Argentine. Macri et ses fantômes

MacriPar Eduardo Castilla

Macri entre à la Casa Rosada [siège du pouvoir exécutif] suite au second tour, le 22 novembre 2015, des élections qu’il a remporté avec une faible marge [avec 51,4% contre 48,6% pour Daniel Scioli]. Aussi bien le résultat limité que le caractère du mécanisme électoral imposent des conditions à la stabilité de sa future gouvernabilité. Ces conditions ne sont pas précisément prometteuses. Les problèmes ne relèvent pas exclusivement du domaine politique mais, surtout, tiennent aux racines de l’épuisement du «modèle» économique. [Voir le dernier article publié sur ce site en date du 20 novembre.]

Des chiffres trompeurs

Les résultats d’octobre 2011 [Cristina Kirchner gagne la présidentielle au premier tour avec 54,11% des voix] ont créé l’illusion factice d’une hégémonie illimitée du kirchnérisme. Les résultats de 54% furent brandis comme une épée effilée autant face aux Argentins qu’au-delà du pays. Mais ce pourcentage reposait, essentiellement, sur l’amélioration relative des indicateurs économiques. Il s’agissait d’un chiffre qui illustrait un passé déjà en recul et non un avenir d’hégémonie politique pleine et entière. Cette élection a été le commencement d’un lent et hésitant déclin du kirchnérisme.

Les 52% obtenus par Mauricio Macri relèvent également beaucoup de l’illusion d’optique. La dynamique politique électorale l’indique clairement. Lors des PASO [acronyme pour élections primaires ouvertes, simultanées et obligatoires], le candidat du PRO [Propuesta Republicana, pro signifiant «pour»] réunit 24,5% des suffrages. En octobre, il obtenait près de 34%, s’appropriant des suffrages de la coalition Cambiemos: formée pour les élections de 2015 et composée de la Coalición Cívica ARI (Elisa Carrió), du PRO (Mauricio Macri) et d’Unión Cívica Radical (Ernesto Sanz). Il y a ajouté quelques pour cent. Ce qui exprimait la tendance à la polarisation électorale. Ce chiffre fit un bond il y a 48 heures [22 novembre], augmentant de 17 points et de plus de 4 millions de suffrages.

La logique propre au second tour impose le vote en faveur du candidat «le moins pire». Une proportion appréciable de ces suffrages ne constitue pas un gage explicite en faveur de Mauricio Macri, plutôt un rejet ouvert du kirchnérisme. Ce qui implique, dès le début de son mandat, un appui conditionné. Pour qu’il se développe en un «pouvoir propre», ce résultat devra faire intervenir la politique, la négociation permanente et, surtout, des résultats dans la gestion qui produisent une quelconque amélioration partielle pour des secteurs importants de la population.

En 2003 Néstor Kirchner était parvenu à transformer 22% en appui important en très peu de temps. Mais les conditions dans lesquelles Macri arrive au pouvoir sont très différentes. Les vents de l’économie internationale, loin d’être favorables, soufflent de manière défavorable; le «super-cycle» des commodities [matières premières] marque un recul prononcé; les problèmes structurels qui découlent du caractère dépendant du capitalisme argentin pèsent comme une épée de Damoclès sur le pays. Voilà les conditions qui imposent à Macri un programme d’ajustement, au-delà de son idéologie (néo)libérale. Un triomphe de Scioli aurait ouvert la même voie. Ainsi que l’a affirmé [le consultant économique] Miguel Bein, le triomphe de Macri: «ne modifie pas l’agenda économique».

De ces limites qu’impose l’épuisement du «modèle» [économique] découlent les principales contradictions auxquelles fera face la «macrisme» alors qu’il cherchera à se stabiliser comme gouvernement. Le gouvernement Pro-Cambiemos au pouvoir devra réaliser des attaques contre des secteurs du peuple travailleur dans le but de recomposer les conditions de rentabilité du grand capital. Il le fera à partir des faiblesses que nous venons de signaler.

Il ne fait aucun doute que la lutte de classes reviendra sur le devant de la scène, dans le cadre de cette tâche visant à établir un «pays normal» du point de vue du capital.

Des courts-circuits au sein de la politique

Si les problèmes économiques et sa propre genèse électorale confèrent à Macri un cadre de faiblesse relative, l’échafaudage politico-institutionnel hérité des élections d’octobre établit un corset à ses opportunités d’action. Ce dernier n’est pas indépassable, mais il s’agit bien d’un corset. 

Ainsi qu’il a été signalé hier [23 novembre], le nouveau gouvernement ne disposera d’aucune majorité aux deux chambres législatives. En outre, une partie appréciable des gouverneurs des provinces demeurent dans les rangs du péronisme et d’autres forces locales. Cela, pour ce qui concerne le système politique national, leur confère un pouvoir de veto relatif et cela obligera Macri à réaliser des négociations permanentes. Les tensions, frictions et ruptures possibles seront un élément qui tendra à émerger des menaces et des bagarres permanentes.

Le macrisme devra en outre entamer des négociations avec la bureaucratie syndicale péroniste, représentation déformée de l’énorme pouvoir social de la classe laborieuse. L’alliance bâtie avec Hugo Moyano [membre dirigeant du Parti justicialiste, c’est-à-dire péroniste, secrétaire de la CGT] jouera le rôle d’une sorte de réassurance mais elle restera partielle. L’énorme majorité de la caste qui domine les organisations professionnelles dispose d’aujourd’hui de fonctions au sein du mouvement politique fondé par Perón [1].

Toute négociation qu’entamera Macri sera conditionnée par les attaques qu’il devra entreprendre contre des secteurs de la classe laborieuse. La capacité de contrôle social de la bureaucratie est loin d’être illimitée. Sur sa gauche, parmi des franges centrales du prolétariat argentin, réside la gauche classiste et antibureaucratique qui a impulsé les grandes luttes de classe, comme celle de Lear en 2014 [lutte engagée contre le licenciement de plusieurs centaines de travailleur d’une entreprise fournissant des pièces à l’industrie automobile].

Regarder en direction de Cambiemos

Un troisième élément que devra soupeser le macrisme au pouvoir sera celui de la solidité de la coalition qui l’a soutenu jusqu’ici.

Cambiemos est, essentiellement, une unité instable entre le PRO et l’UCR. D’un côté, un dirigeant disposant d’une projection nationale et d’une structuration locale, bien que son parti vienne de conquérir la province de Buenos Aires [province très importante]. De l’autre, une structure territoriale étendue à tout le pays mais sans figure disposant d’une capacité d’attraction.

L’UCR se rendit à Gualeguaychú [localité de la Province Entre Rios dans laquelle s’est tenue, en mars 2015, la Convention au cours de laquelle fut décidée la formation de la coalition avec le PRO] avec un programme «minimum» qui cherchait à retrouver un pouvoir territorial au sein des gouvernorats et des intendances [c’est-à-dire, selon les cas, les municipalités ou des unités administratives de provinces]. Cette stratégie a semblé échouer tout au long de l’année mais, quelques minutes avant le coup de sifflet marquant la fin du match, elle s’est trouvée aux portes du pouvoir de l’Etat national. Mais le gardien Mauricio Macri a capté le ballon.

Le dirigeant du PRO est en train de faire tout un plat du refus d’Ernesto Sanz [dirigeant de l’UCR] de devenir ministre de la Justice. Mais les «raisons personnelles» qu’invoque le radical ont pour objectif de dissimuler les tensions que tout le petit monde de la politique connaît. Le radicalisme aspire à quelque chose de plus qu’à se transformer en joueurs mis sur la touche, soutenant le credo de Barrio Norte [quartier de Buenos Aires concentrant les couches sociales très aisées] pour arriver à l’exécutif. L’histoire centenaire de l’UCR [l’UCR a été fondée en 1891] et son extension territoriale l’exigent. Nous sommes loin de la fin des multiples chapitres de ce roman.

Le vide du discours politique et la lutte sociale

La consigne de «changement» a permis au macrisme de camoufler son véritable programme économique, réduisant l’essentiel à un changement des formes politiques. Il a dû, certes, dissimuler ses économistes stars pour construire quelque chose de crédible.

Le vide du discours de la campagne électorale devra, toujours plus, à mesure que les jours s’écoulent, céder face à l’agenda effectif du gouvernement. Chaque pas vers le 10 décembre [date de l’entrée en fonction du nouveau gouvernement] l’obligera à définir plus clairement son programme. Le «désastre» légué par le kirchnérisme se transformera en leitmotiv favori afin de profiler les mesures d’ajustement structurel [dévaluation avec ses effets à la hausse sur les prix, austérité, privatisations, dette] à appliquer.

Ces dernières se heurteront toutefois à la résistance de secteurs du peuple travailleur qui offrent, difficilement, une lune de miel durable à ceux qu’ils ont élus en tendant l’oreille à leurs promesses démagogiques. Les mois à venir présagent un scénario loin d’être calme. S’agirait-il de ce que l’on appelle un «été chaud» [rappelant que l’été dans l’hémisphère sud se déroule lors de «l’hiver» de l’hémisphère Nord]? Cela reste à voir. (Traduction A L’Encontre. Article publié le 24 novembre 2015 sur le site de La Izquierda Diario de Buenos Aires)

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[1] El Pais du 27 novembre, sous la plume Carlos E. Cué, affirmait: «L’influence de Moyano est d’une telle dimension que Macri a indiqué le mercredi 25 novembre 2015 la composition de son gouvernement à l’exception d’un ministère: le ministre du Travail. Tout indique que Moyano et d’autres syndicalistes ont opposé leur veto au candidat prévu, Jorg Lawson, parce qu’il s’agit d’un homme trop près du patronat. Actuellement Macri est à la recherche d’un autre, plus convenable, afin d’éviter des conflits dès le premier moment.» Dans la publication Perfil.com, Carlos Gabetta, ex-directeur de l’édition argentine du Monde diplomatique, met aussi l’accent sur l’influence maintenue du kirchnérisme – une des têtes l’hydre péroniste – et d’autres visages de cette hydre au sein des diverses instances de l’appareil d’Etat fédéral argentin. Dès lors, Macri devra trouver une modalité de co-gouvernement, y compris avec Scioli. S’il tente d’écarter de leurs positions divers segments du péronisme, il devra alors chercher à étayer son pouvoir avec l’aide de l’appareil CGT des syndicats. Cela d’autant plus que le vote pour Macri traduit non pas une adhésion à son programme économique – qui ne fut pas appréhendé par l’essentiel des électeurs lors de la campagne – mais un appui donné à un projet affirmé de changement de style de gestion gouvernementale où trafics divers et corruption voisinaient avec la distribution «d’aides sociales», relevant d’un clientélisme péroniste rodé. La mise en question des postures kirchnéristes, dites de gauche, pour ce qui avait trait au chavisme ou d’autres gouvernements qualifiés de progressistes est beaucoup moins importante. Sur ce terrain – d’autant plus dans un climat de déconfiture de Maduro au Venezuela – Macri a pu, sans gros problèmes, marquer la rupture avec la démagogie en la matière de Cristina Kirchner. (Rédaction A l’Encontre)

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