L’affaire Ghosn. Débat: trois premières leçons

Par Christian Chavagneux

Le 19 novembre 2018, on apprend que Carlos Ghosn, à la tête du plus grand constructeur automobile mondial, est retenu en garde à vue au Japon. Il est suspecté de fraude fiscale en ayant dissimulé la moitié de ses revenus durant plusieurs années, et d’avoir piqué dans la caisse ou, en langage plus policé, d’avoir utilisé «des biens de l’entreprise à des fins personnelles». Concrètement, il aurait utilisé l’argent de l’entreprise pour acheter deux villas, une à Rio, au Brésil, l’autre à Beyrouth, au Liban.

Un lanceur d’alerte a informé la direction qui a discrètement mené une enquête interne révélant les pratiques douteuses de leur patron, arrêté à son arrivée à Tokyo.

En attendant d’en savoir plus sur cette affaire, on peut d’ores et déjà proposer trois leçons inspirées par cet acte de délinquance en col blanc.

Trois clichés

Le livre du sociologue Pierre Lascoumes et de la criminologue Clara Nagels, Sociologie des élites délinquantes. De la criminalité en col blanc à la corruption politique (Colin, septembre 2018), dont la seconde édition vient tout juste de sortir, met en garde dès l’introduction contre les trois clichés qui accompagnent généralement ce genre d’affaire.

• Le premier rattache ce type de comportement à des «forbans des affaires», des outsiders, peu implantés dans le monde du business. Une explication qui ne fonctionne pas pour Carlos Ghosn qui dirige sa première usine à l’âge de 26 ans et n’a de cesse de grimper dans la hiérarchie des grandes entreprises, haut responsable chez Michelin, numéro 2 de Renault, numéro 1 de Nissan, grand patron de l’alliance des deux constructeurs. C’est un insider.

• Le deuxième cliché est un classique bien connu et renvoie au statut de brebis galeuse ou de pomme pourrie, bref à une exception. De Serge Dassault à Stéphane Richard (Orange) en passant par Bernard Tapie ou Jean-Claude Mas [société Poly Implant Prothèse], plusieurs dirigeants ont eu maille à partir avec la justice. Du travail fondateur de l’Américain Edwin Sutherland aux études les plus récentes résumées par Lascoumes et Nagels, on comprend que les comportements déviants des hauts responsables d’entreprise ne sont malheureusement pas une exception.

• Face à ce constat, le dernier cliché est celui du «tous pourris». Tous les patrons seraient des fraudeurs (ce n’est heureusement pas le cas). Et ces délinquants en col blanc seraient donc les révélateurs des valeurs amorales du capitalisme néolibéral contemporain. C’est oublier les John Law, Fouquet et autres grands «patrons», la liste est longue, de la monarchie, tout autant impliqués que les dirigeants contemporains sans vivre dans une économie libérale. Comme l’écrivait l’économiste libéral anglais John Stuart Mill dès 1848 dans ses Principes d’économie politique, «toutes les classes privilégiées et puissantes ont utilisé leur pouvoir au profit de leur égoïsme». C’est toujours vrai mais cela fait longtemps que ça l’est.

Les 5 techniques de neutralisation de la faute

Confrontés à leurs comportements délictueux, les grands patrons et cadres dirigeants ont tous recours au même type d’argumentation pour se défendre. En attendant de connaître les résultats de l’enquête sur celle de Carlos Ghosn, on peut s’appuyer sur la présentation qu’en font Lascoumes et Nagels.

• Première technique: «J’ai été obligé, j’ai reçu l’ordre». Carlos Ghosn ne pourra pas recourir à cet argument. Hiroto Saikawa, le dirigeant japonais de Nissan, qui a révélé l’affaire, affirme ainsi que «trop de pouvoir a été donné à une personne en termes de gouvernance».

• Une autre défense largement utilisée consiste à souligner que «tout le monde le fait». Que ce comportement délictueux correspond à une pratique traditionnelle du milieu d’affaire concerné. On en a retrouvé un écho dans la chronique économique de Dominique Seux sur France Inter le 20 novembre indiquant «ce qu’on reproche à Ghosn est courant au Japon».

• Deux autres raisons sont avancées pour minimiser la faute: ce n’est pas si grave, ce n’est pas un meurtre ou un hold-up; il n’y a pas vraiment de victimes. Les conséquences pour les entreprises concernées, pour leurs salariés, pour le manque de recettes fiscales des Etats ne sont pas prises en compte.

• Enfin, le dernier point consiste à dire que les lois sont mal faites et les réglementations tatillonnes, appelant toute personne censée à les contourner. Là encore, l’argument ne tiendra pas pour Carlos Ghosn. Il bénéficiait d’une rémunération hors normes, de 12 à 15 millions d’euros par an, bien au-delà des pratiques japonaises pour la partie Nissan et sans contrainte pour la partie Renault, le conseil d’administration ayant même validé son augmentation de revenu après un vote défavorable des actionnaires.

La sécession des élites

Le comportement d’un dirigeant ultra-fortuné pour qui les lois s’appliquent aux autres semble malheureusement refléter une forme de rejet du peuple par certaines élites économiques.

Dans son Discours sur l’économie politique, publié en 1755 dans l’Encyclopédie, Jean-Jacques Rousseau prévenait déjà: «Le plus grand mal est déjà fait quand on a des pauvres à défendre et des riches à contenir». Mais plus personne n’est là pour contenir les riches. La droite s’en moque, y compris la droite macronienne, qui les encourage à s’enrichir.

La gauche a abandonné le combat: c’est désormais ringard et passéiste que de vouloir s’attaquer au sujet. Quant aux patrons du CAC40, payés en moyenne plusieurs siècles de SMIC, ils vivent dans un autre monde. Dans la ferveur révolutionnaire montante de 1788, l’abbé Sièyes dénonçait dans son Essai sur les privilèges cette volonté de rupture des élites: «Je le vois, vous demandez moins à être distingués par vos concitoyens, que vous ne cherchez à être distingués de vos concitoyens».

Nos sociétés finissent par subir les coûts de cet abandon. Comment ne pas y voir l’une des motivations des Gilets jaunes, au-delà de l’écologie? Tous ceux qui se sentent socialement rejetés ou incapables de franchir les obstacles d’une progression sociale finissent par se rebeller. Leur révolte passe aujourd’hui par des mouvements type Nuit debout ou Gilets jaunes ou bien par le rejet de tout ce qui est étranger – l’immigré, l’Europe, la mondialisation – et de ceux tenus pour responsables de leur situation, dans le désordre, le riche, Bruxelles, le patron, la Chine, l’énarque, l’homme politique, etc. Et par le vote extrême: hier, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Demain en France? (Alternatives économiques, 20 novembre 2018)

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