espérance. Maintenant, c’est à la gauche qu’il revient de la libérer, cette espérance. (1er novembre 2018, publié dans Correio da Cidadania; traduction A l’Encontre)

Fabio Luis Barbosa dos Santos est professeur à l’Université fédérale de São Paulo (UNIFESP), auteur de Além do PT. A crise da esquerda brasileira em perspectiva latino-americana. Editions Elefante, 2016.

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