Tunisie: les funérailles de Chokri Belaïd et la grève générale

Tunisie_2_0En ce jour de grève générale en Tunisie, à l’occasion des funérailles de Chokri Belaïd, la mobilisation a été très importante. Ainsi, selon un reportage de RFI: «Un fort sentiment de colère se dégage du cortège. Les slogans criés par la foule sont fortement hostiles aux autorités et au parti au pouvoir Ennahda. «Ghannouchi assassin», ont scandé les milliers d’hommes et de femmes qui ont accompagné le cercueil, en référence à l’homme fort d’Ennahda. «Le peuple veut un changement de pouvoir», a également crié la foule en arabe. Beaucoup de ceux qui ont accompagné le cercueil de Chokri Belaïd se disent choqués par son assassinat. «Il a été tué parce qu’il défendait les pauvres, qu’il avait une pensée libre», estime une femme. «Tous ces gens que vous voyez appartiennent aux différences tendances politiques de la Tunisie. Ce sont simplement des gens qui veulent pouvoir penser librement», dit un autre. De nombreuses personnalités de l’opposition ont fait le déplacement. Parmi eux, Beji Caïd Essebsi, ex-Premier ministre de la transition, dont l’un des collaborateurs a lui aussi été tué à Tataouine en octobre 2012. Beaucoup d’entre eux étaient sous très haute, mais très discrète protection policière. Ils ont affirmé avoir reçu des menaces de mort, et les autorités prennent ces menaces très au sérieux et ont renforcé leur sécurité. […]
Près de la tombe où doit être inhumé Chokri Belaïd, beaucoup de femmes sont présentes, qui soulignent leur présence exceptionnelle pour des funérailles musulmanes. «C’est ça, la vraie Tunisie!», affirmait l’une d’entre elles, comme une pique lancée aux islamistes d’Ennahda. La foule qui s’est mise en marche de la maison de la culture de Djebel Jelloud est très compacte. Elle brandit des portraits de Chokri Belaïd, chantait l’hymne national tunisien et portait de nombreux drapeaux poings levés, certains faisant le V de la victoire. «Je ne fais pas partie du camp politique de Chokri Belaïd, mais pour la première fois, je pleure pour une personne», déclare un manifestant. […] Une véritable l’unité s’est formée autour de lui au cours de cette marche, avec des jeunes, des personnes plus âgées, des militants ouvriers, des magistrats, des avocats. «Il y a eu une véritable onde de choc. Il y aura un avant et un après», disait une femme. «Ceux qui ont assassiné Chokri Belaïd ont échoué. Ils ont tenté de diviser les Tunisiens, mais vous le voyez, nous sommes plus unis qu’avant», disait une autre. La grève générale décrétée aujourd’hui à l’appel des syndicats, dont l’UGTT [Union générale tunisienne du travail], semble également bien suivie. Les transports tournent au ralenti et le trafic aérien est nul ou quasi nul. Tous les départs et toutes les arrivées ont été annulés pour toute la journée, faute d’assistance au sol. Les vols intérieurs aussi sont concernés. Dans de nombreuses villes, les magasins et les cafés sont fermés. L’armée a été déployée dans le centre de Tunis…»

Nous publions, ci-dessous, un autre reportage de Pierre Puchot, du site Mediapart, sur le «climat» en Tunisie ce 8 février 2013. (Rédaction A l’Encontre)

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BN8795300«Nous pouvons nous contenter de pain et d’eau, mais débarrassez-nous d’Ennahda»

Par Pierre Puchot

«Aujourd’hui, nous avons brisé un tabou.» Dans l’enceinte du cimetière de Djellaz, à Tunis, des dizaines de femmes se sont mêlées à la foule venue rendre un dernier hommage à Chokri Belaïd. «Normalement, les femmes n’ont pas le droit d’assister à l’enterrement, on doit attendre le lendemain pour rendre hommage au défunt», glisse la journaliste tunisienne Amel Benhadj Ali. La présence des femmes à l’enterrement était l’une des demandes de l’épouse de l’opposant assassiné mercredi 6 février à Tunis.

En ce jour de prière et de grève générale particulièrement suivie (aucun vol depuis l’aéroport de Tunis et peu de magasins ouverts), les rues du centre-ville Tunis étaient désertes. Mais entre chants, colère et jets de gaz lacrymogène, l’enterrement de l’opposant Chokri Belaïd aura rassemblé plusieurs dizaines de milliers de Tunisiens. Dès midi, des centaines de personnes étaient perchées sur la colline qui abrite les tombes du cimetière de Djellaz.

«Nous pouvons nous contenter de pain et d’eau, mais débarrassez-nous de Ghannouchi», scandaient notamment les manifestants, qui ont accompagné le défunt jusqu’à la salle des prières du cimetière. En robe, les avocats ont également défilé en tête du cortège, qui prenait alors davantage les allures d’une communion nationale que d’une démonstration de l’opposition politique. Scandé de manière sporadique, le fameux «Dégage!» se faisait bien rare. «Martyr, repose-toi, nous poursuivons ton combat», a scandé la foule au passage du défunt.

La colère contre le gouvernement, accusé notamment d’avoir encouragé la violence politique ces derniers mois, était toujours bien présente. «L’assassinat de Chokri Belaïd confirme mes craintes, explique Sophia Baraket, 29 ans, photographe. On est ici en plein dans les pratiques d’Ennahda, le laisser-faire et la manière dont ils font, ou plutôt ne font pas, de la politique. Les dirigeants se disent partisans d’un islam modéré? Mais ils sont incapables de dialoguer avec les autres partis, sauf avec les branches les plus extrémistes, les djihadistes, qu’ils ont ménagés pendant longtemps.» Et la jeune femme de citer le communiqué du djihadiste Abou Ayadh, qui appelle Ennahda à rejoindre son organisation, Ansar el Charia, pour un «front musulman…» «Ici, je parle bien du gouvernement, tous les militants ne suivent pas cette ligne, tempère toutefois Sophia Baraket. Une chose est sûre: Ennahda a été élu, ils ont eu leur chance, mais ils ont prouvé qu’ils n’étaient pas faits pour gouverner la Tunisie. Ils doivent partir!»

A Kasserine: «La solution ne peut être que politique»

Ce vendredi, c’est toute la Tunisie qui a suivi l’enterrement de Chokri Belaïd. «J’étais choqué par le meurtre, comme toute la ville, explique Ridha Abbassi, maire adjoint de Kasserine, nommé par la population, qui fut des toutes premières manifestations contre le dictateur Ben Ali. Nous sommes dans un virage qui va décider du sort de la Tunisie. Il y a des gens qui n’attendent que cela pour profiter du chaos et piller, saccager ce qu’ils peuvent. Je suis très triste, comme les habitants de ma ville, qui ont organisé des marches et ont défilé, qu’ils soient politisés ou non.»

A Tunis, les voitures qui brûlent devant le cimetière témoignent de la colère de la population contre le parti Ennahda, dont elle ne comprend plus les choix politiques. «J’étais heureux d’entendre le premier ministre annoncer un gouvernement de technocrates, nous explique Ridha Abbassi. Et puis, finalement, ils ont dit non. Cela prouve qu’ils sont plus accrochés à leurs ministères qu’ils ne se soucient de la Tunisie. Je suis triste.»

ugttL’heure était davantage au recueillement qu’aux discussions politiques ce vendredi. Pourtant, l’urgence d’une recomposition politique apparaît comme une évidence: «C’est un moment très dangereux, juge la photographe Sofia Baraket. La coalition qui est en train de se former avec Nida Tounes [parti dit d’opposition fondé par l’ancien premier ministre Béji Caïd Essebsi] menace aussi de nous renvoyer dans une nouvelle version de l’ancien régime, avec un grand parti unique. La diversité politique, c’est un acquis de la révolution. Aujourd’hui, même si je n’avais pas voté pour lui avant, j’espère que Hamma Hammami, du Front populaire, restera de son côté. Autrement, je n’aurais personne pour qui voter.»

De Kasserine, Ridha Abbassi observe avec un certain scepticisme le regroupement des forces face à Ennahda: «Je suis heureux qu’une coalition puisse faire contrepoids à Ennahda aujourd’hui, mais cela reste très flou. Et il ne faut pas seulement dire «dégage», ni écouter les gens qui font de l’agitation, comme Béji Caïd Essebsi, sans rien proposer. Il faut une solution politique! Nous n’allons pas retourner en arrière, nous ne sommes plus le 14 janvier 2011! Il faut que des personnes responsables s’assoient ensemble autour d’une table pour, ensemble, trouver la solution politique de transition vers de nouvelles élections. C’est le seul moyen d’en sortir. Hier, la ville était vide. Nous attendons, maintenant, nous espérons, que tous les dirigeants montreront enfin un peu de bon sens.»

Deux ans après la révolution tunisienne, les bouleversements en cours influent profondément sur la société tunisienne. De là à voir une bipolarisation laïcs-religieux, comme une partie de la presse tunisienne proche de l’opposition s’en fait l’écho? «Etat laïc, Etat religieux? Cela ne veut rien dire en Tunisie, proteste Sophia Baraket. Nous ne sommes pas en France ou en Arabie saoudite. Tous les Tunisiens, ou presque, sont musulmans. Ce qui a changé avant cet assassinat, c’est le climat et la pression que fait peser la partie extrémiste de la société sur une autre, plus modérée. Il faut lire les pages Facebook de certains militants nadhaouis, qui se réjouissent du meurtre de Chokri Belaïd et qui insistent pour qu’il ne soit pas enterré dans un cimetière musulman. Combien sont-ils aujourd’hui à penser comme ça parmi les militants d’Ennahda? Une minorité, certes. Mais leur violence doit cesser très vite.»

En milieu d’après-midi, les policiers arrosaient copieusement de gaz lacrymogènes les manifestants, mais aussi les casseurs qui s’étaient rassemblés dans le centre-ville. Ancienne journaliste d’El Fajr, le journal d’Ennahda, et «toujours proche de l’organisation», Nessrine, 27 ans, n’a pas assisté à l’enterrement de Chokri Belaïd. Mais elle s’avoue «consternée». «Clairement, j’avais toujours pensé que ce qui pouvait nous arriver de pire, en Tunisie, c’est d’être divisés entre citoyens, entre musulmans. Aujourd’hui, par la faute des criminels qui ont tué Chokri Belaïd, nous sommes en train de nous couper en deux, de couper la Tunisie en deux. En même temps, il faut raisonner un peu: quel dirigeant d’Ennahda avait intérêt à ce qui est arrivé? Personne, bien entendu. Il faut que tout le monde revienne à la raison et qu’un gouvernement sans les partis politiques émerge, très vite.» (8 février 2013)

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