Révolution russe. La classe ouvrière et l’intelligentsia (III)

Usine Poutilov (1919 ou 1920)

Par David Mandel

Les travailleurs ne franchirent pas d’un cœur léger la dernière étape de la prise du pouvoir en octobre 1917. En réalité, la plupart d’entre eux, bien que souhaitant désespérément le pouvoir des soviets, hésitèrent et temporisèrent avant «l’action» (vystuplenie). L’insurrection fut l’acte d’une minorité décisive de travailleurs, ceux qui étaient membres ou proches du parti bolchevik (seulement dans la capitale, le parti comptait dans ses rangs 30’000 travailleurs). Lorsqu’ils forcèrent la décision, l’écrasante majorité des autres travailleurs apportèrent leur soutien. Même à ce moment-là, les travailleurs étaient préoccupés par leur isolement politique. Dans les jours qui suivirent l’insurrection, un soutien large des travailleurs, y compris dans les rangs du parti bolchevik, s’exprima en faveur de la formation d’un «gouvernement socialiste homogène», c’est-à-dire une coalition de tous les partis socialistes, de gauche comme de droite.

Les négociations visant à former un tel gouvernement, entreprises sous les auspices du Comité exécutif panrusse du syndicat des cheminots [Vikzhel], alors dirigé par des mencheviks-internationalistes (mencheviks de gauche), échouèrent toutefois, car les mencheviks modérés et les SR, ainsi que ceux qui se trouvaient à leur droite, refusèrent de participer à un gouvernement responsable uniquement, ou principalement, devant les soviets. Un tel gouvernement serait composé en majorité de bolcheviks, dans la mesure où ils étaient majoritaires au récent Congrès des soviets. Derrière ce refus résidait la conviction des socialistes modérés que, sans le soutien de la bourgeoisie, la révolution serait vouée à l’échec. Lié à cet aspect s’ajoutait la crainte que le gouvernement, dirigé par les bolcheviks, dont la base était ouvrière, entreprenne des «expérimentations socialistes».

Vladimir Bazarov, arrêté en 1931 (1874-1939)

Lorsque les discussions échouèrent, précisément sur la question de la responsabilité devant les soviets, les SR de gauche décidèrent de participer au gouvernement des soviets en coalition avec les bolcheviks. Leur journal faisait remarquer que «même si nous étions parvenus à la formation d’un “gouvernement homogène”, cela aurait été, en réalité, une coalition avec la partie la plus radicale de la bourgeoisie» [38]. Mais les mencheviks-internationalistes, l’aile gauche du parti menchevik qui prit bientôt la tête du parti, refusa de suivre les SR de gauche. Dans un article portant le titre «2×2=5», l’économiste menchevik-internationaliste V. L. Bazarov exprima son irritation devant ce qu’il considérait comme une confusion des travailleurs: ils appelaient à la formation d’une coalition de tous les socialistes, mais ils voulaient une coalition qui soit responsable devant les soviets.

«[…] On adopte des résolutions qui exigent immédiatement la constitution d’un gouvernement démocratique sur la base d’un accord de tous les partis socialistes et [dans le même temps] une reconnaissance de l’actuel TsIK [CEC des soviets des députés de travailleurs et soldats, élu lors du récent Congrès des soviets, largement bolchevik] comme étant l’organe devant lequel le gouvernement doit être responsable […]. Mais, actuellement, un gouvernement purement soviétique ne peut être que bolchevique. Chaque jour qui passe rend plus clair le fait que les bolcheviks ne peuvent gouverner: les décrets se succèdent à la chaîne et ne peuvent être mis en pratique […] Ainsi, même si ce que les bolcheviks déclarent est vrai, soit que les masses ne sont pas derrière les partis socialistes, qu’ils sont purement composés d’intellectuels […] alors même, de larges concessions seraient nécessaires. Le prolétariat ne peut diriger sans l’intelligentsia […] Le TsIK doit être seulement l’une des institutions devant laquelle le gouvernement est responsable [39].»

Les mencheviks-internationalistes partageaient l’opinion des bolcheviks selon laquelle la bourgeoisie était fondamentalement contre-révolutionnaire. Toutefois, ils partageaient aussi la conviction de l’aile droite de leur propre parti qu’une Russie économiquement arriérée, très largement paysanne, ne disposait pas des conditions sociales et politiques favorables au socialisme. Par conséquent, alors que les mencheviks plus à droite, en parallèle aux SR, continuaient d’en appeler à une coalition avec les représentants de la bourgeoisie, les mencheviks-internationalistes soulignaient la nécessité d’au moins conserver le soutien des «couches moyennes» de la société, la petite-bourgeoise et surtout l’intelligentsia. Le problème, cependant, résidait dans le fait que cette dernière avait de manière écrasante pris le parti de la bourgeoisie. Il en résulta que les mencheviks de gauche furent condamnés à rester des spectateurs passifs de la révolution en cours.

En ce qui concerne les travailleurs eux-mêmes, lorsqu’il leur devint clair que la véritable question était celle d’un pouvoir des soviets ou une coalition renouvelée avec la bourgeoisie, sous une forme ou une autre, ils apportèrent leur soutien au gouvernement des soviets avant même que les SR de gauche décidèrent de s’y joindre. Lors d’une réunion, le 29 octobre, simultanément aux négociations visant à former un gouvernement de coalition de tous les partis socialistes, une assemblée générale des travailleurs des chantiers navals Admiral’teiski lancèrent un appel à tous les travailleurs demandant:

«indépendamment de votre couleur partisane, d’exercer une pression sur vos centres politiques afin d’aboutir à un accord immédiat de tous les partis, des bolcheviks jusqu’aux, y compris, socialistes-populaires ainsi qu’à la formation d’un gouvernement socialiste responsable devant le soviet des députés de travailleurs, soldats et paysans sur la base de la plate-forme suivante: proposition immédiate de paix. Transfert immédiat de la terre aux comités paysans. Contrôle ouvrier de la production. Convocation de l’Assemblée constituante à la date fixée [40]. »

C’était là un exemple de ce que Bazarov considérait comme relevant de la confusion politique des travailleurs: ils voulaient un gouvernement de coalition de tous les partis socialistes, mais ils voulaient également que ce gouvernement soit responsable devant les soviets. Une semaine plus tard, toutefois, après la rupture des négociations et alors que les bolcheviks restaient seuls au gouvernement, ces mêmes travailleurs décidèrent

«de s’exprimer en faveur d’un pouvoir des soviets plein et entier, indivis, et contre la coalition avec les conciliateurs défensistes. Nous avons beaucoup sacrifié pour la révolution et nous sommes prêts, si cela était nécessaire, à de nouveaux sacrifices, mais nous n’abandonnerons pas le pouvoir à ceux contre lesquels il a été pris lors d’une bataille sanglante [41].»

Lorsque les SR de gauche décidèrent d’entrer au gouvernement, ayant abouti à la conclusion que «même si nous étions parvenus à la formation d’un “gouvernement homogène”, cela aurait été, en réalité, une coalition avec la partie la plus radicale de la bourgeoisie» [42], les travailleurs soupirèrent collectivement de soulagement: l’unité était atteinte au moins «d’en bas», parmi les nizy [la plèbe], les SR de gauche étant principalement un parti paysan. Une assemblée de travailleurs de l’usine Poutilov déclara à cette occasion:

«Nous, travailleurs, saluons comme un seul homme l’unification que nous désirons depuis longtemps et nous adressons nos salutations chaleureuses à nos camarades qui travaillent sur la plate-forme du deuxième Congrès panrusse des masses laborieuses de la paysannerie pauvre, des travailleurs et des soldats [43].»

La révolution d’Octobre, qui avait consacré la polarisation profonde qui existait déjà dans la société russe, vit le noyau de l’intelligentsia aux côtés des classes possédantes [44], ce qui restait de l’intelligentsia de gauche étant suspendu quelque part entre les deux. Les travailleurs répondirent à cette trahison perceptible avec amertume. Ainsi qu’écrivait le SR de gauche Levin:

«Au moment où les chaînes bourgeoises de l’Etat sont brisées par le peuple, l’intelligentsia déserte le peuple. Ceux qui ont eu la bonne fortune de recevoir une éducation scientifique abandonnent le peuple, qui les ont portés sur leurs épaules épuisées et lacérées. Et, comme si cela ne suffisait pas, en s’en allant, ils se moquent de son impuissance, de son analphabétisme, de son incapacité à mener de grandes transformations sans douleur, d’aboutir à de grandes réalisations. Cette dérision est particulièrement amère pour le peuple. En son sein, croît instinctivement une haine envers les personnes instruites, envers l’intelligentsia [45].»

Le journal menchevik-internationaliste Novaïa zhizn’ publia le rapport suivant, de Moscou, en décembre 1917:

«Si les traces extérieures de l’insurrection sont peu nombreuses, la division au sein de la population est, en fait, profonde. Lorsqu’ils ont enterré les soldats bolcheviks et la garde rouge [suite à la victoire de l’insurrection, plusieurs jours d’âpres combats] on ne pouvait y trouver, à ce que l’on m’a dit, un seul intelligent ou étudiant d’université ou de lycée au sein de cette procession grandiose. Et lors des funérailles des junkers [cadets de l’école d’officiers qui ont combattu pour défendre le gouvernement provisoire], on ne rencontrait dans la foule aucun travailleur, soldat ou plébéien. La composition de la manifestation en honneur de l’Assemblée constituante était similaire – les cinq soldats derrière la bannière de l’organisation militaire des SR ne faisaient que souligner l’absence de la garnison.

L’abîme séparant les deux camps a pris de l’ampleur, à cause de la grève générale des employés municipaux: les enseignants des écoles municipales, le personnel supérieur des hôpitaux, les employés supérieurs des tramways, etc. Cette grève rend la tâche du gouvernement municipal bolchevik extrêmement ardue; pire encore, elle exacerbe la haine de la population nizy envers toute l’intelligentsia et la bourgeoisie. J’ai assisté à la scène suivante: un traminot forçant un lycéen hors de son tram: «ils vous enseignent bien, mais ils semblent qu’ils ne veulent pas enseigner à nos enfants !»

La grève des écoles et des hôpitaux est vue par les nizy de la ville comme une lutte de la bourgeoisie et de l’intelligentsia contre les masses populaires [46].

(A suivre, dernière partie le 9 aôut. Les deux premières ont été publiées sur ce site les 6 et 7 août 2011. Cette contribution de David Mandel est une version revue et augmentée en 2017 pour une publication brésilienne; la traduction a été assurée par Sébastien Abbet)

A paraître en septembre 2017

Notes

38] Znamia truda, 8 novembre 1917.

[39] Novaïa zhizn’, 4 novembre 1917.

[40] Tsentral’nyi gosudarstvennyi arkhiv Sankt-Peterburga, opis’ 9, fond 2, delo 11, list 45.

[41] Ibid.

[42] Znamia truda, 8 novembre 1917.

[43] Ibid.

[44] La définition que donne Pitirim Sorokin, en novembre 1917, des «forces créatives» de la société – qu’il oppose à la «pseudo-démocratie» – est frappant: «maintenant, doivent arriver sur la scène, d’un côté, l’intelligentsia, le porteur de l’intelligence et de la conscience, et, de l’autre, l’authentique [!] démocratie, le mouvement des coopératives, les doumas et zemstvos de Russie et le village conscient [!]. Leur temps est arrivé» (Volia naroda, 6 novembre 1917). L’absence des soldats et des travailleurs est manifeste. De même que, bien entendu, les villages «inconscients», les paysans qui soutenaient les SR de gauche et les bolcheviks. Toutes les organisations mentionnées étaient encore dominées par des socialistes modérés et des Kadets et ne disposaient pas de soutien politique massif.

[45] Znamia truda, 17 décembre 1917.  

[46] Novaïa zhizn’, 12 décembre 1917.

 

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