Algérie-Dossier

27e manifestation des étudiants: «Non au recyclage du système»

Par Mustapha Benfodil

Alger, 27 août. 27e mardi de mobilisation des étudiants. C’est la dernière marche hebdomadaire de la communauté universitaire au cours de ce mois d’août 2019 et elle avait des airs de rentrée avant l’heure tant le nombre, l’intensité, la résonance des chants et des slogans dans les entrailles de la ville semblaient plus forts, plus percutants, comparés aux dernières manifs estivales.

Il faut cependant préciser que cela fait un moment que les étudiants ne marchent pas seuls et sont, chaque mardi, rejoints par des centaines de citoyens lambda qui n’ont pas de «carte d’étudiant».

Comme de coutume, la journée a commencé par un débat organisé sur la place des Martyrs par El Hirak Ettolabi [Hirak étudiant]. Le thème d’hier portait sur l’organisation du mouvement étudiant et la nécessité ou pas de se doter de représentants. Le débat était modéré par Ahmed Bourouis, 21 ans, étudiant en génie électronique à l’université de Boumerdès.

La plupart des intervenants étaient des non-étudiants qui tenaient à réaffirmer leur soutien à la contestation estudiantine, considérée comme le fer de lance du hirak. «Il faut soutenir les étudiants. La bande au pouvoir est très difficile à manier. Ces jeunes sont nos enfants, nous nous faisons vieux, on ne peut pas affronter cette îssaba, il faut qu’on soit à leurs côtés. Sans eux, on est perdus», lâche affectueusement un homme d’un certain âge et à la longue barbe blanche. Un autre renchérit: «Ils sont l’avenir de ce pays et Gaïd Salah représente le passé.» L’homme rend hommage dans la foulée à l’institution militaire, «surtout à nos soldats qui sont à Tindouf, à Tamanrasset…, pas ceux qui se dorent la pilule à Club des Pins.»

«Il faut une coordination de toutes les universités»

Pour Moha, étudiant en informatique à Bab Ezzouar, «il faut faire la différence entre organisation et représentation». «Si on n’a pas désigné de représentants, ça ne veut pas dire qu’on ne doit pas s’organiser. Et l’organisation doit commencer par les comités de quartier», a-t-il plaidé. Un autre a appelé à multiplier les manifs les autres jours de la semaine «dans tous les quartiers, les villages, les communes. Il faut bouger dans les 1541 communes que compte notre pays.» «Manifester uniquement le vendredi, entre la prière d’El Djoumouâ et la prière d’El Asr, pendant que nos dirigeants font la sieste, c’est dérisoire. Pour nous faire entendre, il faut des actions tout au long de la semaine», préconise-t-il.

Abdou, un autre étudiant à l’USTHB de Bab Ezzouar [commune de la wilaya d’Alger], estime que «l’un des secrets de la réussite du hirak étudiant, comme du hirak populaire, c’est précisément le fait qu’il n’a pas de représentants, du coup, on n’a pas de leaders que le régime pourrait acheter ou corrompre». Abdou penche plutôt pour une «coordination entre les différentes universités, de toutes les wilayas du pays. Il faut un comité d’organisation dans chaque université. C’est le seul moyen de peser face au pouvoir», argue-t-il.

Minute de silence

10h40. Tout le monde en place. «Dawla madania, machi askaria!» (Etat civil, pas militaire) entonne d’emblée la foule, avant d’enchaîner par un tonitruant «Karim Younès, dégagé, dégage! Makache hiwar ya el îssabate!» (Pas de dialogue avec les gangs). Une minute de silence est ensuite observée à la mémoire des cinq jeunes décédés suite à une bousculade lors du concert-évènement de Soolking, jeudi 22 août.

10h50. La marche s’ébranle aux cris de «Gaïd Salah dégage!», «Makache hiwar ya el îssabate!», «Les généraux à la poubelle, we D’zaïr teddi l’istiqlal!» (L’Algérie recouvrera son indépendance). En traversant la rue Bab Azzoun, la marée humaine scande: «Asmaâ yal Gaïd: dawla madania, machi askaria!» (Ecoute Gaïd Salah: Etat civil, pas militaire). Toujours en réponse à l’Instance nationale de dialogue et de médiation, le cortège s’écrie: «Karim Younès ma y methelnache, ou Gaid Salah ma yahkemnache» (Karim Younès ne nous représente pas et Gaïd Salah ne nous commande pas).

Sur les pancartes brandies, on peut lire: «Laissez le régime dialoguer avec son ombre, rendez-vous en septembre»; «La commission de dialogue est un instrument du pouvoir; le 5e mandat est derrière le rideau», «La commission de dialogue équivaut à un 5e mandat»… Un citoyen improvise un acrostiche du mot «panel» qui donne: «Parti d’Allégeance des Nouveaux Escrocs et Larbins». Une étudiante écrit: «Merci Gaïd d’avoir fini le ménage, maintenant dégage!» Une autre exprime le fond de sa pensée en précisant à travers son écriteau: «Etudiants sans appartenance, notre seule et unique appartenance est l’Algérie. Je suis une civile, les discours des casernes ne me concernent pas. On n’est pas sortis pour le recyclage du système. Ni Tebboune [premier ministre de mai à août 2017] ni Benflis [ancien ministre de la Justice, président du parti Talaie El Houriat]».

«Seule la transition»

En réponse à la dernière sortie d’AGS où il accablait les partisans de la transition, un jeune coiffé d’une casquette oppose ce message laconique: «Seule la transition». Un autre a tenu à apporter cette nuance à travers un large panneau: «Qui appelle à l’élection présidentielle n’est pas forcément un patriote, et celui qui appelle à une période de transition n’est pas un traître de principe». Un citoyen se demande: «Arrestations, intimidations, de quelles élections parlez-vous?» Une dame arbore cette réflexion: «On veut négocier sur votre départ, vous voulez dialoguer pour rester au pouvoir. Non au recyclage, tetnahaw ga3!»

Un marcheur réitère la revendication centrale du mouvement avec ces mots: «Oui à un changement radical du système, non à une opération de chirurgie esthétique»…La cause de la libération des détenus n’était pas en reste. Deux jeunes manifestants défilent avec un t-shirt noir barré de ce slogan: «Libérez Hamza Djaoudi. Oui au respect des opinions».

Le t-shirt est floqué du portrait de Hamza Djouadi, un capitaine de la marine marchande arrêté pour une vidéo jugée subversive. D’autres manifestants plaident la cause des détenus d’opinion à travers des t-shirts, notamment à la gloire de Lakhdar Bouregaâ. Les marcheurs répétaient en outre en chœur: «Ikhouani la tanssaw echouhada, libérez, libérez Bouregaâ!» (Mes frères, n’oubliez pas les martyrs, libérez Bouregâa).

Slogans hostiles devant le siège du Panel

Arrivée aux abords du square Port-Said, la procession a observé une halte avant de poursuivre par la rue Ali Boumendjel en scandant: «Talaba samidoune, li hokm el askar rafidoune» (Etudiants résistants, pouvoir militaire rejetons).

Devant l’immeuble l’Historial, sur la rue Larbi Ben M’hidi, où siège le Panel, les manifestants martèlent: «Makache intikhabate, ya el issabate!», «Karim Younès ma y methelnache ou Gaïd Salah ma yahkemnache!», «Ya lil âre, issaba t’qoud el hiwar!» (Quelle honte, un gang conduit le dialogue)… Le cortège poursuit sa progression en collant au circuit habituel: Pasteur, Khemisti, Amirouche, Audin, avant de s’immobiliser rue Abdelkrim Khettabi, son point de chute. Chemin faisant, Drifa Ben M’hidi, la sœur de Larbi Ben M’hidi, rejoint les manifestants au milieu de la rue qui porte le nom de son illustre frère.

Les mêmes slogans reviennent en boucle, auxquels s’ajoutent d’autres refrains bien rodés: «Klitou lebled ya esseraquine» (Vous avez pillé le pays bande de voleurs), «Echaâb yourid el istiqlal» (Le peuple veut l’indépendance), «Djazaïr horra dimocratia» (Algérie libre et démocratique)…

Au milieu du parcours, nous retrouvons Ahmed Bourouis, le sage modérateur des débats du matin, à qui nous posons quelques questions. Ahmed est persuadé que l’organisation d’une élection présidentielle dans le contexte actuel est condamnée à l’échec. «Pour cela, il faut un dialogue sérieux et non la commission de Karim Younès [panel] qui est une commission d’entrave au dialogue et non une instance de dialogue», déclare-t-il, avant d’ajouter: «A l’instar de tout le peuple algérien, on refuse cette commission et on refuse d’y participer. On considère que les partis qui ont dialogué, même secrètement, avec cette commission, ont trahi les revendications du peuple.»

Au titre des «préalables» régulièrement évoqués pour asseoir un vrai dialogue, Ahmed insiste sur «la libération des médias. Ce mardi, vous voyez une marche avec des manifestants par milliers, et le soir, quand on regarde la télévision nationale, c’est le black-out total».

Ahmed estime, par ailleurs, qu’on est de facto dans une période de transition, et «pour en sortir, il faut un dialogue sérieux qui aboutisse à des élections honnêtes comme le revendique le peuple». Ahmed Bourouis se dit confiant pour la suite du mouvement: «Il y aura certainement un nouveau souffle pour le hirak. La marche d’aujourd’hui a été plus forte que toutes les manifs précédentes de cet été. Et il y aura, inch’Allah, un retour en force de la mobilisation avec la rentrée sociale, dès mardi prochain.» (Article publié dans El Watan en date du 28 août 2019)

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Le pouvoir reste intransigeant sur la «solution constitutionnelle» à la crise: le blocage

Par Hacen Ouali

Dualité du pouvoir. Après six mois d’une historique insurrection citoyenne permanente, les Algériens se sont imposés pacifiquement comme le centre de gravité politique.

Ils défient avec force les «projets politiques» du régime et ankylosent sa machine de reproduction. La fabrique du système est en panne irréparable. Fini le temps de passage en force. Désormais, rien ne peut se faire sans l’approbation des citoyens.

En réussissant à mettre en échec l’hypothétique 5e mandat avant de dégager Abdelaziz Bouteflika et disqualifier l’essentiel du personnel composant sa galaxie, le «peuple du vendredi» a récupéré des parts importantes de sa souveraineté.

Sur le chemin de son émancipation, il a empêché la tenue de deux élections présidentielles, rendu inopérante toute démarche politique émanant du haut de la pyramide de l’Etat et, surtout, paralyse l’action d’un gouvernement placé quasiment en quarantaine. Les gigantesques marches du vendredi sont des référendums en faveur du changement, mais agissent également comme un veto populaire brandi contre toute tentative de détourner le cours de la révolution.

Légitimés par la justesse de leurs revendications et par le fait d’avoir épargné au pays les dangers du bouteflikisme hégémonique, crédibilisés par leur méthode de lutte, les millions d’Algériens qui ont consacré le vendredi «jour de la démocratie» à conquérir, sont devenus une force politique en mouvement, qui tend à instaurer une nouvelle règle du jeu politique. Il constitue un pouvoir réel face au pouvoir formel qui vacille.

Il lui dispute le sens de l’initiative politique, lui impose la marche à suivre et enfin perturbe sérieusement l’agenda du système longtemps établi. C’est une force qui rassure et protège. Jamais le pays n’a été aussi serein qu’en ces mois insurrectionnels qui opèrent des transformations culturelles et sociétales dans le pays. In fine, c’est un processus révolutionnaire qui s’est mis en marche depuis la fameuse journée du 22 février et agit en exécutant des ruptures à plusieurs niveaux.

«Peuple réel versus peuple invisible»

Accrochés mordicus à la lettre et à l’esprit d’un système de gouvernance en état de dépérissement, les rescapés du régime Bouteflika peinent à entrer en résonance avec l’âme de la révolution de Février. Ils refusent d’admettre que l’Algérie a rompu irrémédiablement avec l’ordre ancien pour s’inscrire dans une nouvelle ère politique. Ils ne veulent pas prendre acte. Certes détenteurs formels du pouvoir de l’Etat, ils n’ont plus les moyens de l’exercer.

L’expression politique qu’incarne le gouvernement est réduite à sa plus simple expression. Les ex-compagnons de Bouteflika sont dépourvus d’instruments et de relais sérieux et efficaces dans la société pouvant porter leur projet. Leurs partis traditionnels et leurs organisations satellitaires sont comme anéantis.

Longtemps imprégnés de la culture de domination, de cooptation et exempts du devoir de reddition des comptes, les héritiers du Président déchu se trouvent en porte-à-faux avec les aspirations citoyennes, à contre-courant de la marche de l’Histoire. Ils sont frappés d’illégitimité et d’illégalité depuis au moins le 9 juillet passé. Mis en minorité politique, sans ancrage populaire et institutionnel, il leur reste l’unique et ultime pouvoir: celui de bloquer.

Dans cette confrontation qui oppose le pouvoir retrouvé du massif «peuple de vendredi» aux «dépositaires du «temple moisi» d’El Mouradia [palais de la présidence de la république], l’issue reste incertaine.

Elle peut évoluer dans un sens comme dans l’autre. Les risques d’une explosion sont redoutés par certains, mais les possibilités d’une éclosion sont souhaitées par tous. Il est certain que la majorité des Algériens poussent vers un dénouement salutaire pour toute l’Algérie. D’évidence, la marge de l’imprévu redevient large et replace le pays dans une situation d’incertitude dominée par l’équilibre de la terreur. Le refus inexpliqué qu’ils opposent à l’exigence du changement démocratique [1], pourtant porté par des millions de citoyens à travers tout le territoire national, conduit à l’impasse.

Toutes les idées, propositions, initiatives et formulations portées par le mouvement populaire, auxquelles s’ajoutent celles des partis de l’opposition sont violemment combattues. Comme durant la période précédant le 22 Février, ils jouent la carte du statu quo. Le discours officiel d’aujourd’hui reprend à l’identique la terminologie menaçante défendant l’option du 5e mandat de Abdelaziz Bouteflika.

Et ses défenseurs acharnés se recyclent avec le zèle des nouveaux convertis et tentent de se replacer dans le nouveau panorama politique. Au déni de la nouvelle réalité politique qui s’est installée dans le paysage depuis l’insurrection partie de Kherrata et Khenchela [le hirak a commencé, de fait, le 16 février à Kherrata en Kabylie, puis le 19 février à Khenchela, de même en Kabylie, ce qui renvoie à une histoire remontant à 1945 et 1954], les héritiers du régime Bouteflika s’enferment dans l’illusion et s’expriment au nom d’un peuple invisible et qui n’existe pas. Curieuse ressemblance avec la période d’avant le 22 février.

Une actualisation de la version du 5e mandat et ses millions de parrainages citoyens. Aucune leçon n’a été retenue. A force d’obstination et d’attitudes véhémentes, les détenteurs du pouvoir de l’Etat rendent difficile la possibilité d’un compromis historique qui devrait être la meilleure réponse à la crise. La négociation devant servir d’instrument de règlement de ce grand malentendu historique semble évacuée de l’ordre du jour.

En face, le «peuple du vendredi» n’entend céder ni au chantage ni aux menaces. Conscient de sa puissance, il compte porter sa révolution jusqu’à son triomphe final. Sa résistance face aux épreuves des temps – durs –, de manipulations et coups tordus lui procure de l’énergie pour poursuivre le chemin. Les six premiers mois étaient des étapes de rejet qu’il faudra «transformer en projet». A charge pour ceux qui incarnent l’autorité de l’Etat – écornée – de faciliter la tâche et de se hisser à la hauteur de l’histoire qui se joue.

La question de garder le pouvoir devient de fait insignifiante. Il s’agit de l’énorme enjeu du destin d’une nation qui s’efforce à rejoindre le siècle de la modernité. C’est le défi à relever. C’est ce choix qui est fait, assumé et défendu par les Algériens depuis des mois. Ils ne sont pas près de lâcher l’histoire. (Article publié dans El Watan, le 28 août 2019)

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[1] Selon Le Monde du 27 août 2019, «le chef d’état-major de l’armée algérienne, Ahmed Gaïd Salah, homme fort du régime depuis la démission forcée d’Abdelaziz Bouteflika le 2 avril, a violemment chargé, lundi 26 août à Oran, les partisans d’une transition démocratique et a réitéré son appel à «l’organisation d’une élection présidentielle transparente dans les plus brefs délais». […] Selon lui, la préparation de l’élection présidentielle doit commencer «dans les semaines à venir» et il faut accélérer le «processus d’installation de l’instance nationale indépendante» chargée de l’organisation et de la surveillance du scrutin. Ahmed Gaïd Salah a accusé ceux qui défendent une transition «aux conséquences périlleuses» d’être au service des «intérêts de la bande [le clan Bouteflika] et de leurs maîtres». Il assure détenir des «informations confirmées de leur implication» dans des complots, qu’il dévoilera «au moment opportun». Ces parties sont également accusées d’entraver le travail de l’instance de Karim Younes [panel, commission de dialogue], «en faisant la promotion de l’idée de la négociation, au lieu du dialogue, et de la désignation plutôt que de l’élection».

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Bejaia: partis et syndicats montrent la voie au Hirak

Réunis à Béjaïa le 24 août dernier, le FFS, PST, PT, CLA, SATEF, SNAPAP, AJCB, AVO88, CST, GAA, LADDH, RAJ [1] ont discuté du mouvement populaire en cours, dit Hirak, et ont adopté le manifeste que nous publions ci-dessous.

• PRÉAMBULE

La protestation citoyenne partie de Kherrata le 16 février et relayée le 22 à travers toutes les wilayas du pays avait pour objectif de contester et de s’opposer résolument à la candidature de Bouteflika à un 5e mandat.
«Makanch l’khamsa ya Bouteflika…», scandaient des millions d’Algériens dans les marches.

L’entêtement de la momie et du sérail ainsi que l’arrogance et le zèle de l’oligarchie à imposer la candidature de Bouteflika qui incarne un régime synonyme de corruption et de prédation a fait transcroître la protestation en une insurrection citoyenne contre tout le système politique en place. Bouteflika n’était en réalité que la figure du compromis d’un régime politique présidentiel para-monarchiste miné par des clans qui se disputent les richesses du pays.

Ce régime tient sa filiation politique de la contre-révolution engagée au lendemain de l’indépendance nationale et qui a inauguré une dictature bureaucratique militaro-policière qui allait se fortifier crescendo tout au long de l’indépendance.

Deux semaines après l’irruption du peuple algérien dans son écrasante majorité sur la scène politique, la mobilisation a fini par payer et la grève générale du 10 mars a eu raison de son entêtement à briguer un cinquième mandat. La pression constante du peuple a fini par le contraindre à la démission le 2 avril.

Les manifestations de toute la population, chaque vendredi et celles des travailleurs, étudiants, avocats, magistrats, architectes, médecins, retraités… durant les jours de semaines, ainsi que les grèves locales et les grèves générales sectorielles sont venues à bout de la volonté du clan présidentiel de se maintenir au pouvoir.

La démission du Président a fait apparaître au-devant de la scène le pouvoir réel, celui de la très haute hiérarchie militaire qui constitue le bras armé du régime.

En s’exprimant à la place de Bensalah et de Bedoui et en instrumentalisant la justice, le chef d’état-major (Ahmed Gaïd Salah) réaffirme la volonté de la hiérarchie militaire de demeurer le noyau dur du régime. Après avoir échoué à organiser les élections présidentielles du 18 avril et du 4 juillet, le pouvoir multiplie les initiatives en vue de cristalliser une base lui permettant de fermer la parenthèse de la révolution en cours par la tenue de l’élection présidentielle.

Le peuple a clairement exprimé sa volonté de rompre radicalement avec l’ordre établi (système dégage, yetnahaw gaâ, chaabmasdar el soulta, blad bladna ndirou rayna, refus des injonctions étrangères) sont l’essentiel des mots d’ordre et slogans scandés à répétition dans les marches. Il rejette le pouvoir de l’armée en réaffirmant la primauté du politique sur le militaire, «dawla madania, machi askaria».

Témoignant d’un sentiment patriotique légendaire et faisant preuve d’un sens de discernement remarquable, le peuple distingue entre l’institution militaire considérée comme un acquis de la guerre de libération et la haute hiérarchie militaire perçue comme l’incarnation de la dictature, «djeich chaab khawa khawa…».

A travers le mot d’ordre «klitou leblad ya serakin», le peuple dénonce un régime économique néolibéral qui a imposé une régression sociale à la majorité du peuple, fait de la corruption une institution, a créé une classe de prédateurs comprador et a offert nos richesses au pillage des multinationales. La lutte pour le progrès social passe par la lutte pour la souveraineté du peuple sur les richesses nationales, d’où l’impératif de rompre avec le néolibéralisme qui met notre économie à la merci des multinationales.

• QUALIFICATION DE LA DYNAMIQUE EN COURS

La révolution du 22 février est un retour triomphant sur les soulèvements antérieurs. Elle tient ses racines des luttes politiques, sociales, identitaires qui ont jalonné l’histoire politique de l’Algérie indépendante. Après avoir longtemps couvé dans l’impuissance, la résignation et les divisions, la volonté du peuple vient d’éclater aux yeux du monde entier et a déjà remporté un immense succès. Rien ne sera plus jamais comme avant! Armé des leçons du passé le peuple aborde l’avenir de l’Algérie avec détermination et courage.

La lutte pour la rupture avec le régime a pénétré le peuple, impulse ses actions et détermine ses perspectives. C’est dans l’action directe contre le régime en place que le peuple algérien a réaffirmé son unité nationale. Il a ainsi déjoué les divisions sur lesquelles le pouvoir s’appuyait pour renforcer / asseoir sa domination. Par une action simultanée à l’échelle nationale, le peuple s’est réconcilié avec son histoire millénaire en déployant côte à côte le drapeau Amazigh nord-africain et le drapeau national Algérien. Il n’y a que la révolution qui sait faire un pareil bond qualitatif à la conscience populaire.

Au regard de la dimension nationale, du caractère unitaire et pacifique du mouvement; vu les forces sociales engagées, vu les mots d’ordre et les objectifs proclamés, vu la diversité des actions entreprises, considérant la longévité du mouvement, il s’agit d’une révolution démocratique populaire dont les forces motrices essentielles sont constituées de la majorité sociale du peuple.

La jeunesse sans avenir constitue le fer de lance de cette majorité. Une place de choix dans cette révolution revient également à la femme qui s’est totalement investie et décidée à s’approprier l’espace public et se réapproprier sa citoyenneté au même titre que l’homme. Toute cette majorité sociale aspire à devenir la majorité politique, à vivre dignement et librement dans une Algérie républicaine démocratique et sociale débarrassée de ses féodalités archaïques, de l’oppression et de l’injustice.

• PERSPECTIVE DE LA REVOLUTION

Les initiatives dites de dialogue qui sont toutes en porte-à-faux avec la dynamique révolutionnaire en cours sont en réalité des offres de service, des légitimations opportunistes au coup de force du pouvoir qui cherche à sauver le système à travers les élections. Cette option si elle venait à se réaliser signifierait la reddition du peuple et l’échec de la révolution. A l’heure actuelle, loin d’affaiblir la dynamique révolutionnaire, la répression et les détentions arbitraires, voire les prises d’otages pour délit d’opinion et port du drapeau Amazigh renforcent notre détermination à aller jusqu’au bout.

Nous réaffirmons qu’aucun changement véritable n’est possible sans le départ inconditionnel du système et de ses suppôts: conseil constitutionnel, présidence, gouvernement , sénat , APN… La rupture avec ce système passe par une période de transition qui ne peut s’accommoder des institutions actuelles. Cette période de transition permettra au peuple de jeter les bases d’une nouvelle république dans le cadre d’une assemblée constituante souveraine qui sera élaborée à partir de la base.

Durant ce processus constituant, le peuple aura à définir sous quel régime politique il entend vivre (présidentiel, parlementaire…). Il consacrera également les libertés fondamentales et les droits démocratiques et sociaux ci-dessous énumérés qui sont le SMIG démocratique non négociable:
– Libération immédiate de tous les détenus politique et d’opinion;
– La libération du champ politique et médiatique;
– L’arrêt immédiat du bradage des richesses nationales et la récupération des biens spoliés;
– L’indépendance de la justice;
– La séparation et l’équilibre des pouvoirs;
– La non-utilisation de la religion, du patrimoine et des symboles de la nation à des fins politiques;
– L’égalité en droit entre les Hommes et les Femmes;
– La non-utilisation de la violence pour la conquête et l’exercice du pouvoir;
– Le droit d’association et le droit d’organisation soumis au seul régime déclaratif;
– Le droit de réunion, d’organisation et de manifestation;
– La garantie par l’Etat des droits sociaux économiques fondamentaux des citoyens;
– La consécration des libertés individuelles et collectives, syndicales et le droit de grève;
– La souveraineté populaire sur les richesses naturelles de la nation;
– La consécration du rôle de l’Etat dans la conduite du développement national et la lutte contre les inégalités socio-économiques et la pauvreté;
– La préservation des richesses nationales pour les générations futures;
– Le respect de tous les pluralismes.

• PLAN D’ACTION DU MANIFESTE

Elargir les débats aux niveaux des lieux de travail, des universités, des quartiers, villages…

Faire un travail pédagogique envers les autres régions du pays afin d’échanger avec eux les différentes expériences et proposer notre programme d’actions;

Quelles que soient les concessions du système pour acheter la paix sociale, nous resterons fidèles au mot d’ordre principal porté par des millions d’Algériennes et d’Algériens.

Définir les objectifs politiques: libération des détenus politiques pris en otage, organisation des actions de protestation et de pressions en vue d’atteindre ces objectifs. Grève générale locale, campagne de sensibilisation sur une grève générale nationale. Rassemblement… pour exprimer le rejet des élections présidentielles que le système veut organiser. La seule élection légitime est celle qui passe par la voie de l’assemblée constituante;

Conforter les présidents des assemblées communales dans les décisions prises pour le rejet des élections présidentielles en vue;

Interpeller le corps de la justice afin qu’il se positionne aux côtés du peuple a l’image de la juge d’Annaba [la juge du tribunal d’Annaba a prononcé l’acquittement de Nadir Fetissi et la restitution des drapeaux Amazighs];

Intensifier la lutte et les débats dans les universités, afin d’imposer leur démocratisation;

Organiser des sit-in et des rassemblements devant les édifices de l’Etat;

Exiger la dissolution des institutions illégitimes (présidence; sénat, APN… etc.).

NB:
Notre programme de lutte est flexible, il évolue en fonction de la situation politique en Algérie;
Nous faisons corps avec le mouvement et nous sommes partie prenante de ce processus révolutionnaire;
Dans notre pluralité, marchons séparément et frappons ensemble.

• CONCLUSION

Les participants, qui n’ont aucune prétention à représenter le peuple, sont déterminés à œuvrer dans un cadre unitaire ouvert à toutes les forces qui se reconnaissent dans l’alternative démocratique proposée pour permettre au peuple algérien de recouvrer toute sa souveraineté.

Nous exprimons notre solidarité indéfectible avec les peuples qui luttent pour leur liberté et leur souveraineté dans le monde.

Vive l’Algérie libre et démocratique
Gloire à nos martyrs.
Bgayet, le 24 août 2019

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[1] FFS: Front des forces socialistes; PST: Parti socialiste des travailleurs; PT: Parti des travailleurs: CLA: Conseil des lycées d’Algérie; SATEF: Syndicat national des travailleurs de l’éducation et de la formation; SNAPAP: Syndicat national autonome des personnels de l’administration publique; AJCB: Association des journalistes et correspondants de presse de la wilaya de Boumerdès; AVO88: Association des victimes du 5 Octobre 88 (manifestations réprimées brutalement par l’armée en octobre 1988 dans plusieurs villes de l’Algérie); CST: Comité de solidarité avec les travailleurs; GAA: Groupe Algérie algérienne; LADDH:  Ligue algérienne de la défense des droits de l’Homme; RAJ: Rassemblement action jeunesse.

 

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