CFF Cargo – Un premier bilan

Entretien avec Matteo Pronzini

Nous donnons ici à connaissance de nos lectrices et lecteurs la traduction d’un entretien publié ans le bimensuel du MPS-Tessin – gauche anticapitaliste, Solidarieta (10 avril 2008). Cet entretien a été fait avec Matteo Pronzini, un des animateurs de la grève, membre d’Unia, collaborant étroitement avec le comité de grève. Il participera aussi, avec les délégués du comité de grève, aux négociations qui se concrétiseront dans les semaines à venir. Pour l’heure, c’est une phase d’observation. Les représentants des travailleurs ont fait parvenir au conseiller fédéral «socialiste» Moritz Leuenberger et à Franz Steinegger, le médiateur devant organiser la table ronde – ancien président du Parti radical de 1989 à 2001 –, la liste des points qu’ils considèrent impératifs à discuter. (Réd) 

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Peu d’heures ont passé depuis la fin de la grève aux Ateliers CFF de Bellinzone (Officine). Une grève qui a duré plus d’un mois, victorieuse dans sa première phase, et qui pose une série impressionnante de questions politiques et syndicales. Nous avons souhaité en parler – conscients que sur tous ces thèmes on devra encore revenir de manière plus longue et approfondie – avec Matteo Pronzini, secrétaire de Unia et membre de la direction du MPS Tessin – gauche anticapitaliste. (Rédaction Solidarieta)

Commençons avec la grève. A première vue elle a pris tout le monde par surprise (y compris les CFF). Mais d’où vient exactement cette avalanche qui a emporté – de manière enthousiasmante –  le Tessin – et pas seulement lui… ?

Matteo Pronzini. La plupart pensent que ce qui est arrivé aux Officine est le résultat d’une réaction sur le coup des travailleurs, face à une attaque sans précédent de la part de la direction des CFF. Les CFF ont frappé durement, pense-t-on, et les travailleurs ont répondu avec la même dureté. Si les choses s’étaient seulement passées ainsi (il est évident que la dureté de l’attaque a joué un certain rôle) on ne comprend pas pourquoi, dans des circonstances similaires (que ce soit dans le secteur public ou privé), il ne se produit pas la même réaction. Si ça s’était passé comme dit ci-dessus, on aurait dû trouver la même réaction, par exemple, à Fribourg aujourd’hui (et à Bienne par le passé).

En réalité le travail politico-syndical au sein des Officine, qui a intégré une bonne partie du noyau ouvrier à la tête de cette grande lutte, date d’au moins une dizaine d’années. Le comité Bas les pattes des Ateliers ! est né à la fin des années 1980 afin de permettre à ces travailleurs d’avoir un lieu de discussion et d’intervention contre les politiques menées par les CFF de réorganisation et de suppression de places de travail. Un lieu (une instance) qui puisse leur permettre d’agir, de discuter et de réfléchir face au blocage de leur syndicat (le SEV – syndicat du personnel des transports) qui préférait la politique de la concertation à celle de la mobilisation des travailleurs, acceptant, de fait, les mesures de restructuration dans le cadre de plans sociaux plus ou moins généreux et efficaces.

C’est dans  les innombrables activités que ce comité a mis en œuvre durant ces années (pétitions, manifestations, soirées d’informations); dans les discussions sur la façon d’organiser une mobilisation qui puisse intégrer tous les travailleurs et sur les stratégies envisageables, tout cela en passant par des moments d’euphorie et de désillusion; c’est dans ce travail patient que se sont construites les bases ayant permis ce qui s’est développé au cours des dernières semaines [du 7 mars au 9 avril].

La Neue Zürcher Zeitung [le véritable quotidien des cercles dominants de Zürich] a écrit qu’à l’époque de la présidence de Ernst Leuenberger du SEV [ce dernier a été jusqu’en 2007 conseiller aux Etats du canton de Soleure, membre du Parti socialiste et figure populaire en Suisse alémanique de la politique syndicale helvétique traditionnelle], en collaboration avec le Dr social-démocrate et ex-directeur des CFF Benedikt Weibel [et président jusqu’en 2007 de l’Union internationale des chemins de fer], a été rendue possible la suppression de milliers de places de travail sans que personne ait eu un seul mot à opposer, ou presque. Maintenant, au contraire, pour quelques centaines d’emplois, un esclandre a éclaté. Et le SEV semble ne plus être en mesure de contrôler ses troupes (au moins à Bellinzone), laissant de l’espace à un syndicat comme Unia. Le rôle d’Unia Tessin a-t-il été vraiment décisif ?

Je dirai que oui. Et je soulignerai l’aspect particulier – un peu unique dans le cadre du syndicalisme suisse – de Unia Tessin. Ce dernier se caractérise depuis toujours, avec évidemment des phases diverses, par une conception syndicale que ne se limitait pas au seul aspect contractuel-revendicatif, évidemment fondamental. Unia Tessin s’est développé avec la prétention et l’ambition de construire, autour de revendications syndicales, des mouvements plus amples, de vrais mouvements sociaux qui puissent montrer le lien entre les revendications syndicales au sens strict et les questions dites de société.

J’aimerai vous rappeler, par exemple, que si dans notre canton on trouve une large attention à la question des horaires d’ouverture des magasins et aux thèmes sociétaux liés à ce problème, c’est grâce aux innombrables campagnes que Unia (et avant lui le SIB – Syndicat industrie et bâtiments) a conduit sur ce sujet, en mobilisant les travailleuses et les travailleurs du secteur et en appelant les citoyens et les citoyennes à se prononcer lors de diverses occasions: lors d’initiatives, des référendums, etc.

Face à l’événement des Officine, nous avons adopté la même logique (et nous n’avons pas eu de difficultés parce que les travailleurs se sont placés spontanément sur la même longueur d’onde), c’est-à-dire celle de transformer une question, disons-le ainsi, «syndicale», en un débat de société, en une question de choix politiques de fond. C’est cette logique qui nous a permis de recueillir un sentiment très partagé dans la société. Il s’agit des courants souterrains, nous en avons aussi souvent parlé dans notre journal [Solidarietà], que ne trouvent ni la possibilité ni la voie pour s’exprimer. Ces remous sont provoqués par une crise économique et sociale profonde, qui ne se manifeste pas nécessairement sur le plan politico-institutionnel (votations et élections). Les salarié·e·s vivent matériellement cette crise, l’intériorisent dans leur conscience, la vivent avec des manifestations-expressions particulières ; par exemple, nous en avons encore parlé ces jours-ci, en constatant l’augmentation des maladies.

En d’autres termes, si nous avons bien compris ce que tu veux dire, la lutte des Officine a été un peu le point de convergence d’une série de «souffrances sociales» qui couvaient et qui couvent dans la société tessinoise et qui, pour plusieurs raisons, n’ont jamais pu trouver de modalités pour s’exprimer de manière claire…

C’est cela. Dans une certaine mesure, les travailleurs des Officine ont représenté avec leur lutte ce que beaucoup d’autres salariés·e·s, que ce soit dans le secteur public ou privé, auraient voulu faire dans des occasions similaires (et il y en a eu beaucoup ces dernières années). Ils ont investi les travailleurs des Ateliers d’une mission de «libération», de «représentation» des intérêts généraux des salariés·e·s: une tâche qu’ils n’envisagent pas de confier aux partis politiques et aux institutions. C’est cela qui explique la grande mobilisation qu’il y a eue pendant ce mois [diverses manifestations de milliers et milliers de personnes à Bellinzone et des soutiens financiers venant de toutes les régions du canton].

Venons-en au développement de la grève et de la lutte. Depuis le début les assemblées des travailleurs ont toujours été très combatives et déterminées. Y compris après deux ou trois semaines, ne sont pas apparus des signes qui auraient indiqué une fatigue. Peux-tu nous dire brièvement, si cela est possible, comment s’est développée cette première victoire des travailleurs? 

Je crois que d’un point de vue concret, la force du mouvement, effectivement, à résider dans la détermination des travailleurs et dans celle du comité et de la direction de la grève qui, durant toute cette période, a maintenu une importante cohérence, unité. Evidemment, il y a eu des moments de discussions intenses. Mais, je dois dire qu’en opérant une comparaison par rapport à des expériences analogues dans le passé,il y a eu, d’un côté, la détermination du comité de grève élu (non seulement Gianni Frizzo, certainement l’animateur clé, mais aussi les autres ont manifesté une détermination tout aussi grande); de l’autre, la prédominance d’une ligne politico-syndicale qui a sans cesse fait écho à cette détermination des travailleurs et qui a construit toute sa stratégie sur cette base. A ce propos, je crois que le moment charnière qui a déterminé les pas suivants a été la journée de mobilisation du 30 mars. A cette occasion, nous avons eu deux événements déterminants. Le premier a été l’assemblée – «portes fermées» – des travailleurs [les assemblées précédentes étaient ouvertes à la presse, entre autres]. Elle a été extraordinaire, elle a permis de discuter ouvertement des doutes et des incertitudes liées à l’ultimatum lancé par les CFF et qui arrivait à échéance le soir suivant. Mais, cette assemblée a aussi permis d’expliquer quelques éléments: par exemple, une avancée s’est produite dans la compréhension fondamentale du problème des wagons. De cette façon a pu être ressoudé de manière décisive le front ouvrier [les ateliers assurent la maintenance de wagons pour le fret ferroviaire et de locomotives. Ils produisent aussi des pièces].

Le second élément déterminant a été cette manifestation ultra-massive qui s’est déroulée dans les rues de Bellinzone [une manifestation convoquée en un jour]. Une chose jamais vue. Je pense que cet ensemble a créé le moment favorable à un tournant dans les rapports de forces.

Quel enseignement peux-tu tirer de cette lutte sur le plan syndical et sur le plan politique ? Et non seulement, évidemment, à l’échelle cantonale.

Les historiens penseront à insérer cette lutte dans l’histoire des luttes ouvrières et syndicales de ce pays. Je crois que toutefois que cette dernière exprime beaucoup de choses sur différents plans. Avant tout, et je reprends ici ce que j’ai dit avant sur Unia Tessin, elle indique la nécessité, désormais urgente, de repenser, de refonder, dirai-je, le syndicalisme de ce pays. Cette lutte a fait la démonstration qu’il est possible de remettre le conflit au centre de l’action syndicale. Et comment, sans conflit, une action syndicale digne de ce nom ne peut pas prendre corps. Et cela parce que les intérêts des salariés·e·s et ceux du patronat – public ou privé, peu importe – sont objectivement conflictuels. Cela devrait être l’ABC du syndicalisme. Pourtant, le syndicalisme de ce pays avance avec les recettes de la paix du travail, rebaptisée avec des noms tels que «partenariat social», «concertation», etc.  C’est toujours, de fait, la même soupe qui est réchauffée depuis des décennies et qui a donné des résultats désastreux. Il suffit de penser à la situation difficile dans laquelle se trouve le mouvement syndical suisse. Un mouvement qui, en grande mesure, a perdu ses racines dans le monde salarié – dans certains secteurs fondamentaux, il est tout à fait marginal – et qui ne réussit plus à compter sur la présence de collectifs actifs sur les lieux de travail, sans lesquels le syndicalisme se réduit à une sorte d’assistance sociale, à peine plus.

Cette grève nous indique, ensuite, combien il est important de redécouvrir les racines du syndicalisme comme un mouvement social prenant avec lui les salarié·e·s, qui se développe et vit dans la société, qui propose des thèmes apparemment syndicaux comme des choix de société et, dès lors, comme des choix politiques de fond: que produire, comment produire, où produire.

Enfin, cet épisode de lutte suscite de nombreuses interrogations politiques sur lesquelles il vaudra la peine de revenir de manière plus approfondie. Pour l’heure, on peut dire que, avant toute chose, il a posé la question générale que nous pouvons formuler plus ou moins de la manière suivante: de quelle politique aujourd’hui ont besoin les salarié·e·s de ce pays. Les travailleurs des Officine pourraient dire, par exemple, que l’on aurait besoin d’une politique de service publique radicalement différente de celle décidée par les forces bourgeoises au cours des dernières années, politiques, de fait, partagée dans son élaboration et son application par les forces social-libérales.

Evidemment, il y a eu des radicaux, des PDC, des UDC qui ont poussé à la privatisation et à la libéralisation. Mais les directions syndicales et le Parti socialiste suisse ont, de fait, accepté les lois et les décisions qui nous ont conduits là où nous nous trouvons aujourd’hui. En quelques mots: il faut une politique qui parte des intérêts des salarié·e·s et qui adopte cette orientation comme boussole politique fondamentale.

Puis, et laissez-moi le dire, la lutte des Officine a démontré combien est peu «forte» la politique institutionnelle quand cette dernière – indépendamment de l’éventail sur le papier de ces diverses représentations – est étroitement liée et dépendante des rapports de forces sociaux et politiques dominants.

Une faiblesse qui peut être contournée et combattue quand la voie pour une véritable alternative politique passe non pas par la conquête de postes clés dans les institutions, mais par un long et patient travail de construction d’une opposition sociale. Ce qui représente la clé de voûte pour la construction, précisément, d’une opposition et d’une alternative politique.  C’est une longue et difficile voie, elle n’amène pas des votes mais elle conduit – et nous espérons que cela sera toujours plus le cas – à des moments comme ceux que nous avons vécus ces dernières semaines.

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