Livre: Le retour de l’histoire

SandPar Philippe Lewandowski

Il est possible que les deux ouvrages de l’historien israélien Shlomo Sand – Comment le peuple juif fut inventé (Fayard, 2008), et Comment la terre d’Israël fut inventée (Flammarion, 2012) – remplissent pour les tenants des légendes sionistes le même rôle que les révélations du rapport Khrouchtchev en 1956 ont rempli pour ceux qui plaçaient tous leurs espoirs en Staline et croyaient dur comme fer aux contre-vérités de l’Histoire du parti communiste («bolchevique») de l’URSS concoctée par une commission aux ordres de ce dernier, en 1938. L’intérêt de ces travaux tient cependant peut-être moins à leur contenu, qui ne constitue pas vraiment une nouveauté, qu’à la personnalité de leur auteur, en l’occurrence un citoyen israélien, vivant et travaillant dans ce pays.

Une Histoire occultée

L’inanité des théories raciales avait en effet déjà été relevée par Abraham Léon (curieusement absent des références citées par Shlomo Sand), dans son ouvrage intitulé La conception matérialiste de la question juive [1]. Il y écrivait: «L’examen le plus superficiel de la question nous amène à la conclusion que les Juifs constituent en réalité un mélange de races des plus hétéroclites. C’est évidemment le caractère diasporique du judaïsme qui est la cause essentielle de ce fait. Mais même en Palestine, les Juifs furent loin de constituer une «race pure». […] il suffit de rappeler les nombreuses races qui s’étaient établies en Palestine: Hittites, Cananéens, Philistins, Egyptiens, Phéniciens, Grecs, Arabes. […] Le développement du prosélytisme juif durant l’époque grecque et romaine a fortement accentué le caractère mêlé du judaïsme. […] La conversion forcée d’esclaves au judaïsme, la conversion des Khazars ainsi que d’autres races et peuples au cours de la longue diaspora, ont constitué autant de facteurs qui ont fait du judaïsme un conglomérat caractéristique de races» (p. 158-159).

Shlomo Sand approfondit cependant et actualise la question en soulevant des points soigneusement passés sous silence par l’historiographie officielle, pour laquelle il est «nécessaire d’inculquer aux masses l’image mythologique d’un peuple exilé au Ier siècle, alors que, dans le même temps, les élites cultivées savent bien qu’un tel événement n’a pas eu lieu: c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il n’existe pas un seul ouvrage de recherche consacré à l’expulsion du «peuple juif» (Comment la terre d’Israël fut inventée, p. 24).

Le paragraphe qui suit est encore plus frappant: «Parallèlement à la diffusion et au maintien de ce mythe historique fondateur, il a fallu: 1°) passer sous silence le dynamisme prosélyte du judaïsme, du IIe siècle avant J.-C. au moins jusqu’au VIIIe siècle; 2°) ignorer la multiplicité des royaumes judaïsés apparus en diverses zones géographiques (en note: Le royaume d’Adiabène en Mésopotamie, le royaume d’Himyar dans la péninsule arabique, le règne de Dahiya al-Kahina en Afrique du Nord, le royaume de Semien dans l’Est africain, le royaume de Kodungallur dans la presqu’île méridionale de l’Inde, et le grand royaume Khazar au sud de la Russie. L’inexistence de la moindre recherche comparative concernant le phénomène captivant que sont ces royaumes judaïsés, ainsi que les destinées de leurs habitants, ne doit rien au hasard); 3°) effacer de la mémoire collective les grandes masses humaines converties au judaïsme sous ces monarchies et qui ont constitué le berceau de la plupart des communautés juives dans le monde; 4°) se faire discret sur les déclarations des dirigeants sionistes, à commencer par David Ben Gourion, le fondateur de l’Etat, bien au fait de l’inanité de la thèse de l’exil massif, et qui de ce fait voyaient dans la majorité des «fellahs» locaux une descendance des anciens Hébreux» (idem, p. 24-25).

La nature fondamentalement mythologique et idéologique (et donc propagandiste) des thèmes de l’exil et du retour au pays des ancêtres est on ne peut plus clairement démontrée.

Critique et falsifications

Ce retour à l’Histoire réelle s’accompagne d’une critique de la Bible en tant que source historique aveuglément crédible. Voici par exemple ce que Shlomo Sand dit de Salomon: «il n’existe en fait aucun vestige de ce roi légendaire dont la Bible décrit la richesse en des termes qui en font presque l’équivalent des puissants rois de Babylone ou de Perse. […] Si une entité politique a existé dans la Judée du Xe siècle avant J.-C., cela ne pouvait être qu’une micro-royauté tribale, et Jérusalem n’était pas plus qu’une petite ville fortifiée. Il est possible que se soit développée dans ce petit canton une dynastie appelée la maison de David (une inscription découverte à Tel Dan en 1993 vient à l’appui de cette hypothèse)» (Comment le peuple juif fut inventé, p. 170).

Mais il semble de surcroît que le texte biblique, même tel quel, ne remplit qu’imparfaitement les fonctions que les propagandistes sionistes souhaiteraient le voir prendre, car il ne contient pas la notion de terre d’Israël (Eretz Israël) actuellement en vogue: «Dans la nouvelle traduction en hébreu du premier livre des Maccabées, publiée en 2004 dans une édition de qualité, la «terre d’Israël» figure cent cinquante-six fois dans l’introduction moderne et les notes, alors même que les Hasmonéens ignoraient totalement qu’ils dirigeaient une révolte dans un territoire de ce nom. Un historien de l’université hébraïque de Jérusalem est allé encore au-delà en publiant un ouvrage scientifique intitulé “La terre d’Israël comme concept politique dans la littérature hasmonéenne” alors même que ledit “concept” n’existe pas dans la période considérée. Le mythe géonational était encore si brûlant dans un passé récent que les éditeurs des écrits de Flavius Josèphe ont pris sur eux d’y greffer la “terre d’Israël” au moment de la traduction» (Comment la terre d’Israël fut inventée, p. 41).

Cette déconstruction en règle des productions du grand théâtre de la propagande mérite d’autant plus la lecture que l’auteur prend soin de préciser (en mettant entre guillemets les notions qu’il récuse): «Je ne pouvais pas admettre que les “peuples de la dispersion” bénéficieraient d’un droit prioritaire de propriété nationale sur un territoire qu’ils n’habitaient plus depuis “deux mille ans” alors même que la population qui y réside en permanence depuis plusieurs siècles se verrait dénier ce même droit. Un droit se fonde, comme l’on sait, sur un ensemble de valeurs à partir desquelles sa reconnaissance par autrui est revendiquée: l’acceptation par la population locale pouvait seule conférer vigueur et légitimité morale à un droit historique au “retour des juifs”» (Comment la terre d’Israël fut inventée, p.26).

C’est rappeler que seuls les Palestiniens sont en mesure de conférer une légitimité morale aux Israélites venus s’établir en Palestine.

____

[1] Abraham Léon, La conception matérialiste de la question juive. Réédition de Paris: EDI, 1980.

Cet article a été publié dans le mensuel Démocratie et socialisme

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*