Auschwitz et le silence du «progressisme argentin»

Mengele (au centre) en Argentine

Par Rolando Astarita

Le 27 janvier a marqué le 75e anniversaire de la libération du camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau par l’Armée rouge [de fait, les troupes «soviétiques» – la 100e division du général Krasavine – arrivent dans le camp d’extermination après que les nazis eurent en partie évacué les détenus; une marche de la mort d’Auschwitz à Loslau, dans un froid glacial, fera des dizaines de milliers de morts]. Les autres camps étaient ceux de Belzec, Chelmno, Treblinka, Maïdanek et Sobibor. Dans ces camps, quelque six millions de Juifs ont été assassinés (dont un million d’enfants), 100’000 Tsiganes, des militants politiques de gauche et progressistes, des homosexuels, des handicapés et des prisonniers de guerre polonais et russes. Rien qu’à Auschwitz, 1,1 million de personnes ont été exterminées.

Des historiens de gauche ont souligné, à juste titre, la complicité des grandes entreprises allemandes, du Vatican et de nombreux gouvernements «démocratiques» avec les nazis. Comme l’ont rapporté les victimes survivantes, pendant la guerre, les pays alliés connaissaient l’existence des camps de concentration et d’extermination, mais ils n’ont jamais bombardé les lignes de chemin de fer qui y menaient. Ils n’ont pas non plus rendu publiques les dénonciations qu’ils ont reçues. En outre, ils ont mis d’innombrables obstacles sur la voie des Juifs fuyant les persécutions et cherchant à s’installer dans leur pays [1]. Et jusqu’à ce jour, un silence assez généralisé et hypocrite règne sur ces complicités.

Tout cela a été réécrit et commémoré en ces jours de fin janvier. Cependant, il y a un aspect qui nous concerne tout particulièrement en Argentine et auquel on n’accorde pas la même attention. Je fais référence à la complicité des gouvernements argentins, et de l’Etat argentin, pour avoir accueilli plusieurs dirigeants et fonctionnaires nazis à partir de 1945. Au cours de ces années, ils sont entrés dans le pays avec l’aide de l’Eglise, de la Croix-Rouge internationale et des autorités de l’immigration. Parmi eux se trouvaient des génocidaires comme Josef Mengele et Adolf Eichmann. Le cas de Mengele est exemplaire: il est arrivé en 1949 [et quittera l’Argentine, entre autres pour le Paraguay en 1959], avec un document au nom de Gregor Helmut. La police fédérale lui a délivré une carte d’identité. Sept ans plus tard, il a présenté son certificat de naissance [reçu via l’ambassade ouest-allemande] et a demandé [en 1956] que son permis de séjour soit établi à son véritable nom [il obtint ainsi un passeport ouest-allemand et se rendit en Europe, entre autres en Suisse]. A cette époque, la République fédérale d’Allemagne a demandé son extradition – il était accusé, entre autres, d’avoir mené des expériences cruelles sur des êtres humains – mais l’Argentine l’a protégé. Notons également qu’Aldolf Eichmann disposait [après l’obtention en 1950 d’un «passeport humanitaire» de la Croix-Rouge au nom de Ricardo Klement], d’un visa émis par la police fédérale argentine.

Certains prétendent que la protection des génocidaires était le fait du seul gouvernement péroniste [Juan Peron 1944-45, vice président, et président de juin 1946 à septembre 1955]. Cependant, les nazis ont continué à vivre en Argentine avec une relative tranquillité après 1955. Un cas significatif est celui de Ludolf von Alvensleben, lieutenant général SS [SS-Gruppenführer], responsable des massacres en Pologne et en Croatie. Alvensleben est arrivé en Argentine en 1946; en 1952, il a obtenu la nationalité argentine sous le nom de Carlos Lücke. En 1963, il a été candidat au poste de conseiller municipal sur la liste de l’Union civique radicale pour Villa Maria [province de Cordoba]. L’année suivante, un tribunal polonais le condamne par contumace pour crimes de guerre, mais il continue à vivre tranquillement en Argentine [en 1964, la Cour de district de Munich lance un mandat d’arrêt contre Alvensleben, pour l’assassinat de plus de 4000 personnes en Pologne en 1939; mais il ne sera pas extradé]. Il meurt en 1970 à Santa Rosa de Calamuchita [petite ville de la province de Cordoba].

Bref, on entend sans cesse parler des horreurs des camps de la mort, et on ne dit rien de la protection accordée, depuis les plus hauts niveaux de l’Etat argentin, à ceux qui ont créé et dirigé ces camps. Des intellectuels de gauche, des militants et des organisations de défense des droits de l’homme, des milieux universitaires qui se considèrent comme progressistes, entre autres, se taisent sur le sujet ou détournent le regard. Appellent-ils cela «mémoire, vérité et justice» [formule qui renvoie à la commémoration du coup d’Etat militaire du 24 mars 1976, qui inaugure sept ans de dictature]? Qu’est-ce que la vérité historique pour ces gens? Ou vont-ils dire maintenant que mettre le doigt sur ces blessures de l’histoire, c’est «faire le jeu des Yankees et de la droite»? Dans les deux cas, le scalpel de la critique doit pénétrer jusqu’au fond. C’est une condition indispensable dans la lutte pour l’indépendance politique et idéologique de la classe ouvrière vis-à-vis de la bourgeoisie, quelle que soit sa couleur. (Article publié sur le site de Rolando Astarita, 27 janvier 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

Rolando Astarita, professeur à l’Universidad Nacional de Quilmes et professeur d’économie à l’Université de Buenos Aires.

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[1] Voir, entre autres, pour la Suisse l’ouvrage de Daniel Bourgeois, Business helvétique et Troisième Reich. Milieux d’affaires, politique étrangère, antisémitisme, Editions Page 2, 1998, et plus particulièrement le dossier de reproduction de documents et le chapitre IV «Politique d’asile et antisémitisme». (Réd. A l’Encontre)

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Argentine. Auschwitz, le pape et le «devoir de mémoire»

Par Rolando Astarita

Le pape François et le président Alberto Fernández

Dans un article précédent [voir ci-dessus], j’ai critiqué le silence d’une grande partie du «progressisme» [néo-péroniste, entre autres] argentin en ce qui concerne la protection accordée par l’Etat et les gouvernements argentins aux criminels de guerre nazis. Dans cet article, je traite d’une autre forme de ce silence hypocrite: celui qui fait référence à ce que le Vatican a fait durant les années 1930 et 1940. Le déclencheur de ce rappel est la récente déclaration du pape François [de son nom Jorge Mario Bergoglio, né le 17 décembre 1936 à Buenos Aires]: «Face à cette énorme tragédie, à cette atrocité [il fait référence au génocide, à Auschwitz], l’indifférence n’est pas admissible et la mémoire est un devoir.»

Eh bien, le devoir de mémoire «bien compris» doit inclure ce que le Vatican a fait face aux nazis et à leurs crimes. Une question sur laquelle «le plus grand leader moral du monde» (mots du président argentin actuel, Alberto Fernandez, se référant à François, lors de sa visite au pape le 31 janvier 2020) ne semble pas nous donner beaucoup d’indices. Dans le but de fournir aux lecteurs des éléments de jugement, je transcris ci-après des passages du livre de John Cornwell Hitler’s Pope: The Secret History of Pius XII (Penguin Books, 2008); auquel j’ajoute ensuite un texte d’Antoni Domènech [1952-2017, fut professeur de sciences sociales à l’Université de Barcelone].

Rappelons qu’Eugenio Pacelli, (1876-1958) fut nonce apostolique en Allemagne entre 1917 et 1929, qu’il fut nommé en 1930 cardinal secrétaire d’Etat (du Vatican). En 1939 il succéda à Pie XI comme pape, sous le nom de Pie XII. En 2009, Benoît XVI [Joseph Aloisius Ratzinger, pape émérite depuis février 2013] l’a nommé «vénérable». A ce jour, le Vatican n’a pas encore ouvert les archives concernant sa papauté; il a été annoncé qu’elles seraient ouvertes en mars de cette année 2020.

Le concordat de 1933

En tant que cardinal secrétaire d’Etat, Pacelli a signé un concordat avec l’Allemagne d’Hitler en 1933. Cornwell écrit: «Le traité autorisait la papauté à imposer le nouveau code (de droit canonique) aux catholiques allemands, et garantissait des privilèges aux écoles catholiques et au clergé. En retour, l’Eglise catholique allemande, son parti politique parlementaire et ses centaines et centaines d’associations et de journaux se sont engagés “volontairement”, encouragés par Pacelli, à ne pas s’immiscer dans l’activité politique et sociale.» Cornwell souligne que cette abdication du catholicisme allemand en 1933, négociée et imposée du Vatican par Pacelli, avec le soutien de Pie XI, a permis au nazisme de s’installer sans rencontrer l’opposition de la plus puissante communauté catholique du monde. Lors de la réunion du cabinet du 14 juillet, Hitler déclara que le concordat avait créé une atmosphère de confiance qui serait «d’une importance particulière dans la lutte urgente contre la juiverie internationale». Cornwell note que «le sentiment que le Vatican a soutenu le nazisme a contribué, en Allemagne et à l’étranger, à sceller le destin de l’Europe».

La tradition de l’antisémitisme catholique

Cornwell replace le Concordat de 1933 dans le contexte de la longue tradition antisémite de l’Eglise catholique. Une tradition qui a conduit les dignitaires de l’Eglise catholique «à détourner le regard lorsque l’antisémitisme nazi a éclaté en Allemagne». Comme exemple du discours dominant dans l’Eglise, il cite la Civilta Cattolica [revue catholique fondée en 1850 et dirigée par des pères de la Compagnie de Jésus] lorsqu’elle déclare (en 1890, n° 1) que les Juifs ont été les instigateurs astucieux de la Révolution française et que depuis lors «ils occupent des positions clés dans la plupart des économies européennes dans le but de les contrôler et d’établir des “campagnes virulentes contre le christianisme”. Les Juifs sont une race maudite, un peuple paresseux, qui ne travaille pas et ne produit rien, qui vit de la sueur des autres.» C’est pourquoi ils ont appelé à «la ségrégation de la communauté juive du reste de la population». Ce texte, paru dans la principale revue jésuite, qui bénéficiait de la protection papale, faisait partie de la nourriture spirituelle du futur Pie XII. «De tels préjugés ont contribué à la diffusion de théories racistes qui allaient culminer avec l’assaut furieux des nazis contre la raison et avec la destruction des Juifs lors de la Seconde Guerre mondiale.»

Parmi les idées établies, nous soulignons celle qui disait que les Juifs étaient responsables de leurs propres malheurs (par «obstination», c’est-à-dire en refusant de se convertir). Quant à la ségrégation, à Rome même, sous la domination papale, il y a eu pendant longtemps un ghetto juif. Il a été créé par le pape Paul IV en 1555 et n’a été aboli qu’en 1870, lorsque les Etats pontificaux ont été défaits. Les Juifs étaient obligés de vivre dans le ghetto et ne pouvaient posséder aucune propriété.

Nous soulignons que si le catholicisme n’a pas développé l’idée de persécuter les Juifs sur la base de l’idéologie raciste d’Hitler, il «semble être lié au nationalisme de droite, au corporatisme et au fascisme, qui pratiquent l’antisémitisme pour des raisons raciales» (Cornwell).

Ecraser les mouvements libérateurs et le socialisme

Un aspect que Cornwell souligne est que si l’Eglise catholique était en désaccord avec les nazis sur de nombreux points, sa priorité était la lutte contre le socialisme et les mouvements démocratiques. Cornwell écrit: «Bien qu’il (Pacelli) n’ait pas aimé le racisme explicite des nationaux-socialistes, il avait beaucoup plus peur du communisme et de ce que le Vatican a commencé à appeler le triangle rouge: la Russie soviétique, le Mexique [de Lazaro Cardenas: 1934-1940] et l’Espagne [républicaine]. La menace du communisme, mais aussi des démocraties (bourgeoises) plus ou moins avancées, était considérée comme beaucoup plus grave que la menace nazie. C’est pourquoi le Vatican s’est opposé à toute alliance entre catholiques et socialistes pour affronter le nazisme.

Domènech sur les relations du Vatican avec les nazis et les fascistes

Dans El eclipse de la fraternidad. Una revisión republicana de la tradición socialista (Madrid, Ed. Akal, 2019), Antoni Domènech écrit:

«Le 8 juin 1933 (un mois et six jours seulement après que tous les dirigeants sociaux-démocrates et communistes et tous les cadres syndicaux restants en Allemagne ont été arrêtés et emprisonnés par les SS et les SA dans des camps de concentration… les premiers décrets antisémites et d’«aryanisation» pour les petites entreprises ont bien sûr déjà été approuvés; de plus, la presse et la radio privées ont été placées dans l’orbite insatiable du Ministère de la propagande du Dr Goebbels), dans une lettre pastorale conjointe de tous les évêques des diocèses catholiques allemands, il a été solennellement déclaré:

«Notre époque se caractérise, en outre, par un amour supérieur de la patrie et du peuple, par une profonde affirmation de l’autorité et par l’exigence irrépressible d’intégrer les individus et les entreprises dans la structure de l’Etat. Pour ce faire, elle part du principe fondamental de la loi naturelle, selon lequel aucune entité collective ne peut prospérer sans autorité, et seules l’insertion volontariste, tenace dans le peuple et la soumission obéissante à un leadership légitime peuvent garantir la récupération de la force et de la grandeur du peuple… C’est précisément au sein de notre Sainte Eglise catholique que la valeur et le sens de l’autorité prennent une signification toute particulière, tout en conduisant à cette solidité puissante et inébranlable et à cette capacité de résistance victorieuse que même nos adversaires admirent. Il n’est donc pas difficile pour nous, catholiques, d’honorer cette nouvelle et forte affirmation de l’autorité dans la vie politique allemande et de nous y soumettre avec cette disposition volontaire qui est non seulement une vertu naturelle, mais aussi une vertu surnaturelle, dans la mesure où en toute autorité nous recherchons le reflet de la puissance divine et découvrons une participation à l’autorité éternelle de Dieu.» (pp. 465-466)

Rarement le rôle profondément conservateur et rétrograde de la religion [et de son appareil catholique] a été aussi clairement défini dans un texte émanant de la religion elle-même. Rappelons également (Cornwell le mentionne) que lorsque, en 1945, la mort d’Hitler fut connue, le cardinal archevêque de Berlin ordonna aux curés de son archidiocèse de célébrer un Requiem en mémoire du Führer et des «membres de la Wehrmacht tombés pour notre patrie allemande».

Domènech souligne également que le pape Pie XI a dit que Mussolini était l’homme «que la Providence nous a envoyé». Que le cardinal Vincenzo Vannutelli [1836-1930, il occupa durant 10 ans la direction financière de la Sacrée congrégation pour la propagation de la foi], doyen du Sacré Collège, considérait le Duce comme «celui qui a été choisi pour sauver la nation et lui rendre son bonheur». Alors que les troupes de Mussolini dévastent l’Éthiopie, en 1936, l’archevêque de Milan les bénit en affirmant que «le drapeau italien porte en triomphe la croix du Christ».

Naturellement, l’Eglise catholique a également soutenu le soulèvement de Franco contre la République espagnole. Pie XII a décerné à Franco la plus haute distinction Pontificale, l’Ordre suprême de Notre Seigneur Jésus Christ. Domènech décrit également le rôle brutalement réactionnaire du gouvernement dirigé par Monseigneur Ignaz Seipel [1876-1932], chancelier de la République d’Autriche de mai 1922 à juin 1924 et de 1926 à 1929, figure du Parti social-chrétien et fortement antisémite. Seipel a protégé et soutenu la Heimwehr [nommé aussi de manière plus significative Heimatschutz], les escouades de type fasciste qui s’efforçaient d’attaquer et de détruire le mouvement ouvrier social-démocrate.

Les avancées du nazisme et le silence du Vatican

Cornwell note que, bien que le clergé et de nombreux catholiques allemands aient été harcelés et persécutés par les nazis, le Vatican est resté silencieux. En septembre 1935, Hitler a fait adopter les lois racistes de Nuremberg [composées de trois textes: loi sur le drapeau du Reich; la loi sur la citoyenneté du Reich et la loi sur la protection du sang allemand et de l’honneur allemand]. Elles définissaient la citoyenneté allemande et ouvraient la voie à la caractérisation du statut des Juifs en termes de parenté [seules les personnes de «sang allemand ou apparenté» pouvaient être citoyens allemands, les Juifs sont une «race» définie par la naissance et le sang]. Il n’y a eu, à ce sujet, aucune prise de position de Pacelli ou du Vatican.

En réponse aux attaques nazies contre les catholiques, le Vatican a publié, en mars 1937, une Encyclique intitulée «Avec une préoccupation brûlante» [Mit brennender Sorge], dans laquelle, malgré des plaintes, il n’y avait aucune condamnation de l’antisémitisme, pas même à l’égard des Juifs qui s’étaient convertis au catholicisme. Ce document a été condamné par les nazis, mais le Vatican n’a pas changé sa position. Il est également resté silencieux lors de la «Nuit de cristal», l’attaque généralisée contre les Juifs, qui s’est produite le 9 novembre 1938.

La Croatie et le Vatican

Un chapitre particulier mérite que soit rappelée l’attitude du Vatican, et de l’Eglise catholique, face aux atrocités commises par les Oustachis – les nationalistes-séparatistes croates, antisémites et fascistes – en Croatie, entre 1941 et 1945, dans le cadre de l’Etat indépendant de Croatie (NDH). Sous la protection du Troisième Reich, les nationalistes ont créé l’Etat indépendant de Croatie (NDH). Cornwell écrit: «C’était une véritable campagne de “nettoyage ethnique”… une tentative de créer une Croatie catholique “pure” par le biais de conversions forcées, de déportations et d’extermination de masse.» Deux millions de Serbes catholiques orthodoxes et «un nombre non moindre de Juifs, de Tsiganes et de communistes» ont été victimes. L’archevêque de Zagreb, Aloysius Stepinac, a soutenu le régime (il a été béatifié par Jean-Paul II en 1998, et sa canonisation est aujourd’hui en cours de discussion). Les Franciscains [l’ordre des Frères mineurs qui ont pour référence saint François d’Assise] ont participé activement aux massacres. Le pape Pie XII disposait de toutes les informations sur ce qui se passait, mais il a continué à soutenir le régime Oustachi, car «le pire ennemi est le bolchevisme».

La «solution finale» et le Vatican

On lit dans le livre de Cornwell: «Lorsque Pie XII commença à recevoir des informations fiables sur la Solution finale, au printemps 1942, il réagit en attendant une occasion qui lui serait propice… Il hésita jusqu’au 24 décembre, jour où il fit référence, à la fin d’un long discours radiophonique à l’occasion de Noël, aux centaines de milliers de personnes qui, sans avoir commis aucune faute, parfois seulement en raison de leur nationalité ou de leur race, sont désignées à la mort ou à l’extinction progressive.» C’est la plus longue déclaration qui proteste contre la «solution finale».

Plus loin, Cornwell écrit: «Ce n’est pas seulement une déclaration misérable. Le fossé entre l’énormité de la liquidation du peuple juif et ces paroles évasives est choquant… Il avait réduit les millions de condamnés à des “centaines de milliers” et exclu le mot “juif”, avec la restriction “parfois seulement parce que…”.» Plus loin, Cornwell cite Guenter Lewy [auteur de The Catholic Church and Nazi Germany, ouvrage salué par Raul Hillberg et Saul Friedlander]: «On est enfin enclin à conclure que le pape et ses conseillers, influencés par une longue tradition antisémite, si bien acceptée dans les milieux du Vatican, n’ont pas considéré le sort lugubre des Juifs avec un sentiment d’urgence et d’indignation morale.»

Cornwell également: «Bien qu’il ait publiquement répudié les théories racistes dans la seconde moitié des années 1930, Pacelli a refusé de soutenir les protestations de l’épiscopat catholique allemand contre l’antisémitisme. Il n’a pas non plus tenté d’entraver le processus de collaboration du clergé catholique pour la certification raciale des Juifs, ce qui a fourni aux nazis des informations essentielles à leur persécution.»

Témoignage

Lorsque de la rafle nazie [par la Gestapo] et la déportation à Auschwitz des Juifs du ghetto de Rome [1259 hommes, femmes et enfants] eurent lieu le 16 octobre 1943, le Vatican n’éleva pas la voix non plus. Cornwell a recueilli le témoignage de Settimia Spizzichino, la seule femme juive romaine ayant survécu à la déportation. Elle a dit: «Je suis revenue d’Auschwitz par mes propres moyens. J’avais perdu ma mère, deux sœurs, une nièce et un frère. Pie XII aurait pu nous avertir de ce qui allait arriver. Nous aurions pu fuir Rome et rejoindre les partisans. Il était un instrument entre les mains des Allemands. Tout cela s’est passé sous le nez du pape. Mais c’était un pape antisémite, un pape pro-allemand. Il n’a pas pris le moindre risque. Et quand ils disent que le pape est comme Jésus-Christ, ils ne disent pas la vérité. Il n’a pas sauvé un seul enfant.»

Le réseau d’exfiltration du Vatican

A ce que dit Cornwell, ajoutons qu’à la fin de la guerre, des milliers de nazis impliqués dans l’Holocauste se sont enfuis en Amérique latine ou au Moyen-Orient. La filière d’exfiltration des nazis a été celle de San Girolamo, un réseau articulé d’institutions religieuses à Milan et à Rome. Il leur a offert une protection, leur a fourni des papiers et les a aidés à se rendre à Gênes, où ils ont embarqué. Monseigneur Montini, qui occupe alors, de facto, la fonction de Secrétaire d’Etat du Vatican en 1944 – et qui est devenu plus tard le pape Paul VI – laisse à Alois Hudal, évêque autrichien attaché à une synthèse entre catholicisme et national-socialisme, l’organisation de l’important réseau d’exfiltration. En 2014, le Vatican a déclaré Montini bienheureux. En 2018, il a été canonisé par le pape François.

Pour conclure: lorsque le pape Francois a visité Auschwitz-Birkenau, il s’est demandé comment «l’homme créé à la ressemblance de Dieu a pu faire cela». Une question qui semble assez hypocrite au vu de ce que le Vatican et l’Eglise catholique ont fait historiquement. Rappelons que, selon la doctrine catholique, les papes ont été déclarés – depuis 1870 – «infaillibles» (dogme) lorsqu’il s’exprime ex-cathedra en matière de morale et de foi. Une infaillibilité qui serait l’effet «d’une assistance spéciale que Dieu donnerait au pontife romain lorsqu’il entend définir une certaine doctrine comme définitivement révélée». Que devient alors cette infaillibilité du «vicaire de Dieu sur terre» face aux horreurs d’Auschwitz? N’y a-t-il pas de limites à la tromperie, à la falsification et à l’hypocrisie?

En tout cas, c’est l’institution et l’idéologie que revendiquent et promeuvent ceux qui vont se prosterner devant «le plus important guide moral de l’humanité» [allusion à la visite au pape du nouveau président Alberto Fernández, ainsi qu’à celle de Mauricio Macri, en 2016]. Il y a, bien sûr, un intérêt de classe profond à cela: maintenir et renforcer l’emprise des exploité·e·s et des opprimé·e·s, au profit des puissants. La tromperie, les mensonges sur ce qui s’est passé et l’appel à la «transcendance divine» ont ce contenu social et politique indéniable. Et pour cela, les papes sont vraiment «infaillibles». (Article publié le 3 février 2020; traduction A l’Encontre)

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