Tchécoslovaquie 1968: l’été des conseils ouvriers (3)

Par Charles-André Udry

Voici le troisième volet du quadrytique sur le 1968-1919 en Tchécoslovaquie. Cet article fut publié dans La brèche le 25 mars 1988. (réd)

Le Printemps de Prague débouchera sur l’été et l’automne des conseils ouvriers et sur une avancée notoire dans la définition d’une unité entre les formes démocratiques de gestion, par l’ensemble des producteurs, des usines et de la société. L’effort développé par les troupes d’occupation, les «conservateurs» et la direction Dubcek d’après-août, puis par Husak, pour briser cet élan révèle, à lui seul, le sens de la «normalisation» et du «combat contre les forces anti-socialistes».

Il a fallu attendre environ trois mois, après janvier 1968, pour que les travailleurs commencent à s’engager dans la brèche ouverte par la crise au sommet du parti.

La direction du Mouvement des syndicats révolutionnaires (ROH) était peu encline aux réformes. Son secrétaire, Miroslav Pastyrik, en janvier 1968, écrivait dans le journal du syndicat, Prace, que le ROH devait «servir inconditionnellement le socialisme» (entendez: le Parti communiste) et «renforcer l’unité idéologique des masses».[1] Une illustration parfaite de la conception stalinienne du syndicat comme courroie de transmission du parti.

La tendance de A. Novotny, bien ancrée dans l’appareil syndical, fait campagne dans les entreprises contre les réformateurs en dénonçant les effets potentiels des réformes économiques pour les travailleurs.

Ainsi, le 17 février 1968, Novotny s’adresse à des milliers d’ouvriers dans la gigantesque usine CKD de Prague[2]. L’accueil est froid. Mais le débat est lancé dans les entreprises sur la réforme économique et, surtout, sur la réforme institutionnelle qui doit l’accompagner.

Les divers courants aux côtés de Dubcek et de O. Sik doivent réagir. Ainsi, dès le début de mars 1968, les critiques à l’encontre de la direction du ROH se multiplient. Pastyrik, noyé sous le flot des reproches, sera écarté de la direction du syndicat lors du plénum du 20 au 21 mars 1968. Divers thèmes surgissent dans le débat: l’indépendance du syndicat face au parti, la démocratisation de son fonctionnement, la possibilité de créer des syndicats non affiliés au ROH.

Du «programme d’action» aux conseils des travailleurs

Les réformateurs, pour contrecarrer la campagne des conservateurs, doivent donner l’assurance aux travailleurs qu’ils disposeront de plus de moyens pour défendre leurs intérêts. C’est une sorte de monnaie d’échange contre l’introduction de réformes qui toucheront les conditions de travail et d’emploi. En outre, aux yeux de O. Sik, il est clair que pour contourner (ou renverser) l’obstacle des bureaucrates incompétents qui colonisent la direction des entreprises, il est nécessaire de prendre appui sur les producteurs.

Dès lors, le Programme d’action adopté par le Comité central du PCT, le 5 avril 1968, souligne que: «… le Parti considère qu’il est indispensable que tout le collectif de travail qui en supportera les conséquences, ait également une influence sur la gestion des entreprises. Ainsi naît le besoin d’organes démocratiques dans les entreprises, organes qui auraient des pouvoirs délimités en ce qui concerne la direction de l’entreprise».

Le programme précise cependant les limites de ces «organes démocratiques»: «Naturellement cela ne change rien à l’autorité indivisible et au pouvoir des cadres dirigeants dans l’entreprise».[3]

Au mois de mai, des grèves éclatent. Elles visent souvent les directeurs d’entreprises incapables et corrompus. Le dirigeant des syndicats de Slovaquie, Daubner, écrit dans la Pravda (de Bratislava) que les managers «n’ont pas compris qu’il y avait eu un changement et qu’ils devaient considérer les syndicats comme un partenaire sérieux».[4]

Au début de juin 1968, des conseils ouvriers se mettent en place dans deux entreprises phares: CKD-Prague et Skoda-Pilzen. Fin juin, les travailleurs de l’usine CKD élaborent des «Statuts de l’autogestion»: «Les travailleurs de l’usine CKD, réalisant un des droits fondamentaux de la démocratie socialiste, le droit des travailleurs à gérer leurs entreprises, et désirant une union plus étroite des intérêts de toute la société avec ceux de chaque individu, ont décidé de fonder l’autogestion des travailleurs qui prend en main la gestion de l’usine».

Ces statuts définissent la place respective de l’Assemblée d’autogestion de l’entreprise (organe souverain, dont seul le directeur est exclu), du Conseil des travailleurs (élu par l’Assemblée). Le poste de directeur est mis au concours par le Conseil et l’Assemblée l’élit.

Cette dynamique transperce lors de la Conférence nationale du ROH (18 au 20 juin). Non seulement la grève est reconnue comme un moyen de défense des intérêts des salariés, mais la Conférence incite à la création de Conseils des travailleurs. Le mouvement des conseils, en Tchécoslovaquie, s’appuie donc sur le mouvement syndical, tout en délimitant leurs tâches respectives de défense des intérêts sociaux (syndicats) et de gestion (conseils).

Résistance ouvrière et nationale

Face à l’invasion soviétique, les travailleurs organisés dans les entreprises prennent une place centrale: ceux de la métallurgie – dont la fédération regroupe 900’000 membres – représentent l’aile la plus radicale. La tenue du XIVe Congrès clandestin du PCT, dans l’usine CKD de Vysocany (banlieue de Prague) traduit la fusion entre la résistance ouvrière et nationale à l’occupation et la volonté d’étendre les instruments d’autogestion. Le projet de «thèses pour un programme» de ce XIVème Congrès affirme: «Les Conseils de travailleurs, s’ils allient les intérêts directs des travailleurs avec les intérêts plus larges de l’entreprise et de la société, fournissent une base solide et dynamique à une direction de la production qui soit qualifiée et compétente sur le plan technique et opérationnel».

C’est donc, après août, que les conseils prennent leur essor. En juin, il y en avait 19, en octobre 113 et 140 étaient en voie de constitution[5]. Or, le 24 octobre, Dubcek fait adopter un décret pour bloquer l’extension des conseils; ce qui révèle la fonction qu’il remplit dans la première phase de la dite normalisation.

L’opposition ouvrière contre cette mesure est si forte que la direction du ROH doit publiquement, le 11 novembre, le dénoncer. Malgré toutes les barrières dressées, l’extension du mouvement des conseils continue.

Les 9 et 10 janvier, dans l’usine Skoda, se tenait un Congrès réunissant des délégués de plus de 200 conseils qui décidèrent de créer une association nationale des conseils[6]. Mais cette mobilisation ne trouve pas d’articulation au plan politique; Dubcek démobilise et empêche, à la fois, l’émergence d’une alternative.

Les normalisateurs, eux, s’attellent à la tâche. L’alliance entre les «directeurs généraux et directeurs d’entreprises», le clan Husak et Strougal, les «amis soviétiques» accouchent d’un nouveau projet de loi sur «l’entreprise socialiste» , en février 1969. Elle propose un modèle de Conseil d’entreprise dans lequel le poids des organismes d’Etat et de ses représentants est décisif.

Le VIIème Congrès du ROH, les 4 et 5 mars 1969, révèle la vaste contestation du projet de loi. La résolution du syndicat, tout en faisant des concessions au gouvernement, insiste «sur la création de conseils de travailleurs, en tant qu’organes démocratiques suprêmes de gestion des entreprises… une partie décisive des membres des Conseils de travailleurs devant être élue parmi les employés des entreprises…»[7]

L’offensive normalisatrice va donc se renforcer. En avril 1969, le «Conseil national tchèque» suspend la discussion sur le projet de loi. Les purges vont s’accélérer. En juillet 1970, les Conseils sont interdits formellement par le Ministère de l’industrie et le 5 mai 1972, le Conseil central du ROH condamnait officiellement les Conseil des travailleurs car impliquant «le passage à la liquidation de la propriété sociale globale». La «normalisation» s’impose, au nom de l’ordre et du «socialisme», contre la démocratie socialiste dans la société et les usines.

Article suivant. Le Printemps de Prague 1968 : le PSdT, espoirs et désespoirs (4). Charles-André Udry

1 Galia Golan, Reform Rule in Czechoslowakia, The Dubcek Era, 1968-1969, Cambridge University Press, 1973.

2 Tad Szulc, Czechoslowakia Since World War II, Vinking Press, 1971

3 J.P. Faye et V.C. Fisera. Prague. La révolution des conseils ouvriers, Laffont, 1977

4 Galia Golan, op. cit.

5 Galia Golan, op. cit.

6 Prace, 9 janvier 1969 (organe du ROH)

7 J.P. Faye, op. cit.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*