Le mythe de Malthus

Par Ian Angus

Ian Angus est un militant écologiste canadien, responsable du site écosocialiste Climate & Capitalism (climateandcapitalism.com). L’article que nous publions ci-dessous est une transcription et une traduction d’une conférence qu’il a donnée, en juin 2010, à Chicago, conférence organisée par l’International Socialist Organization (ISO).

Ian Angus a récemment publié, avec le militant australien Samuel Butler (responsable de la Green Left Review), un ouvrage intitulé Too many people?. Il a été publié par HaymarketBooks, en octobre 2011.

Nous avons traduit et mis en ligne un article de ces deux auteurs sur notre site en date du 30 octobre 2011, article intitulé «La crise environnementale: causée par les 7 milliards ou par le 1%?».

L’ouvrage mentionné offre des arguments pour battre en brèche une approche réactionnaire qui voudrait que la «crise écologique» soit provoquée, entre autres et avant tout, par les «pauvres», les «migrants» et la «surpopulation».

Les thèmes développés dans l’ouvrage d’Angus et Butler – dont certains figurent dans le texte qui suit – feront l’objet, en Suisse, de «débats» à l’occasion de la votation sur les trois initiatives xénophobes et racistes, celles de l’UDC, des Démocrates suisses et de l’association écologiste réactionnaire EcoPop (Ecologie et population). Ces initiatives prennent pour cible la «surpopulation» (étrangère).

Malgré leurs «différences», ces trois initiatives contiennent une argumentation fallacieuse sur le rapport entre «population» et «environnement». De là, elles affirment que la solution aux problèmes environnementaux réside dans la diminution de la population en Suisse, tout d’abord, et à l’échelle mondiale, ensuite!

EcoPop – sur le site web duquel on peut voir une «horloge de la population mondiale» qui tourne à grande vitesse – se fixe le double objectif de limiter la croissance de la population dite suisse et de conditionner ladite aide au développement à l’encouragement au «planning familial volontaire». (Rédaction A l’Encontre)

*****

L’idée selon laquelle les problèmes sociaux sont causés par un surplus de population est remise au goût du jour. La une du magazine Mother Jones de mai-juin 2010 [périodique «libéral» le plus lu aux Etats-Unis, basé à San Francisco] nous demande, en caractères gras: «Qui est responsable de la crise de la population?» Trois réponses sont proposées par le magazine: le Vatican, Washington ou toi.

L’article nous avertit que la planète est «écologiquement dépassée» – que nous utilisons les ressources plus rapidement que la planète n’est en mesure de les renouveler – et que ce problème n’est pas social ou économique: il est biologique. «La seule solution connue à cet excès écologique est de ralentir notre croissance de population plus rapidement qu’elle ne ralentit actuellement et, finalement, de l’inverser [de la diminuer]. Dans le même temps, nous ralentissons et finalement inversons notre taux de consommation des ressources de la planète.»[1]

Si nous en croyons l’auteure, ralentir la croissance de la population et diminuer la consommation semble être comme cet élixir miracle que l’on colportait dans le bon vieux temps de la médecine et qui indiquait qu’il allait nous soigner de toutes nos indispositions. Elle écrit: «Une réussite dans ces deux efforts résoudra les questions mondiales les plus pressantes: le changement climatique, le manque de nourriture, la fourniture d’eau, l’immigration, les soins médicaux, le déclin de biodiversité et même la guerre.»[2]

De tels arguments ont toujours constitué le pain quotidien des réactionnaires qui utilisèrent la menace de la «surpopulation» comme justification pour les coupes dans l’aide aux pays pauvres, la suppression des aides sociales et le blocage de l’immigration des pays du tiers-monde en direction des pays riches.

On ne peut toutefois prétendre que tous ceux qui soutiennent de telles vues sont des réactionnaires. L’argument «surpopulation» est aussi un produit de base de la pensée libérale [gauche social-démocrate aux Etats-Unis] au sujet de l’environnement. La plus importante organisation environnementale aux Etats-Unis, le Sierra Club, par exemple, soutient un programme appelé Population Justice qui promeut le contrôle des naissances dans le tiers-monde comme moyen de combattre le changement climatique.

Les conceptions populationnistes sont, au-delà des groupes organisés, partagées par des personnes bien intentionnées, des gens honnêtes qui désirent vraiment arrêter le «changement climatique» et sauver la planète. Les socialistes doivent donc répondre à leurs questions et à leurs préoccupations.

Tournons-nous maintenant vers l’homme à qui l’on attribue habituellement d’avoir découvert la théorie populationniste, il y a deux siècles, afin de voir d’où viennent ces idées et quel objectif social elles servaient. Ainsi que vous le constaterez, ses vues ont souvent été déformées.

Le pasteur Thomas Robert Malthus n’était pas le premier à attribuer la pauvreté à la croissance de la population. C’était toutefois le plus efficace. Ses deux Essays on the Principle of Population, publiés en 1798 et 1803, figurent parmi les manifestes politiques les plus influents du XIXe siècle.

Les appréciations de Malthus, en dépit de leurs influences permanentes, sont presque toujours déformées aujourd’hui. S’il est mentionné dans un article ou un livre, neuf fois sur dix l’auteur dira que Malthus prévoyait qu’un jour la population mondiale excéderait la capacité de la planète de nourrir tout un chacun. Son timing n’était pas exact, mais il avertissait que si la croissance de la population n’était pas stoppée, il y aurait finalement trop de personnes et que tout le monde périrait de faim. Les commentaires suivants sur Malthus sont typiques:

• Lester Brown, du Worldwatch Institute: «Malthus prévoyait que la famine et des pénuries de nourriture seraient les conséquences inévitables de la croissance de la population. Les critiques de Malthus ont indiqué que son scénario pessimiste ne s’était jamais déroulé. Ses partisans pensent qu’il était simplement en avance sur son époque.»[3]

• Andrew Ferguson, de l’Optimum Population Trust: «Il y a, dans la logique de Malthus, une vérité face laquelle on ne peut échapper, à savoir qu’une croissance de la population incontrôlée dépassera l’augmentation de fourniture alimentaire. Il était clair pour Malthus à quel point la population mondiale allait changer si aucune restriction sévère n’y était opposée. Cela a pu être démontré empiriquement autour des années 1950.»[4]

• Jill Curnow, de Sustainable Population Australia: «Malthus a toujours été exact. Toutes les espèces, y compris les humains, ont une tendance à se reproduire au-delà de leurs moyens de subsistance […] La planète ne peut supporter sur le long terme qu’un très petit nombre d’individus ayant un niveau de vie élevé.»[5]

Ce sont là des opinions répandues au sujet de Malthus. Elles sont fausses. Malthus n’a pas prédit ce que l’on appelle l’explosion de la population. Il ne pensait pas non plus qu’il était désirable ni même possible de ralentir la croissance de la population.

Il a, en fait, explicitement affirmé que l’idée selon laquelle la croissance de la population s’accroîtrait tellement qu’elle dépasserait une limite absolue dans notre capacité à produire plus était une «idée absolument fausse». Dans la seconde édition de ses Essay, il écrit:

«La pauvreté, et non la famine absolue, constitue l’effet spécifique du principe de population […] et cela même si nous étions parvenus à la limite absolue à toute production supplémentaire, un point que nous n’atteindrons certainement jamais[6] (souligné par l’auteur)

Il écrit ailleurs: «Le pouvoir qu’à la terre de produire de la subsistance n’est sans doute pas illimité. Il est toutefois, à proprement parler, indéfini; c’est-à-dire que ces limites ne sont pas définies, et que le moment où nous pourrons dire qu’aucun travail supplémentaire ou une ingéniosité de l’homme n’y apportera rien de plus n’arrivera certainement jamais[7]

Malthus pensait, en résumé, qu’il serait toujours possible d’augmenter la production et ne croyait pas que la croissance de la population conduirait à une «famine absolue» – c’est-à-dire à ce que certains populationnistes modernes nomment un «die-off», une réduction radicale de la population humaine.

La théorie de Malthus, qu’il appelait «principes de la population», peut être résumée en trois phrases:

1° La population va toujours augmenter jusqu’à utiliser la totalité de la nourriture qui est produite, jusqu’à ce que la plupart des gens vivent dans la pauvreté, à la limite de la famine.

2° Une fois que ce point sera atteint, l’augmentation de la population cessera. Que cela soit parce que les pauvres différeront leurs mariages – faisant ainsi moins d’enfants – ou parce que la mortalité infantile et d’autres formes de décès prématurés augmenteront. Ou les deux ensemble.

3° Si la production de nourriture augmente au-dessus du minimum nécessaire, les pauvres auront plus de bébés et leurs enfants vivront plus longtemps de telle sorte que la population augmentera à nouveau jusqu’à ce qu’une nouvelle limite de la subsistance soit atteinte.

Malthus n’a ainsi jamais prétendu qu’un jour le monde sera surpeuplé. Il a dit que la population était toujours à la limite ou approchant d’une nouvelle limite. Si on considère logiquement sa théorie, ainsi que Friedrich Engels le fit remarquer, cela suppose que le monde était déjà surpeuplé lorsqu’il n’y avait qu’un seul être humain sur terre.

Contrairement à ce qu’affirment des auteurs modernes selon lesquels Malthus était une sorte de pionnier écologiste, ce dernier n’avait aucun intérêt à protéger l’environnement des effets d’une surpopulation humaine ou de protéger les gens de la famine. Son objectif était très différent. Il s’agissait pour lui de prouver que la plupart des gens seraient toujours pauvres et qu’aucun changement social ou politique ne modifierait cela. Près de deux siècles avant que Margaret Thatcher ne déclare qu’il n’y a pas d’alternative (TINA) au capitalisme, Malthus a gagné la classe dominante anglaise à cette même idée.

*****

Thomas Robert Malthus

En 1798, l’année où Malthus publia son premier Essay on the Principle of Population, la confiance en elle-même de la classe dominante anglaise était au plus bas. Les dirigeants britanniques avaient été fortement secoués, juste quinze ans plus tôt, par la perte de 13 colonies lors de la révolution américaine. Une défaite qui les laissa avec un empire bien réduit et une dette si élevée que beaucoup, y compris l’économiste Adam Smith, pensaient que l’Angleterre était au bord de la banqueroute.

L’Angleterre et d’autres pays se coalisèrent en 1793 pour mener une guerre contre la France dans le but de renverser le gouvernement révolutionnaire et de restaurer la monarchie. La guerre prit toutefois un mauvais tour. A partir de 1798, les alliés de l’Angleterre la laissèrent seul au combat et les armées françaises prirent l’Egypte, ce qui fit craindre à l’Angleterre qu’il s’agisse d’un prélude à une attaque contre les colonies anglaises d’Inde. La guerre qui devait aboutir à une victoire rapide de l’Angleterre et de ses alliés dura plus de vingt ans.

De nombreuses personnes étaient opposées à la guerre en Angleterre. Ce qui était encore plus choquant pour le gouvernement des années 1790. Beaucoup d’opposants étaient inspirés par la Révolution française et exigeaient des changements similaires pour la Grande-Bretagne. Le mouvement pour des réformes commença par des pétitions de la «classe moyenne» pour des réformes modérées. Il aboutit toutefois rapidement à une activité sans précédent de la classe ouvrière qui exigeait des changements démocratiques d’ensemble comme une étape vers des réformes sociales radicales. Des millions de personnes en Angleterre et ailleurs étaient convaincues que des transformations politiques changeraient leurs vies, mettre un terme pour toujours à la pauvreté et aux inégalités.

L’objectif de Malthus était de réfuter ces idées dangereuses. Le titre complet de son ouvrage montre bien cet objectif: An Essay on the Priniciple of Population, as It Affects the Future Improvement of Society, with Remarks on the Speculations of Mr. Godwin, M. Condorcet, and Other Writers [en français: Essai sur le principe de population en tant qu’il influe sur le progrès futur de la société, avec des remarques sur les théories de Mr Godwin, de M. Condorcet et d’autres auteurs].

Ainsi que ce titre le montre, l’essai de Malthus n’était pas une étude scientifique sur la population. Il s’agissait d’une polémique politique contre l’amélioration des conditions sociales, en particulier contre William Godwin et Nicolas de Condorcet, deux auteurs d’ouvrages populaires dans lesquels il était exposé que la société pouvait être améliorée, que chacun pouvait vivre dans le bien-être et qu’une société égalitaire était possible.

Malthus a remplacé, dans des éditions ultérieures, ses critiques de Condorcet et de Godwin par des attaques contre le démocrate radical Tom Paine [1737-1809] et le socialiste utopique Robert Owen [1771-1858].

Ainsi que nous l’avons vu, Malthus n’a pas prédit une «crise de surpopulation». Plus encore, il ne pensait pas qu’il existait un moyen quelconque d’empêcher la pression continue de la population sur les subsistances. Il utilisait deux raisons pour affirmer cela.

1° Il affirmait, en premier lieu, que la «passion entre les sexes» était tellement puissante que les gens étaient incapables d’y résister et qu’ainsi il y aurait toujours autant de bébés que possible.

2° Il était, ensuite, convaincu que le contrôle des naissances ainsi que toutes les formes de rapports sexuels non reproductifs étaient si emplis de péchés que cela était pire que d’avoir trop d’enfants. Malthus était si horrifié par les rapports sexuels non reproductifs qu’il n’arrivait pas à en parler directement, se référant seulement aux «pratiques inconvenantes» et aux «coutumes perverses en ce qui concerne les femmes».

Dans la deuxième édition de ses Essay, publiée en 1803, Malthus affirme que les gens peuvent éviter d’avoir des familles trop nombreuses par la «contrainte morale», ce par quoi il entendait qu’il ne fallait pas se marier et rester chaste jusqu’à disposer de suffisamment de ressources pour entretenir des enfants. Il était toutefois convaincu que les pauvres ne disposaient pas de la capacité d’auto-contrôle nécessaire. Ainsi qu’il l’écrivait dans le premier essai, c’est pour cela qu’ils étaient pauvres:

«La main-d’œuvre pauvre […] semble vivre toujours au jour le jour. Leurs désirs actuels occupent toute leur attention. Ils songent rarement à leur avenir. Ils ne se saisissent jamais d’une occasion d’épargner, même si celle-ci se présente. Tout ce qui excède leurs besoins immédiats est, d’une manière générale, dépensé à la taverne.»[8]

L’argument de la «contrainte morale», en résumé, permit à Malthus et à la classe dominante anglaise de prétendre que l’origine de la pauvreté résidait dans l’absence de scrupules moraux des pauvres.

Le succès de Malthus comme polémiste ne tenait pas tant à des faits ou à la logique –on ne peut guère en trouver dans ses Essay – qu’aux conclusions politiques qu’il tirait de son «principe de population».

Si ce que Malthus disait est exact, alors toute tentative d’édifier une société meilleure est vouée à l’échec. Edmund Burke [1729-1797], avant Malthus, avait publié une dénonciation radicale de toutes propositions d’amélioration de la société. L’attaque de Burke était toutefois vulgairement réactionnaire: les anciennes manières étaient préférables, tout changement est mauvais.

Burke déclarait que l’égalité était une idée mauvaise. Malthus disait que cela serait fantastique, mais que cela était impossible. Le principe de population nous l’empêche. «En raison des lois inévitables de notre nature», écrivait-il, «certains êtres humains doivent souffrir du besoin.»[9]

Ce que Malthus a réalisé – et c’est là sa contribution majeure à l’idéologie capitaliste –, a consisté à remplacer une argumentation morale contre les changements sociaux par un argument tiré des prétendues lois de la nature, selon lesquelles les problèmes humains trouvent leurs origines dans la biologie, dans les lois de la nature. Il écrivait:

«Dans toute société qui a dépassé le stade sauvage, une classe de propriétaire et une classe de travailleurs doivent nécessairement exister.»[10]

Et plus loin: «Aucune amélioration de la forme du gouvernement, aucun projet d’émigration, aucune institution de bienfaisance, ni aucune organisation ou conduite de la production nationale ne peuvent empêcher l’action continue d’un important moyen de contrôle, d’une manière ou d’une autre, de la population. Il en découle que nous devons nous y soumettre comme une loi inévitable de la nature.»[11]

Malthus ne soutenait pas seulement que la société ne pouvait être meilleure, il affirmait qu’essayer d’alléger les souffrances des pauvres rendrait en fait les choses pires encore. Les Lois sur les pauvres, qui obligeaient depuis le XVIe siècle les paroisses à fournir de la nourriture et d’autres formes d’aide aux indigents, selon lui, ne faisaient que permettre aux pauvres d’avoir plus d’enfants et augmentaient ainsi la pauvreté. Les parties de ses Essay réclamant l’abolition des Lois sur les pauvres ont une résonance tout à fait actuelle: il s’agit virtuellement des mêmes arguments que nous entendons aujourd’hui contre les aides sociales.

Ceci illustre le danger principal de toutes les théories populationnistes. Elles ne sont pas, et n’ont jamais été, politiquement neutres. Aucune politique fondée sur de telles conceptions n’a jamais impliqué la réduction du nombre de riches. Pendant plus de deux siècles, encore et toujours, l’argument «nous sommes trop nombreux» signifie «il y a trop de pauvres» – et bien souvent il signifie aussi «il y a trop de personnes non blanches».

Ainsi que l’a écrit le géographe marxiste connu David Harvey: «Dès qu’une théorie de la surpopulation s’est emparée d’une élite, cela a signifié pour ceux qui n’en faisaient pas partie de faire invariablement l’expérience de différentes formes de répression politique, sociale et économique.»[12]

Nous avons vu que Malthus était opposé aux «pratiques inconvenantes», ce par quoi il entendait le contrôle des naissances. Il ajoutait à ses objections morales que si les pauvres pouvaient éviter d’avoir des enfants par des moyens artificiels, le stimulant que constituait la pauvreté pour les faire travailler durement disparaîtrait, ce qui, bien sûr, nuirait aux riches.

Les idées des populationnistes modernes, au contraire, affirment que le monde serait meilleur si les gens riches et intelligents étaient capables de convaincre les pauvres ignorants de cesser de se reproduire à un rythme élevé en utilisant le contrôle des naissances.

Ce tournant à été initié dans les années 1820 par Francis Place. Ce dernier mérite d’être considéré comme le père des populationnistes modernes. Place était un leader radical de la classe laborieuse. A certains moments, il aboutissait cependant à la conclusion que l’organisation de syndicats échouerait toujours tant que le nombre de travailleurs dépasserait le nombre d’emplois disponibles. Quiconque voudrait que les conditions de vie s’améliorent devrait, disait-il, enseigner aux pauvres l’importance qu’il y a à réduire leur nombre par le contrôle des naissances.

Lorsque Place a avancé cette opinion, souvent qualifiée de «néomalthusienne», elle a été largement considérée comme étant scandaleuse. Elle a toutefois gagné des partisans et elle est aujourd’hui universellement acceptée par les populationnistes.

Le malthusianisme et le néo-multhusianisme ont toutefois tous deux décliné au début du XXe siècle pour deux raisons étroitement liées.

La première tient en ce qu’en de nombreux pays les travailleurs parvinrent à obtenir, par l’organisation et les luttes, des améliorations durables de leurs conditions d’existence. Ils apportèrent ainsi une réfutation pratique à l’affirmation du principe de population de Malthus selon lequel le faible niveau de subsistance rendait la pauvreté inévitable.

La seconde réside dans le fait que le taux des naissances dans certains pays européens commença à décliner. Le taux des naissances en France, par exemple, était en 1913 de moitié de ce qu’il était en 1800. Les causes de ce changement sont complexes et pas bien comprises. Il est toutefois évident que les femmes découvraient des moyens de contrôle sur leur propre fécondité. Quelque chose qui faisait partie de leur lutte plus large contre leur oppression économique et sociale. Elles prouvèrent de façon convaincante, ce faisant, que biologie ne signifie pas destinée.

Le déclin du taux des naissances qui a débuté en Europe au cours du XIXe siècle a été interrompu par le «baby-boom» d’après-guerre. Ce qui est désormais appelé «transition démographique» a toutefois repris à partir des années 1970 et s’est étendu aux plus grandes parties du monde. Le taux de croissance de la population a atteint son pic à la fin des années 1960. La population mondiale totale continue aujourd’hui à augmenter, mais à un niveau considérablement plus bas. La plupart des démographes pensent que le pic de la population mondiale sera atteint au cours de ce siècle.

Nous devons tirer deux conclusions de cela pour nos objectifs.

• La première est que la transition démographique a contredit directement Malthus. Il prétendait que le niveau des naissances augmenterait si les pauvres avaient suffisamment de quoi se nourrir. Ce niveau a, en fait, chuté le plus rapidement et le plus profondément dans les pays riches.

• La seconde est que la transition démographique sape une affirmation courante émise par les populationnistes, celle selon laquelle un niveau élevé de naissances résulte de l’absence de connaissances des gens pauvres et ignorants au sujet du contrôle des naissances. Le taux des naissances a, en vérité, commencé à décliner rapidement en Europe avant que des moyens modernes de contrôle des naissances ne soient disponibles et cela même dans des pays où le contrôle des naissances, sous quelque forme que ce soit, était illégal.

En tant que socialistes et humanistes, nous sommes bien sûr favorables à ce que toutes les formes de contrôle des naissances et des services de santé liés à la maternité soient disponibles et accessibles partout. Nous devons aussi, toutefois, être attentifs au racisme, conscient ou non, qui est contenu dans l’affirmation selon laquelle les femmes pauvres du tiers-monde ont des familles nombreuses parce qu’elles ne connaissent rien de mieux.

Les paysans en Afrique, aujourd’hui, ne sont pas plus ignorants que ne l’étaient les paysans de France ou d’Italie avant la Seconde guerre mondiale. Ils continuent à avoir des familles nombreuses parce que les enfants sont indispensables à leur survie individuelle et sociale. Les unités de production de subsistance doivent faire appel à de nombreux travailleurs et l’absence de quelque chose qui ressemble à un filet de sécurité sociale signifie que les parents âgés ont besoin du soutien économique et social de leurs enfants. Les taux de natalité de ces pays vont sans aucun doute se stabiliser lorsque les travailleurs obtiendront des conditions de vie sûres et correctes.

En résumé, des taux de naissance élevés ne sont pas la cause de la pauvreté dans le tiers-monde: ils sont un effet de la pauvreté. Construire des dispensaires fournissant des outils de contrôle des naissances, bien que cela soit important pour d’autres raisons, n’en supprimera pas les causes sous-jacentes.

Le marxisme offre à quiconque souhaite réellement saisir ce qui est à l’origine des destructions environnementales des éléments de compréhension infiniment plus vastes que le populationnisme.

Le marxisme est engagé aujourd’hui dans une bataille très difficile. Dans cette bataille pour gagner des militant·e·s écologistes, nous avons une arme importante de notre côté: une explication qui, en fait, explique au mieux le monde… Ainsi que John Bellamy Foster l’écrivait:

«Il est bon de se souvenir que les endroits que nous connaissons où l’intégrité de la biosphère est menacée ne sont pas ceux où l’on trouve les taux de croissance de la population les plus élevés dans le monde, mais les zones du monde où l’on rencontre l’accumulation du capital la plus importante et où le gaspillage économique et écologique est devenu une manière de vivre. C’est cela qui constitue le danger le plus important.»[13]

Il faut que nous «aidions» les écologistes à comprendre qu’il s’agit là d’un élément central dans la construction d’un mouvement pour le socialisme de notre siècle. (Traduction A l’Encontre)

Notes

[1] Whitty, «The Last Taboo», p. 28.
[2] Ibid.
[3] Brown, Gardner et Halewil, Beyond Malthus, p. 23.
[4] Ferguson, «Malthus».
[5] Curnow, «Malthus Wrong? Never!»
[6] Malthus, Second Essay, p. 70.
[7] Ibid, p. 341.
[8] Malthus, First Essay, p. 40.
[9] Ibid, p. 85.
[10] Ibid, p. 118.
[11] Malthus, Second Essay, p. 207.
[12] Harvey, «The Political Implications».
[13] Foster, Ecology against Capitalism, p. 152.

2 Commentaires

  1. La densité de population de la Suisse (brute) est de 193 hab/km², à comparer à celle de la France (110 hab/km²). Mais en réalité, une grande partie du territoire helvétique est « inhabitable », car située au dessus d’une altitude peu propice à la vie (logement, production agricole,…), sauf à dépenser une énergie excessive.
    Par exemple, Wikipedia parle d’une région alpine couvrant les deux tiers du pays, ce qui donnerait alors une densité de population « réelle » de 579 hab/km² (chiffre maximum j’en conviens), mais qui placerait alors la Suisse largement au dessus des Pays-Bas (395 hab/km²) qui est le pays européen le plus densément peuplé…
    Tout ceci pour dire que l’on peut raisonnablement estimer que la Suisse est déjà largement assez peuplée.

    A partir de ce constat, plusieurs solutions s’offrent alors :
    – influer sur la durée de la vie, ce qui serait tout à fait barbare,
    – mettre en place des politiques incitatives pour faire baisser les naissances. Sachant que l’indice de fécondité est de 1,5 (enfants par femme), ce qui veut dire que les couples ont entre 1 et 2 enfants, il est évident qu’il n’y a pas grand chose à « gagner » de ce côté là puisque nous sommes sous le seuil de renouvellement. Ceci étant, un coup de pouce à la Planification Familiale ne peut néanmoins pas faire de mal.
    – diminuer l’immigration, ce qui semble bien être la seule voie possible.

    Cette solution de maîtrise de la population au niveau de la Suisse (et plus largement au niveau de la planète) est-elle « réactionnaire » ? Libre à ceux qui le pensent de le dire. Mais si l’on admet que l’on ne peut croître indéfiniment dans un monde fini, on peut tout aussi bien considérer qu’il s’agit là d’une attitude « progressiste », puisqu’elle permettra (peut-être) à l’espèce humaine de survivre dans des conditions acceptables…

  2. 1° Pour aller dans le sens du «commentateur» Rémi Manso, lié au site «démographie responsable», nous signalons que la densité «réelle» – pour reprendre ses termes – de l’Etat du Vatican s’élève à plus de 1800 habitants au km carré (c’est-à-dire une population «brute» de 800 habitants pour 0,44 km carré). Certes, le problème du planning familial ne se pose pas précisément en des termes identiques que les responsables dudit site préconisent. Un autre problème est la position de cet Etat sur ces questions. Un Etat dont il ne faut pas oublier que la population fortement vieillissante est intégralement «issue de l’immigration», du moins officiellement (ce qui inclut les 100 gardes suisses qui, eux, diminuent d’autant la population réelle au km2 de la Confédération helvétique).

    2° Pour ce qui a trait à la Suisse, il convient de rappeler que l’écrasante majorité des migrant·e·s sont originaires de l’Union européenne, dont la plupart des pays ont un taux de natalité inférieur au taux de renouvellement (soit environ 2,1 enfants par femme). En outre, de manière générale, en l’espace d’une génération les migrant·e·s adoptent un «comportement nataliste» semblable à celui du pays dans lequel ils/elles ont émigré·e·s.
    Au-delà de cette question, le «taux de densité réelle de population» de la Suisse pour reprendre la formule de notre lecteur – qui indique (de façon contestable) que seul 1/3 du territoire est habitable (soit, selon lui, une densité de 579 hab/km2) – est largement inférieur à celui que l’on rencontre dans les grandes agglomérations mondiales. Plutôt que de se concentrer sur ces chiffres, il convient de se pencher sur la tendance à la concentration de la population, d’un côté, et, de l’autre, à la «désertification humaine» à l’œuvre dans de nombreuses régions du monde. C’est d’ailleurs un phénomène qui existe en France où se concentre dans certaines agglomérations urbaines l’ensemble des bassins d’emplois, des infrastructures, des transports, etc. alors que des régions entières en sont désormais dépourvues, ce qui a des effets négatifs sur l’environnement (entretien des forêts et incendies, érosion des sols, par exemple). Il s’agit de dynamiques sociales et économiques qui ont peu à voir avec ladite «surpopulation». Dans le cas de la Suisse, le problème n’est pas une population s’élevant à 8 (situation actuelle: voir le communiqué de l’OFS du 2.8.2012 qui permet de saisir graphiquement la relation complexe entre «accroissement naturel», «solde migratoire», conjoncture économique et instrumentalisation politique xénophobe) ou à 10 millions d’habitant·e·s, mais celui de l’aménagement du territoire, dont un aspect important résiderait dans la mise à disposition d’un parc de logements à loyers abordables pour l’ensemble de la population et à distance raisonnable des lieux d’emplois, et des transports collectifs de qualité. Cela seulement permettrait un «désengorgement» relatif des transports privés et, y compris, de certains vecteurs surchargés des transports publics. Pour ce qui est de l’immigration, la question centrale n’est pas celle du «nombre d’étrangers» mais celle des droits des immigrés. Pour en mentionner quelques-uns: à travail égal, salaire égal; le développement de la protection des salarié·e·s (dans leur ensemble, d’ailleurs) sur le lieu de travail; les droits de séjour, civiques et politiques, après quelques années d’établissement; etc.

    3° Monsieur Manso fait appel à une conception du «planning familial» qui est révélatrice. Il la limite à «des politiques incitatives pour faire baisser les naissances». Il s’agit là d’une vision «anti-nataliste» tout à fait cohérente avec l’idée de «surpopulation». On en voit les effets en Chine. Ces effets ne font que préfigurer ceux à venir qui peuvent être caractérisés comme une catastrophe démographique et sociale de diminution de la population.
    D’une manière plus générale, les populationnistes brandissent l’épouvantail d’une population à croissance infinie. Or, ce n’est pas ce à quoi nous assistons. En effet, de nombreux pays du monde ont déjà connu une transition démographique passant de taux de natalité élevés à des taux de natalité nettement moindres, phénomène que l’Europe a connu il y a plus de cent ans. En outre, différents pays ont un taux de natalité inférieur au seuil de renouvellement. Il ne s’ensuit pas immédiatement une population diminuée, car cela est composé, dans un premier temps, par l’augmentation de l’espérance de vie. Ce sont là quelques-uns des phénomènes parmi d’autres qui sont intégrés dans l’établissement des différentes projections de l’ONU dont les scénarios oscillent entre 6 milliards et 16 milliards à l’horizon de 2100.
    La question essentielle n’est pas tant le nombre d’habitant·e·s sur notre planète, mais bien leurs conditions de vie, au sens large. De ce fait, notre lecteur ainsi que l’ensemble des populationnistes ne mentionnent jamais que nous vivons dans une société divisée en classes sociales. Cela se constate, pour ne mentionner qu’un exemple, dans l’accès à la nourriture. Ainsi, 80% des personnes souffrant de famine dans le monde sont des petits paysans ou issus de la petite paysannerie. La famine ne provient pas d’un manque de ressources alimentaires, mais bien du fait que des millions de personnes ne disposent pas de revenus solvables suffisants pour manger à leur faim. Les rapports sociaux établis entre les êtres humains (exploitation, oppression, discrimination) ont un correspondant dans les rapports qu’entretient un mode de production et de consommation déterminé avec l’environnement, avec les ressources naturelles. Une autre dimension ignorée par les «populationnistes». Nous arrêtons ici cet «échange». (Réd. A l’Encontre)

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