«L’antisémitisme de Dieudonné ou le négationnisme à l’ère des masses»

41G4doyxsQLPar Michel Dreyfus

Ce que dit aujourd’hui l’humoriste Dieudonné M’bala M’bala fait la «une» des médias, et la question se pose de savoir s’il faut interdire son spectacle. Ce discours et cette question n’ont rien de nouveau. Rappelons d’abord quelques faits et la continuité dans laquelle ils s’inscrivent.

Dieudonné a commencé par annoncer dans ses spectacles, en duo avec Elie Semoun, puis seul, le racisme et l’exclusion. Il se situait alors dans le camp de la gauche: lors des élections législatives de 1997, il s’était opposé au Front national en se revendiquant des valeurs républicaines. Mais il a évolué dans les années suivantes.

En 2006, il se rend à la fête du FN, où sa rencontre avec Jean-Marie Le Pen est largement médiatisée; il l’accompagne d’ailleurs au Cameroun l’année suivante. Il soutient également le président conservateur iranien Mahmoud Ahmadinejad tout en publiant sur son site Internet de violentes critiques à l’égard d’Israël; il y qualifie aussi la mémoire du génocide juif de «pornographie mémorielle».

Le prétendu pouvoir occulte des juifs

Lors de l’élection présidentielle de 2007, il appelle à voter au premier tour pour José Bové – qui refuse ce soutien – puis au second pour Ségolène Royal. Mais, en décembre 2008, il invite Robert Faurisson à s’exprimer lors de son spectacle au Zénith, en présence de Jean-Marie Le Pen et de plusieurs dirigeants du FN. Depuis, les propos de Dieudonné se situent dans ce même registre, et il n’a jamais renié cette invitation.

Son discours s’inscrit dans le sillage du négationnisme et de ce qui l’a précédé, le révisionnisme. Ce dernier a été conçu par un homme venu de la gauche, Paul Rassinier, entré en relation avec l’extrême droite à partir des années 1950. Il dénonce le prétendu pouvoir occulte des juifs sur les affaires du monde en leur faisant également porter la responsabilité de la Seconde Guerre mondiale, mettant peu à peu en doute l’existence des chambres à gaz.

Après sa mort, en 1967, le relais est pris par Pierre Guillaume, issu de l’ultragauche, qui se lie avec Robert Faurisson. Ce dernier ne se contente plus de mettre en doute l’existence des chambres à gaz mais les nie purement et simplement: le révisionnisme s’est transformé en négationnisme.

Par la suite, quelques personnes venues de la gauche (Roger Garaudy, Jacques Vergès) alimentent également le négationnisme, mais ses racines intellectuelles se situent essentiellement dans l’idéologie d’extrême droite. Jusqu’à la fin des années 1970, révisionnisme et négationnisme ont été des phénomènes marginaux. Cependant, sous l’effet de plusieurs facteurs, notamment l’activisme de Robert Faurisson et les propos de Jean-Marie Le Pen sur les chambres à gaz, «détail» de l’histoire de la Seconde Guerre, le négationnisme a conquis une audience plus large.

Fruit d’un amalgame mêlant mise en cause de la Résistance, critique schématique du capitalisme et déni du massacre des juifs d’Europe durant la Seconde Guerre, le négationnisme repose aussi sur les poncifs antisémites les plus éculés. Enfin, il entre en résonance avec une certaine lecture du conflit du Proche-Orient.

La liberté d’expression est un impératif indiscutable

Au nom de la liberté de penser et de la recherche de la vérité, certains, y compris à gauche, ont d’abord refusé de combattre le négationnisme; ils ont changé d’avis ensuite. Sur ce plan, l’affaire Dieudonné rappelle ces situations.

La liberté d’expression est un impératif indiscutable, mais cela ne doit pas pour autant conduire à un relativisme au nom duquel toutes les opinions seraient valables. Celles propagées par Dieudonné M’bala M’bala reposent, répétons-le, sur les propos antisémites les plus éculés. Qu’il s’agisse de la négation des chambres à gaz et de l’extermination nazie, de la prétendue défense des Palestiniens et de la remise en cause de l’Etat d’Israël, un seul fil conducteur: la haine.

Totalement délirant, le négationnisme falsifie toute vérité historique. Aucune formation politique démocratique, qu’elle soit de gauche ou de droite, ne lui accorde aujourd’hui le moindre crédit. Pourtant, le négationnisme ne peut être réduit au rang d’une aberration idéologique défendue par un tout petit groupe: il faut en combattre la toxicité en raison de son influence croissante dans la société.

En effet, l’affaire Dieudonné innove au moins sur deux autres points. Tout d’abord, à l’âge des réseaux sociaux, de nombreux sites de soutien aux «Palestiniens» se développent, exprimant souvent, sous couvert de dénonciation du «sionisme», un antisémitisme réel et sans complexe.

Que faire face à cette situation ? La réponse n’est pas simple, en raison du caractère souvent éphémère de ces sites et de la difficulté d’évaluer leur influence. Quelle est leur durée de vie? Combien de visiteurs reçoivent-ils? Comment en combattre l’audience, qui n’est certainement pas négligeable?

Nous abordons une nouvelle étape

Ensuite, le révisionnisme puis le négationnisme n’ont d’abord touché qu’un public très restreint, avant que les provocations de Jean-Marie Le Pen ne leur donnent une audience plus large. Nous sommes peut-être en train d’aborder une nouvelle étape, dans la mesure où le négationnisme est propagé aujourd’hui par un humoriste qui rencontre un réel succès populaire.

Le négationnisme, l’antisémitisme et le racisme sont condamnés par la loi. Mais cette protection juridique ne suffit pas : il faut d’abord et avant tout démonter le mécanisme de ce discours fait d’ignorance, de bêtise et de haine. Une large mobilisation des partis, des syndicats et des associations pourrait mener à bien cette tâche, mais force est de reconnaître le recul de ce mode de protestation collective.

Souhaitons que les débats actuels autour de Dieudonné fassent prendre conscience plus largement que ses propos sont inadmissibles et qu’il est nécessaire d’y apporter des réactions appropriées.

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Article publié dans le quotidien français Le Monde, en date du 11 janvier 2014. Michel Dreyfus, historien, directeur de recherche au CNRS, au Centre d’histoire sociale du XXe siècle à l’université Paris-I, est notamment l’auteur de L’antisémitisme à gauche: histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours (La Découverte, 2011).

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