Révolution russe. La classe ouvrière et l’intelligentsia (IV)

Julius Martov et Fyodor Dan

Par David Mandel

Lorsque l’on tente de comprendre la position de l’intelligentsia, on doit d’abord se demander si la perception de «trahison» de la part des travailleurs avait une justification quelconque. Vu sous un autre angle, après tout, ce sont les travailleurs qui s’écartèrent de l’intelligentsia en optant pour une rupture avec les classes possédantes, abandonnant l’alliance nationale de toutes les classes qui avait été forgée en février.

Les raisons qui sous-tendaient la radicalisation ultérieure des travailleurs peuvent être résumées ainsi: sur la base de leur expérience, ils aboutirent à la conclusion que les classes possédantes étaient opposées aux objectifs populaires de la révolution de Février: la conclusion rapide d’une paix démocratique, la réforme agraire, la journée de travail de huit heures, la convocation d’une assemblée afin d’établir une république démocratique. Non seulement les classes possédantes bloquèrent la réalisation de ces objectifs (qui étaient purement démocratiques, en aucune façon socialistes), mais elles tentèrent d’écraser militairement les classes populaires. Cela fut amplement démontré par le soutien à peine masqué que le parti Kadet [Parti constitutionnel-démocrate] apporta au soulèvement du général Kornilov, fin août, ainsi que par l’opposition implacable des industriels à toute mesure de l’Etat visant à empêcher l’effondrement économique qui approchait à grands pas.

Pour les travailleurs, l’insurrection d’octobre et l’établissement du pouvoir des soviets signifiait l’exclusion des classes possédantes de toute influence sur la politique de l’Etat. Octobre était avant tout un acte de défense de la révolution de Février, de ses conquêtes réelles et de ses promesses, face à l’hostilité active des classes possédantes. Alors que certains travailleurs voyaient effectivement en octobre le potentiel d’une transformation socialiste, cela ne constituait à cette date en aucune mesure leur objectif principal.

• Sous cet éclairage, le sentiment de trahison que les travailleurs éprouvaient de la part de l’intelligentsia devient compréhensible. Ainsi que l’écrivait le journal menchevik-internationaliste (qui était hostile à la révolution d’Octobre): «les travailleurs peuvent désormais demander aux médecins et enseignants en grève: “vous n’avez jamais fait grève contre le régime sous le tsar ou sous Goutchkov [47]. Pourquoi faites-vous grève maintenant, alors que le pouvoir est aux mains de personnes que nous reconnaissons comme étant nos dirigeants?”» [48]. Même des mencheviks de gauche comme Iouli O. Martov, dont le dévouement à la cause ouvrière ne peut être mis en doute, avait le sentiment de se laver les mains plutôt que de faire «ce qui semblait notre devoir – se tenir aux côtés de la classe ouvrière, même lorsque c’est faux… Cela est tragique. Car, après tout, l’ensemble du prolétariat se tient derrière Lénine et espère que le renversement produira une émancipation sociale – tout en réalisant que le prolétariat a défié toutes les forces antiprolétariennes» [49].

Pourquoi donc l’intelligentsia «fuya», ainsi que le perçurent les travailleurs? Ecrivant au sujet des populistes, l’historien Oliver Radkey offre l’explication suivante:

«Dans le creux de la révolution un grand nombre sont devenus fonctionnaires ou participèrent à l’action sociale des zemstvos et des municipalités, comme fonctionnaires des sociétés coopératives, où la routine quotidienne et les perspectives engendrées par ces activités étaient mortelles à l’esprit révolutionnaire. D’autres sont entrés dans les professions. Tous devenaient plus âgés [50].»

Il semble toutefois improbable qu’une transformation sociale aussi profonde que l’intégration économique de l’intelligentsia à l’ordre existant ait pu se dérouler en l’espace d’une décennie. On doit s’interroger, en outre, sur la façon dont les intellectuels socialistes gagnaient leur vie avant la défaite de la révolution de 1905, dans la mesure où ils ne pouvaient avoir été tous des des activistes professionnels ou des étudiants affamés. Si la génération de 1905 vieillissait, qu’en était-il des étudiants de 1917, dont la majorité était également hostile à la révolution d’Octobre? Le menchevik A. N. Potresov, qui se situait à l’extrême droite de son parti, observait en mai 1918: «en février [1917], nous avons assisté à la joie commune des étudiants et des petits-bourgeois. En octobre, étudiants et bourgeois étaient devenus synonymes» [51].

• Une explication plus raisonnable de la «fuite de l’intelligentsia» doit être cherchée dans la polarisation de classe de la société russe, qui émergea dans toute son ampleur au cours de la révolution de 1905, lorsque la bourgeoisie, effrayée par l’activisme des travailleurs dans la défense de leurs revendications sociales, en particulier la journée de huit heures, et attirée par les concessions politiques très limitées offertes par une autocratie ébranlée, se tourna contre les mouvements des travailleurs et des paysans, en particulier lors de l’organisation par les industriels, à l’automne 1905, aux côtés de l’Etat, d’un lockout massif des travailleurs de Petrograd qui luttaient pour les huit heures [52]. Lorsque le mouvement ouvrier se rétablit de la défaite de cette révolution, en 1912-14, leurs grèves mirent en avant immédiatement autant des revendications politiques dirigées contre l’autocratie que des revendications économiques adressées aux industriels. De leur côté, les industriels collaborèrent étroitement avec la police tsariste pour entraver les actions politiques et économiques des travailleurs ainsi que pour réprimer leurs activistes [53].

C’est au cours de la période d’avant-guerre que les bolcheviks devinrent la force politique hégémonique au sein du prolétariat. Ce qui distinguait la fraction bolchevique de la social-démocratie des mencheviks était son appréciation de la bourgeoisie, y compris de son aile de gauche, libérale, comme étant fondamentalement opposée à la révolution démocratique. Les mencheviks, de leur côté, considéraient qu’il était crucial que la bourgeoisie dirige cette révolution. Les paysans, dont Lénine suggérait qu’ils soient des alliés des travailleurs, étaient, de l’avis des mencheviks, dans l’incapacité de fournir une direction politique nationale. Si ce rôle n’échouait pas à la bourgeoisie, elle tomberait nécessairement aux mains des travailleurs. Mais les travailleurs à la tête d’un gouvernement révolutionnaire adopteraient inévitablement des mesures qui saperaient les droits de propriété bourgeois. Ils se lanceraient dans des «expériences socialistes» qui, dans les conditions arriérées de la Russie, se révéleraient désastreuses, conduisant inévitablement à la défaite de la révolution. Par conséquent, avant-guerre les mencheviks appelaient en vain les travailleurs à modérer leur «pression gréviste»: ils ne voulaient pas effrayer les libéraux qui se distanciaient toujours plus du régime autocratique pourri, mais pouvaient prendre peur de la révolution.

• Ainsi que nous l’avons vu, l’intelligentsia de gauche embrassa la position des mencheviks et des SR et non celle des bolcheviks et des travailleurs. Ils affirmaient qu’une révolution menée par les travailleurs, dans un pays rural arriéré, serait inévitablement écrasée. L’épisode suivant, raconté dans les mémoires d’un métallurgiste de Petrograd, illustre la division qui existait entre les travailleurs et les intellectuels de gauche.

Maxime Gorki et Maria Andreyeva

I. M. Gordienko, un métallurgiste et militant bolchevik, en compagnie de deux camarades qui, comme lui, étaient originaires de Nijni Novgorod, ville d’origine de Maxime Gorki, décidèrent de rendre visite à ce dernier, leur zemlyak (compatriote): «se peut-il qu’A.M. Gorki se soit complétement éloigné de nous?» s’interrogeaient-ils. En 1918, Gorki était l’éditeur du journal menchevik-internationaliste Novaïa zhizn’, qui était violemment critique du nouveau régime soviétique, attaquant en particulier son incompétence, résultat, de l’avis du journal, de la mise à l’écart de l’intelligentsia. Ce qui rendait en particulier furieux les travailleurs était le fait que les éditeurs du journal critiquaient le gouvernement tout en se tenant à distance et en refusant de s’impliquer dans l’amélioration les choses. Lors de la conférence des comités de fabrique de Petrograd, en février 1918, par exemple, l’un des délégués s’exprima avec amertume au sujet de «l’intelligentsia saboteuse du Novaïa zhizn’ de Gorky, qui sont occupés à critiquer le gouvernement bolchevique alors qu’ils ne faisaient rien pour alléger le fardeau de ce gouvernement» [54].

Au domicile de Gorki, la conversation vira rapidement aux questions politiques:

«Alekseï Maksimovitch, [Pechov, dit Maxime Gorki] perdu dans ses pensées, dit: «c’est difficile pour vous les gars, très dur.»

– Mais vous, Alekseï Maksimovitch, vous ne rendez pas les choses plus simples, lui ai-je lancé.

– Non seulement il ne nous aide pas, mais il mine nos efforts, ajouta Ivan Tchougourine.

– Eh, les gars, les gars, vous êtes formidables. Je suis désolé pour vous. Vous devez comprendre que vous êtes un grain de sable dans cette mer, non, dans cet océan de forces élémentaires paysannes petites-bourgeoises. Combien y en a-t-il comme vous, d’aussi fermes bolcheviks? Une poignée. En réalité, vous êtes comme une goutte d’huile dans cet océan, une fine pellicule qu’une simple brise peut déchirer.

– Vous avez tort, Alekseï Maksimovitch. Venez visiter notre quartier de Vyborg et vous verrez. Là où il y avait 600 bolcheviks, il y en a maintenant des milliers.

– Des milliers, mais mal dégrossis, va-nu-pieds; et dans d’autres villes il n’y a même pas ça.

– La même chose, Alekseï Maksimovitch, se produit dans d’autres villes et villages. Partout la lutte de classes s’intensifie.

– C’est pour ça que je vous aime, pour votre foi solide. Mais c’est aussi pour ça que je vous crains. Vous périrez, et puis tout sera rejeté plusieurs centaines d’années en arrière. La perspective est effrayante.»

Quelques semaines plus tard, les trois revinrent et trouvèrent N. N. Soukhanov et D. A. Desnitski à l’appartement de Gorki. Les deux étaient également des intellectuels mencheviks de gauche et éditeurs de la Novaïa zhizn’.

«Une fois de plus, Alekseï Maksimovitch évoqua l’océan petit-bourgeois. Il était affligé que, nous, de vieux militants bolcheviks de la clandestinité étions si peu, que le parti soit si jeune et inexpérimenté […]. Soukhanov et Lopata [autre nom de Desnitski] affirmèrent que seul un fou pouvait parler de révolution prolétarienne dans un pays aussi arriéré que la Russie. Nous protestâmes avec force. Nous répondîmes que derrière l’écran d’une démocratie panrusse [55], ils défendaient la dictature de la bourgeoisie […].

«Pendant cet échange, Alekseï Maksimovitch est allé à la fenêtre qui donnait sur la rue. Très vite, il est revenu vers moi, il me prit par la manche et m’amena à la fenêtre. «Regarde», dit-il avec colère et du ressentiment dans la voix. Ce que je vis était effectivement scandaleux. Près d’un parterre de fleurs, sur une pelouse bien tondue, un groupe de soldats était assis. Ils mangeaient du hareng et jetaient leurs déchets dans le parterre de fleurs.

«Et à la Maison du peuple, c’est la même chose [56]: on cire les planchers, on a placé des crachoirs dans les coins et à côté des colonnes, mais regardez ce qu’ils font», se lamenta Maria Fiodorovna [l’épouse de Gorki], qui était en charge de la Maison du peuple.

«Et c’est avec des gens comme ça que les bolcheviks comptent mener une révolution socialiste», ajouta Lopata, du sarcasme dans la voix. «Vous devez d’abord enseigner, éduquer le peuple puis ensuite faire une révolution».

«Et qui va les former et les éduquer? La bourgeoisie?» demanda l’un d’entre nous.

«Et comment allez-vous vous y prendre» demanda Alekseï Maksimovitch, qui maintenant souriait.

«Nous voulons le faire différemment», répondis-je. «Tout d’abord, renverser la bourgeoisie, puis éduquer le peuple. Nous construirons des écoles, des clubs, des maisons du peuple […].»

«Mais ce n’est pas réalisable», déclara Lopata.

«Cela n’est pas réalisable pour vous; pour nous ça l’est», répondis-je.

«Eh bien, peut-être que ces diables le feront?» dit Alekseï Maksimovitch.

«Nous le ferons pour de bon», l’un d’entre nous répliqua, «et cela sera pire pour vous.»

«Oho! Vous menacez. Comment cela sera-t-il pire pour nous?» demanda en riant Alexeï Maksimovitch.

«De cette façon: avec ou sans vous, nous ferons ce que nous avons à faire sous la direction d’Ilitch [Lénine], et alors ils vous demanderont: où étiez-vous et que faisiez-vous lorsque nous traversions un moment si difficile. [57]»

Lénine donne une description étonnamment similaire d’«une conversation avec un riche ingénieur peu de temps avant les journées de juillet [1917]».

«Cet ingénieur avait été à un moment donné un révolutionnaire; il avait été membre du parti social-démocrate et même du Parti bolchevik. Aujourd’hui, il n’est plus que terreur, que haine contre les ouvriers déchaînés et indomptables. Si encore, dit-il (lui qui est un homme cultivé, qui a été à l’étranger), c’étaient des ouvriers comme le sont les ouvriers allemands; je comprends, certes, qu’en général la révolution sociale est inévitable; mais chez nous, avec l’abaissement du niveau des ouvriers que la guerre a causé [58]… ce n’est pas une révolution, c’est un abîme.»

«Il serait prêt à reconnaître la révolution sociale, si l’histoire y conduisait avec autant de calme, de tranquillité, de régularité, d’exactitude, qu’un express allemand entre en gare. Très digne, le conducteur ouvre les portières des wagons et annonce «Terminus: Révolution sociale. Alle aussteigen (tout le monde descend)!» Alors pourquoi ne passerait-il pas de la situation d’ingénieur sous le règne des Tit Titytch [59] à la situation d’ingénieur sous le règne des organisations ouvrières.

«Cet homme a vu des grèves. Il sait quelle tempête de passions déchaîne toujours, même dans les périodes les plus calmes, la plus ordinaire des grèves. Il comprend, bien sûr, combien de millions de fois plus forte cette tempête doit être, quand la lutte de classe a soulevé tous les travailleurs d’un immense pays, quand la guerre et l’exploitation ont conduit au bord du désespoir des millions d’hommes que les propriétaires faisaient souffrir depuis des siècles, que les capitalistes et les fonctionnaires du tsar dépouillaient et brimaient depuis des dizaines d’années. Tout cela il le comprend «en théorie», il ne le reconnaît que du bout des lèvres, il est simplement épouvanté par la «situation exceptionnellement complexe» [60].

N. Soukhanov donnait une explication similaire à la position des mencheviks de gauche:

«Nous étions opposés à la coalition et à la bourgeoisie, aux côtés des bolcheviks. Nous n’avons pas fusionné avec eux en raison de certains aspects de la créativité positive des bolcheviques [propos ironique de Soukhanov], de même parce que leurs méthodes de propagande nous révélaient la face odieuse à venir du bolchevisme. Il s’agissait d’une force élémentaire [stikhiya] petite-bourgeoise, débridée et anarchiste qui n’a été éliminée du bolchevisme qu’une fois qu’il n’eut plus les masses derrière lui [61]. »

• La crainte de la stikhiya, de la paysannerie avant tout, fut un aspect important du menchevisme. Il contribue à expliquer le rejet de la révolution d’Octobre par ce parti et son insistance à établir une coalition avec les libéraux et, en cas d’échec, avec le «reste de la démocratie», en particulier l’intelligentsia.

Mais si la préoccupation de l’intelligentsia de gauche sur le caractère insuffisant du développement de la culture politique et de la conscience des masses populaires avait sans aucun doute une base, on doit se demander comment leur décision de se tenir à distance de la lutte pouvait être justifiée, dans la mesure où la révolution allait de toute façon de l’avant. Dans les conditions d’une profonde polarisation entre les classes, l’alternative au gouvernement des soviets défendue par l’intelligentsia, l’intelligentsia de gauche comprise, ne fut jamais claire, et encore moins aux yeux des travailleurs. En réalité, il n’y avait pas d’alternative, à part la défaite de la révolution. Ainsi que le déclara un travailleur bolchevik à une conférence de délégués des travailleurs et de l’Armée rouge, en mai 1918: «On nous accuse d’avoir semé la guerre civile. Mais c’est là une grande erreur, si ce n’est un mensonge […] Nous n’avons pas inventé les intérêts de classe. C’est une question qui existe dans la vie, un fait, devant lequel nous devons tous nous incliner» [62]. C’est la raison pour laquelle, en dépit des privations terribles et des excès de la guerre civile, les travailleurs et les paysans, certains plus activement que d’autres, continuèrent à soutenir le régime des soviets.

La préoccupation de Gorki au sujet des masses incultes, politiquement non éclairées, était sans doute sincère. Mais la révolution allait de l’avant avec ou sans l’intelligentsia. Face à cela, il était plus sensé d’y prendre une part active afin d’en faciliter la voie et de tenter d’en limiter les excès. Certains intellectuels, bien sûr, firent ce choix. Un certain Brik, une figure culturelle à Petrograd, écrivit ceci, début décembre 1917, à la Novaïa zhizn’:

«A ma grande surprise, je me suis retrouvé sur la liste électorale bolchevique aux élections de la Douma municipale. Je ne suis pas bolchevik et suis opposé à leur politique culturelle. Mais je ne peux laisser les choses se poursuivre ainsi. Cela serait un désastre si les travailleurs étaient laissés à eux-mêmes pour définir une politique. Je vais par conséquent agir – mais sans discipline [extérieure]. Ceux qui refusent d’agir et attendent que la contre-révolution restaure la culture sont aveugles [63].»

• En décembre 1917, un nouveau Syndicat internationaliste des enseignants fut formé, après que certains enseignants décidèrent de rompre avec le Syndicat panrusse des enseignants sur la question de la grève [contre le gouvernement bolchevique]. La nouvelle organisation déclara qu’il était «inadmissible que les écoles soient utilisées comme arme politique» et lancèrent un appel aux enseignants de coopérer avec le régime afin de créer une nouvelle école socialiste [64].

V. B. Stankevitch, membre du Parti socialiste-populaire (populiste de droite) et commissaire militaire à l’époque du gouvernement provisoire, prit une position similaire dans une lettre adressée à ses «amis politiques», rédigée en février ou mars 1918:

«Nous devons comprendre que désormais les forces élémentaires du peuple sont du côté du nouveau gouvernement. Deux voies s’offrent à nous: poursuivre la lutte implacable pour le pouvoir ou adopter une action pacifique, constructive, d’opposition loyale […].

«Les anciens partis [du gouvernement provisoire] peuvent-ils prétendre qu’ils ont désormais tant d’expérience qu’ils peuvent assumer la gestion du pays, une tâche devenue encore plus difficile? Il n’existe, en substance, aucun programme que nous puissions opposer à celui des bolcheviks. Et une lutte sans programme ne vaut guère mieux que les aventures des généraux mexicains. Et même s’il était possible d’élaborer un programme, nous devons comprendre que nous manquons de forces pour le réaliser. Car, pour renverser le bolchevisme, sinon dans la forme, mais dans les faits, l’union de toutes les forces – des socialistes révolutionnaires à l’extrême droite – serait nécessaire. Et même alors, les bolcheviks se révéleront les plus forts […].

«Il reste une autre voie: celle d’un front populaire unifié, un travail national unifié, une création commune […]. Qu’en sera-t-il de demain? La poursuite de la tentative aventureuse, en substance sans but et sans signification, d’arracher le pouvoir? Ou travailler avec le peuple pour accomplir une œuvre réalisable afin de contribuer à la résolution des difficultés auxquelles fait face la Russie, uni dans une lutte pacifique pour des principes politiques éternels, pour jeter des fondations véritablement démocratiques au gouvernement du pays! [65]»

• La question est que la position adoptée par la majorité de l’intelligentsia ne semble pas s’accorder avec les raisons qu’elle avançait à ce propos. Cela nous amène à nous interroger s’il n’y avait pas d’autres raisons. Il semble que, dans le fond, la majorité de l’intelligentsia socialiste s’est révélée n’être que «la fraction la plus radicale de la bourgeoisie», ainsi que tranchait le journal SR de gauche. Tant que la tâche de la révolution consistait à renverser l’autocratie semi-féodale, à établir une démocratie libérale, ils pouvaient soutenir et même encourager le mouvement populaire. Mais lorsqu’il apparut – et c’était déjà le cas lors de la révolution de 1905 – que, dans les conditions russes, la révolution se transformerait en une lutte contre la bourgeoisie elle-même ainsi que contre l’ordre social bourgeois, l’intelligentsia de gauche sentit le sol trembler sous ses pieds.

Ils eurent l’impression que leur position dans la société était menacée. Ils jouissaient, malgré tout, de certains privilèges, au moins en termes de statut et de prestige, parfois même de revenus et d’autonomie professionnelle. Ces privilèges, ainsi qu’une peur et une méfiance authentiques envers les masses «débridées» et «incultes», les liaient, à défaut de l’ordre politique, à l’ordre social existant (capitaliste).

Avec le recul, on peut bien sûr être tenté d’affirmer que l’intelligentsia de gauche avait raison. Après tout, l’un des thèmes principaux de Lénine au cours des dernières années de sa vie était le besoin urgent d’accroître le niveau culturel des gens. Cet aspect, en particulier celui de la culture politique au sein de la paysannerie, laquelle constituait l’immense majorité de la population, fut un facteur central dans la montée au pouvoir de la bureaucratie sous la direction de Staline. On doit toutefois se demander si l’intelligentsia, en raison de la position hostile qu’elle adopta contre la révolution d’Octobre, ne contribua pas elle-même à cette issue.

(Une première version de cet article a été publiée en 1981 dans le numéro 14 de la revue Critique, p. 68-87, revue animée par Hillel Ticktin. L’article initial a été revu et augmenté pour publication dans une revue bréslienne, en 2017 (RUS. Revista de Literatura e Cultura Russa). C’est cette version qui a servi pour la traduction; traduction effectuée par Sébastien Abbet. David Mandel est professeur de sciences politiques à l’Université du Québec à Montréal.)

Notes

[47] N. I. Goutchkov, important industriel russe et président de la quatrième Douma d’Etat.

[48] Novaïa zhizn’, 6 décembre 1917. Ce n’était en réalité pas tout à fait exact. En 1905, l’intelligentsia, organisée au sein de l’Union des unions, participa au mouvement de grève de l’automne. Mais ce fut la première et la dernière fois. Elle n’apporta pas de soutien actif aux immenses mouvements de grève de la période 1912-1914 ainsi qu’en 1915-16.

[49] L.H. Haimson, The Mensheviks, (Chicago: 1975), p. 102-103. Les mencheviks, en tant que parti, réorientèrent leur position suite à la révolution allemande de novembre 1918 et adoptèrent une position d’opposition loyale au gouvernement des soviets.

[50] Radkey. op. cit., p. 469-470.

[51] Znamia bor’by, May 21, 1918.

[52] Ia. A. Shuster, Peterburgski rabochie v 1905-1907 gg., (Leningrad: 1976), p. 166-168.

[53] “The Workers’ Movement after Lena,” in L. H. Haimson, Russia’s Revolutionary Experience, N.Y., Columbia University Press, 2005, p. 109-229.

[54] Novaïa zhizn’, 27 janvier 1918.

[55] La position menchevik-internationaliste était que la base politique du gouvernement devait être élargie de façon à inclure toute la «démocratie». Ce terme fut toujours vague mais il se rapportait aux couches moyennes de la société, en particulier à l’intelligentsia.

[56] Edifice au sein duquel se tenaient des réunions populaires et des événements culturels.

[57] I. Gordienko, Iz boevovo proshlovo, (Moscou: 1957), p. 98-101.

[58] Référence à l’afflux de paysans dans les usines d’armement en expansion.

[59] Tit Titytch était un riche marchand despotique dans une pièce d’Alexandre Ostrovski (1823-1886).

[60] V.I. Lenin, Polnoe sobranie sochinenii, 5th ed., (Moscow, 1962), vol. 34, 321-322. [Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir?]

[61] Sukhanov, op. cit., vol. 6, p. 192.

[62] Pervaya konferentsiya rabochikh I krasngvardveiskikh deputatov 1-go gorodksovo raiona, Petrgorad, 1918, p. 248.

[63] Novaïa zhizn’, 5 décembre 1917.

[64] Ibid., 6, 9 et 13 décembre 1917. Le roman de Veresaev mentionné à la note 37 présente des exemples de cette position ainsi que de la seconde, adoptée par la majorité de l’intelligentsia de gauche.

[65] I.V. Orlov, “Dva puti pered nimi,” Istoricheskii arkhiv, 1997, n° 4, p. 77-80.

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