Brésil. Le verbe «flexibiliser» est une manière douce de dire qu’il faut déconstruire les droits des travailleurs et travailleuses

Getúlio Dornelles Vargas (1938)
Getúlio Dorneles Vargas (1938)

Par Ricardo Antunes

Dans notre pays étrange, beaucoup de conquêtes ont finalement une vie éphémère, alors que beaucoup de constructions bizarres sont étonnamment durables. C’est ainsi que le pays chemine, quasi à la prussienne, avec ses avancées et ses reculs. Et c’est ce qui explique la longue vie de notre CLT (Consolidation des lois du travail), loi décrétée et imposée en 1943 [sous la «présidence» de Getúlio Vargas; ce dernier domina une grande partie de la politique brésilienne entre le 3 novembre 1930 et le 29 octobre 1945; cela avec des formes et des phase très différentes; ainsi en novembre 1937 Getúlio Vargas, par un coup d’Etat, institue l’«Etat nouveau» (Estado Novo) – terme emprunté au dictateur portugais Salazar; l’Etat nouveau impliquait, sous une forme spécifique, l’intervention de l’Etat dans l’économie et des formes corporatistes de relations entre Capital-Travail, initiateur du Parti travailliste, né en 1882, décédé en en 1954].

Nous savons que la CLT trouve son origine dans une conjoncture spéciale, intimement liée à celle qu’on appelle la Révolution de 1930, qui fut plus qu’un coup d’Etat et moins qu’une Révolution. En tant que «réarrangement» nécessaire à l’intérieur de nos classes dominantes dont la fraction «caféière» [tirant ses revenus de la culture du café] commençait à perdre de son important espace de pouvoir, le mouvement politico-militaire qui conduisit Vargas à la présidence de la République recomposa l’équilibre entre les différences fractions de l’oligarchie, ce qui eut pour résultat le plus expressif le développement d’un projet «industrialisant» nationaliste avec une forte présence étatique. Et Vargas savait que le «montage» de ce nouveau projet ne pouvait être rendu effectif sans qu’on y inclue la classe ouvrière, qui, jusque-là, n’avait pas trouvé d’espace dans la République dite du Café.

L’énigme de l’incorporation de la classe ouvrière par Vargas se résout quand on considère les nombreux «cadeaux » significatifs qu’elle a obtenus lorsque la CLT a été décrétée. Celle-ci consolidait en effet la totalité de la législation sociale (et syndicale) du travail, initiée en 1930. Mais il faut absolument insister sur le fait qu’il y a eu, dans toute cette histoire, un double mouvement. Depuis le milieu du XIXe siècle, la classe ouvrière brésilienne luttait au moyen de grèves pour des droits élémentaires du travail. La grève générale de 1917, lors de laquelle les travailleurs avaient revendiqué de meilleures conditions de salaire et de travail, la réglementation de leurs heures de travail, le droit au repos hebdomadaire et à des vacances, constitue l’un des nombreux exemples de ce mouvement qui s’est élargi tout au long des premières décennies du XXe siècle.

C’est au cœur de cela que le mythe trouve son origine et sa densité: Vargas a «converti» d’authentiques revendications ouvrières en donations par l’Etat, cadeaux qu’il «offrait» presque toujours à l’occasion de fêtes officielles du 1er mai, où, selon les analyses du sociologue Luis Werneck Vianna [1], il se posait comme responsable de l’Etat bienfaiteur. Ce que la classe ouvrière revendiquait dans ses luttes concrètes – dans la première moitié des années 1930 il y eut l’éclosion d’innombrables grèves au Brésil – Vargas en faisait sa propre création. Et c’est ainsi, oscillant entre lutte et octroi, que nous sommes arrivés, en 1943, au décret de la CLT et à la création du mythe du Pays des Pauvres.

Du côté varguiste (Vargas), on construisait la claire perception du fait que le projet industriel manquait d’une nécessaire réglementation et d’un contrôle du travail. Du côté des salariés, l’examen des motifs de grève permettait de constater que les droits du travail faisaient partie des principales revendications. A titre d’exemple: si pour la classe ouvrière la création du salaire minimum national était indispensable pour garantir sa reproduction [en termes de référence sociale de l’époque] et sa survie, il était absolument nécessaire pour le projet industriel de Vargas de réglementer la marchandise-force de travail et ainsi de consolider le marché interne [demande] par l’instauration d’un salaire minimum de base.

Mais la CLT fut aussi une espèce de couteau servant à couper deux types de légumes, pour rappeler le célèbre Vicente Matheus [2]. Selon ce qu’il dit de la structure syndicale, celle-ci a eu dès son origine un aspect de contrôle et de logique partant du «sommet», cultivant un fétichisme de l’Etat, qui ne fut pas éliminé pleinement par la Constitution de 1988 [sortie de la dictature]. Il suffirait de rappeler que l’impôt et l’unicité syndicale établis par la loi, deux piliers du syndicalisme-«remorque» [en français, d’accompagnement], ne furent pas éliminés par la nouvelle Constitution.

Dilma Rousseff, la présidente des Etats-Unis du Brésil,  le 23 avril 2013, affirmant la nécessité de maintenir des salaires différenciés par secteur et «d'avoir le prix de la main-d'oeuvre le plus bas possible pour diminuer le coût pour les entreprises» et défendre ainsi l'emploi.
Dilma Rousseff, la présidente des Etats-Unis du Brésil,
le 23 avril 2013, affirmant la nécessité de maintenir des salaires différenciés par secteur et «d’avoir le prix de la main-d’oeuvre le plus bas possible pour diminuer le coût pour les entreprises» et défendre ainsi l’emploi.

Ce ne sont certainement pas pour ces motifs syndicaux que l’entrepreneuriat veut aujourd’hui démanteler la CLT. L’euphémisme «flexibiliser» est la manière douce trouvée par ces forces pour dire qu’il est nécessaire de déconstruire les droits du travail, ardemment conquis au cours de tant de décennies d’affrontements et de batailles. Il suffit de regarder ce qui se passe aujourd’hui en Europe et de constater que là-bas aussi la recette est la même : il faut flexibiliser, en accentuant encore plus le démontage des droits des travailleurs.

C’est exactement parce qu’elle consolidait un code protégeant effectivement le travail que la CLT est devenue durable et qu’elle est parvenue à gagner un solide appui populaire au long de ses décennies de vie. Les flexibilisations, le recours à la sous-traitance, l’augmentation du travail informel et l’aggravation du chômage seront les conséquences immédiates d’une défiguration de la CLT.

Mais ce nouveau chantier de démolition auquel l’entrepreneuriat se prépare ne sera pas facile, pour la simple raison que la CLT est considérée comme une véritable Constitution par la classe ouvrière, qui connaît bien les conquêtes qu’elle a signifiées et qui sait que si elle les perd, il n’y aura aucune possibilité de les reconquérir dans un horizon proche. A plus forte raison, dans une conjoncture de destruction intense et à l’échelle globale des droits du travail. (Article publié en brésilien le 5 mai 2013; traduction A l’Encontre)

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[1] Voir A revolucao passiva, 2e édition, Ed. Revan. (Réd. A l’Encontre)

[2] Industriel d’origine espagnole (1908-1997) qui a acquis la nationalité brésilienne, actif dans le secteur de la construction civile et surtout président du prestigieux club de football: les Corinthians Paulista, durant huit mandats. (Réd. A l’Encontre)

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Ricardo Antunes est professeur ordinaire de sociologie du travail à l’Université de Campinas (Etat de São Paulo). Son nouveau livre Richesse et misère du travail au Brésil, Volume II (Ed. Boitempo) sera disponible ce mois encore dans les librairies du Brésil. Son livre Os sentidos do Trabalho [les « sens du travail »] vient d’être publié en Angleterre et au Portugal. Et sera publié par les Editions Page deux.

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