Algérie. «La tentation répressive»

Par Abla Chérif

Il y avait du monde, beaucoup de monde, «et la capitale n’aurait sans doute pas suffi à contenir la foule si les barrages n’avaient pas empêché les gens d’entrer à Alger», commente un marcheur ce vendredi. Comme de nombreuses personnes, il a préféré se diriger en début de matinée vers le centre-ville. «Pour éviter les bouchons et les éventuels empêchements, avec ce qui s’est passé cette semaine, on ne sait jamais», explique ce sexagénaire en prenant soin de ne pas laisser son drapeau (national) traîner par terre. «Celui-là (le drapeau) personne ne pourra me l’enlever», dit-il encore en regrettant que des éléments des services de sécurité aient procédé à la confiscation de l’emblème national en certains endroits.

Le fait a été dénoncé la veille par plusieurs internautes affirmant ne pas comprendre la raison qui pouvait pousser à un tel procédé. «C’est un élément de la stratégie globale mise en place pour intimider, dissuader», commentent deux hommes d’un certain âge à la Grande-Poste. Les mesures prises pour affaiblir la mobilisation sont d’ailleurs au centre de toutes les discussions. On évoque en particulier les barrages filtrants dressés autour de la capitale pour empêcher les citoyens des wilayas environnantes de rejoindre Alger. «A l’heure où je vous parle (il est 12h, des centaines de véhicules sont bloqués du côté de Lakhdaria, mes neveux et leurs amis sont là-bas, ils attendent depuis deux heures, mais cela n’avance pas, on ne les laisse pas passer», raconte un père de famille sorti manifester en compagnie de son épouse et de ses deux enfants.

Les mesures ont été prises dès la veille. Jeudi, Info trafic Algérie avait publié des images et vidéos montrant de longues files d’automobilistes aux abords d’Alger. Beaucoup sont restés ainsi coincés tard dans la nuit. Des internautes ont déploré le fait que des familles comportant des personnes souffrantes sont restées coincées dans des tunnels où se sont accumulés les gaz toxiques des véhicules. Jeudi, toujours, les Algériens ont été frappés par le nombre de véhicules soumis à la fouille sur l’autoroute Est d’Alger. Les vérifications de papiers s’effectuaient en série durant la journée, puis l’inspection des malles des voitures est devenue quasi-systématique en fin de journée. Bloqués sur la route, les Algériens observaient les éléments de la Gendarmerie nationale déployés aux abords de Dar Beïda. Non loin de là, près des rames du tramway, une équipe de policiers procède à une fouille corporelle de plusieurs jeunes.

Les mesures d’intimidation n’ont cependant pas eu raison de la détermination du mouvement populaire qui s’est mis en place. En début de matinée, des groupes de manifestants avaient déjà investi la Grande-Poste. Ces marcheurs ont réussi à dépasser les barrages filtrants dressés autour de la capitale. D’autres ont effectué un long trajet à pied. Ils ont passé la nuit sur place. Les groupes ont grossi au fur et à mesure pour former ensuite une foule immense à 12 h. La manifestation se mettait pourtant à peine en place. C’est à ce moment que tous les petits commerces hebdomadaires étalaient leur marchandise. Drapeaux, casquettes, écharpes et même ballons aux couleurs nationales ont la vedette. Mais on vend aussi de l’eau, des jus, des sandwichs… A ce moment, aucune tension ne règne. Les forces de l’ordre sont très peu visibles tout le long du trajet menant de la rue Hassiba vers le boulevard Amirouche. Un dispositif important est par contre stationné boulevard Mohammed-V. A la place Audin, les manifestants ont accroché d’immenses banderoles qui en disent long sur l’état d’esprit qui règne. «Ils nous ont répondu par le mépris», «Ils prennent des décisions sans nous»… Les pancartes hostiles à Bensalah sont généralisées: «Dégage», «Retourne chez toi, l’Algérie a ses hommes», «Comment osez-vous parler d’élections?»…

Des appels au départ immédiat des trois B, Bedoui, Bensalah et Belaïz sont lancés, des slogans hostiles aux ministres du nouveau gouvernement fusent de partout, on exige le «Départ de tous», des changements radicaux… Des réponses à Gaïd Salah sont également apportées. La foule continue à grossir. Il est 13h, les manifestants arrivent dans le calme.

Les femmes sont très présentes, les enfants aussi. Les Algériens sont sortis en famille pendre part au nouveau vendredi de protestation. Vers 14h30, on observe de véritables déferlantes humaines rejoindre le centre-ville. L’ambiance est détendue, les manifestants pacifiques. Contre toute attente, un camion anti-émeutes active à cet instant son camion à eau. Il asperge deux fois la foule. La tension monte d’un cran. Enervés, des jeunes s’emportent et s’apprêtent à riposter. Des manifestants plus sages s’interposent pour éviter la confrontation. Un jeu de provocation s’ensuit, mais «Silmya» (pacifique) finit par l’emporter. La police se retire un moment après sous les applaudissements. Une heure plus tard, la situation prend une autre tournure. Des jeunes, sortis d’on ne sait où, décident de s’en prendre aux CRS qui viennent de tirer des bombes lacrymogènes pour tenter de disperser la foule. Ils jettent des pierres.

Les forces de l’ordre répondent en usant à nouveau de gaz lacrymogènes. Ils tirent aussi des balles en caoutchouc. Des blessés sont enregistrés. Des véhicules stationnés non loin de là subissent les frais des heurts qui se sont déclenchés. Les véritables manifestants ont quitté les lieux. Des hommes vêtus de gilets orange ou rouges déploient des efforts immenses pour calmer les gens et éviter que les affrontements se généralisent. La sagesse l’emporte, la détermination aussi. Des pancartes sont levées bien haut: «Notre force, c’est l’union», «Pacifique»… Il est 17h passées, la manifestation du vendredi se poursuit. La mobilisation est inédite. (Article publié dans Le Soir d’Algérie, le 13 avril 2019)

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Ils viennent de toutes les wilayas

Par Rym Nasri

Comme chaque vendredi, la manifestation populaire à Alger draine des milliers de personnes venues des différentes wilayas du pays. Etudiants, travailleurs ou carrément chômeurs, ces Algériens ne lésinent pas sur les moyens pour atteindre la capitale.

L’emblème national confisqué au tunnel de Lakhdaria

Mohamed et ses quatre amis marchent tous les vendredis à Alger. Ils n’ont raté aucun rendez-vous hebdomadaire de la protesta depuis la toute première manifestation du 22 février. Pourtant, ils viennent tous les quatre de Sour-el-Ghozlane dans la wilaya de Bouira (Kabylie) Pour cet étudiant en sport et ses potes, atteindre la capitale en ce vendredi 12 avril a été un exploit.

Comme chaque vendredi, le groupe d’amis loue le service d’un taxi vers 7h du matin. A Lakhdaria (dans le nord de la wilaya de Bouira), leur véhicule a été arrêté par des agents de la Gendarmerie nationale qui bloquaient le tunnel. «Nous avons été fouillés sans que les gendarmes aient à vérifier nos cartes d’identité. Ils nous ont enlevé les drapeaux algériens que nous avions sur nous et nous ont demandé de remonter en voiture. Mon ami Badredine a eu droit à des coups de pied. Ils ont ensuite demandé au chauffeur du taxi de nous conduire d’où il nous a pris sous la menace de lui enlever ses papiers», raconte Mohamed.

Le taxi a fait demi-tour pour emprunter l’ancienne route d’Alger avant de déposer ces quatre jeunes clients à Cherarba vers 9h30. «Nous avons marché jusqu’à Boumaâti puis nous avons pris le bus de l’Etusa jusqu’à Alger», poursuit le jeune étudiant.

«Je suis même venu mardi dernier, marcher avec les étudiants où nous avons été réprimés par la police», ajoute-t-il.

De Grara à Alger

Sur le gazon piétiné du jardin Khemisti qui fait face à la Grande-Poste, à Alger-Centre, Souhil, Kacem, Hamza et un autre Kacem se reposent en échangeant, de temps à autre, quelques mots. Les quatre amis viennent tout droit de Grara dans la wilaya de Ghardaïa. C’est à bord du véhicule personnel de l’un d’entre eux qu’ils ont pris la route jeudi vers 4h du matin. Arrivés à Alger, ils ont été hébergés par un ami à eux. «Il y avait beaucoup de barrages sur la route à partir de Boufarik», affirment-ils.

Ayant participé à toutes les manifestations des vendredis depuis celle du 1er mars dernier, les quatre amis ont, enfin, décidé de faire le déplacement sur Alger, pour marcher pour la première fois dans la capitale.

«Nous voulons dire dégagez tous», dira Hamza avant que son ami Kacem n’ajoute: «A Alger, ils nous entendront davantage car la marche est bien couverte par les médias.»

«Oui, enchaîne Souhil, parce que nous avons l’impression qu’ils ne nous écoutent pas vraiment. Ils croient que le peuple va se lasser et s’arrêter. Non, qu’ils se détrompent. Yetnahaw gaâ (Qu’ils dégagent tous), le pouvoir est aujourd’hui, au peuple».

Et à Kacem de conclure: «Ils croient qu’après eux, c’est le déluge!»

Aïn Bessem, en procession

Dans un cortège de trois voitures, Mehdi, 27 ans, arrive de Aïn Bessem (Bouira) avec onze autres personnes. Ayant démarré à 3h du matin, le groupe est arrivé à Alger vers 5h du matin. «D’habitude, nous démarrons à 10h, mais cette fois-ci, nous avons voulu éviter les barrages», explique Mehdi.

Réformé de la Gendarmerie nationale après trois ans et demi de service, Mehdi est aujourd’hui un activiste sur les réseaux sociaux et administrateur d’une page Facebook dédiée au mouvement populaire contre le système politique en place.

«J’ai ouvert une page Facebook en août dernier. Le 20 février dernier, j’ai été interpellé par la police à Bouira. Cette interpellation a été suivie par six autres pour incitation au rassemblement et atteinte à corps constitué», explique-t-il avant d’ajouter: «Même Anis Rahmani m’a traité de meneur sur son journal électronique.»

En famille de Tiaret

Rania, étudiante en 1re année à l’USTHB (Université des sciences et de la technologie Houari-Boumédiène) à Bab-Ezzouar, est venue de Ksar Chellala (Tiaret) avec son père, Ahmed, et sa jeune sœur, Manel. Ils ont décidé de marcher en famille à Alger.

Le père et ses deux filles ont pris la route la veille vers 4h du matin. C’est à Birtouta qu’ils ont marqué une halte pour passer la nuit chez leur famille avant de rejoindre Alger, le lendemain, par bus.

«A 9h, nous étions sur les marches de la Grande-Poste. Les policiers antiémeutes occupaient déjà les lieux», affirme Rania.
En scandant «Ya lil âar, el policier wella hagar (Quelle honte, le policier est devenu hagar)», elle assure avoir été menacée par un des policiers. «Il m’a dit: descends d’ici sinon je te tue», rapporte-t-elle.

«Ce n’est qu’à l’arrivée de la sœur de Larbi Ben-M’hidi que les policiers ont quitté les marches de la Grande-Poste», ajoute son père Ahmed.

Pour leur troisième marche à Alger, la famille d’Ahmed est venue manifester contre le pouvoir en place. «Il faut que ce système dégage, qu’ils dégagent tous. Nous voulons des gens honnêtes et crédibles», renchérit son père Ahmed.

Il s’endette pour manifester chaque vendredi à Alger

A 22 ans, Seïfeddine, licencié en sociologie, est officiellement chômeur. Seule sa vieille carriole lui sert d’étal pour vendre des fruits dans son quartier natal à Aïn Bessem (wilaya de Bouira. «J’ai eu trois P-V pour vente sur le trottoir et mon faible bénéfice ne me permet pas de les payer», dit-il avec un sourire au coin des lèvres. Pour sa 6e marche à Alger contre le pouvoir en place, Seïfeddine a dû encore s’endetter pour s’y déplacer. «Chaque semaine, je m’endette de 2000 dinars pour venir à Alger. Nous voulons qu’ils dégagent tous. Nous en avons marre de ce pouvoir. Face à l’injustice que nous vivons, l’idée d’aller en harraga m’effleure des fois», dit-il. Toujours aussi souriant, ce jeune de Aïn Bessem raconte sa mésaventure de vendredi dernier. De retour à Bouira, lui et ses amis n’avaient pas trouvé de transport pour aller à Aïn Bessem. «Nous avons été transportés par un camion de dépannage. Il faisait nuit et froid et j’ai dû choper une grippe qui m’a cloué au lit. Pourtant, ce vendredi, je n’ai pas hésité à revenir», raconte-t-il. (Article publié dans Le Soir d’Algérie, en date du 13 avril 2019)

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