Révolution russe juin-juillet 1917: «La principale crainte des bolcheviks est de voir surgir une contre-révolution menée pour l’essentiel par les officiers»

Kornilov entouré d’officiers

Par Marc Ferro

Le quotidien Le Monde publie une série d’articles de l’historien Marc Ferro. Son itinéraire de chercheur sur les «révolutions russes» se retrouve dans son dernier ouvrage intitulé Les Russes. L’esprit d’un peuple (Ed. Tallandier, 2017). Il rappelle, en exergue, la formule de Nikita Khrouchtchev (1956): «Les historiens sont des gens dangereux, il faut les mettre sous surveillance.» Ses premiers pas – il est pris pour un «martien», en URSS, cet historien français qui veut étudier les Révolution russes – dans le dédale des archives et des historiens officiels confirment, mais avec la saveur de l’anecdote illustrative, ce que tout «anti-stalinien» d’un âge certain savait, en ayant lu non seulement Trotsky, mais aussi Souvarine ou Ciliga. Pour valider l’exergue, Marc Ferro écrit: «Finalement, les historiens représentaient la seule instance susceptible de mettre en cause la prétention du Parti à incarner l’histoire.»

Quiconque a découvert, à l’époque, les deux volumes publiés par Aubier en 1967, intitulés respectivement La chute du tsarisme et les origines d’Octobre (607 p.) et Octobre: naissance d’une société (517 p.) – ou encore la «brève synthèse» La Révolution russe de 1917, publiée la même année, dans la collection «Questions d’histoire» chez Flammarion ainsi que L’Occident devant la révolution (Edition Complexe, 1980) – ne peut qu’être intéressé, une fois de plus, par l’exposé d’ampleur que Marc Ferro a initié dans sa série de six articles publiés dans Le Monde.

Nous reproduisons ici le quatrième de ses «essais» parus dans le quotidien daté du 21 juillet 2017. Cette publication-reproduction faite par le site A l’Encontre prend place dans un ensemble d’articles (pour l’essentiel traduits de russophones anglo-saxons) qui présentent divers points de vue sur les révolutions de février et d’octobre. Cela dans la perspective, d’une part, d’initier un débat sur la «dégénérescence» de la révolution d’octobre, et d’inscrire aussi ce processus dans le contexte des révolutions autrichienne et allemande (dès mars 1917 des grèves éclatent en Allemagne) qui s’inscrivent dans le sillon d’octobre 1917. Nous nous y attachons, sans avoir la plus petite «nostalgie de gauche» nourrie par ceux qui au nom «d’une histoire des idées» – en fait une ego-histoire des idées camouflée sous des références et citations – évitent toute une analyse historique précise et ne prennent pas en compte l’intrication entre les possibles et les choix tactiques et stratégiques des forces sociales et politiques organisées et des fractions des dominants. Ces possibles sont, évidemment, contraints par des rapports de forces d’ampleur, parfois perçus ou pressentis par les acteurs politiques eux-mêmes. Ils ne pouvaient y échapper et mettaient, à juste titre – à l’opposé d’un objectivisme paralysant qui fait le beurre d’historiens attribuant une sorte de logique intrinsèque à l’idéel –, l’accent sur l’«hypothèse la plus favorable». Cela afin de dessiner une trajectoire à une praxis militante qui n’exclut pas, mais au contraire nécessite, un effort, sans cesse renouvelé, d’appréhension des tendances lourdes et de leur concrétisation dans les moments particuliers, spécifiques, des affrontements de classe qui se précipitent et dont le champ géographique implique une pluralité de traditions organisationnelles, politiques et culturelles.

Les lectrices et lecteurs du site A l’Encontre – toujours plus nombreux: plus de 10’000 visiteurs quotidiens – se rapporteront à divers articles précédents analysant la période antérieure à juin-juillet 1917, phase sur laquelle se concentre Marc Ferro. (Réd. A l’Encontre)

*****

Juin 1917. La révolution russe est en suspens. Elle a chassé le tsar, fait tomber un gouvernement, en a choisi un autre. Mais la coalition au pouvoir est hésitante: d’un côté un gouvernement «conciliateur» issu de la Douma (le parlement) qui cherche le compromis; de l’autre les soviets, qui, sur le terrain, veulent aller plus loin. Mais pour l’instant les éléments extrêmes sont absents – les démocrates pour la droite, et surtout les anarchistes, bolcheviks et internationalistes pour la gauche.

Ce gouvernement provisoire ne réussit ni à négocier l’avenir de la paix, ni à faire les réformes attendues par le peuple. La violence monte: dans les campagnes les saisies de propriétés se multiplient, tandis que dans les villes, des séquestrations d’administrateurs ou de patrons sont le fait de comités d’usine prenant en main la gestion de leur entreprise. A Kronstadt, éclate une sorte d’insurrection dont on peut craindre l’extension, tandis que, dans tout le pays, la désobéissance civile enfle. Sans parler d’une montée contre-révolutionnaire émanant de l’armée, et quelque peu soutenue par l’église orthodoxe.

«Enfantillage»

C’est dans ce climat délétère qu’est organisé le premier congrès panrusse des soviets, le 3 juin, à Petrograd, qui réunit des délégués de toute la Russie. Ces délégués ont été élus par 20 millions de personnes – dont plus de 5 millions d’ouvriers, 8 millions de soldats et 4 millions de paysans. C’est ainsi que 600 soviets sont représentés en juin à Petrograd; il y en aura 1500 au IIe congrès en octobre. Les députés socialistes mencheviks sont 248, les bolcheviks 105, les autres socialistes 160. Les conciliateurs arrivent donc largement en tête, mais c’est trompeur. Ils voient bien que, sur le terrain, le pays les suit de moins en moins, alors que le péril principal vient de la droite – l’état-major, l’église orthodoxe, la haute bourgeoisie.

Mais, c’est la gauche qui attaque, Lénine le premier, au nom des bolcheviks. Alors que le menchevik Tsereteli déclare que «la situation est tellement grave qu’aucun parti n’exprime explicitement le désir de prendre seul le pouvoir», Lénine répond: «Un tel parti existe, le nôtre est prêt à prendre tout le pouvoir entre ses mains.» Des rires couvrent les applaudissements. Quelle conception Lénine a-t-il de la démocratie, socialiste ou non, pour prétendre au pouvoir avec 105 députés sur plus de 800? Lénine provoque une nouvelle vague de rires en déclarant que «son parti arrêterait cinquante ou cent des plus gros millionnaires».

Alexandre Kerenski, chef de file des socialistes-populistes (modérés), alors ministre de la guerre, stigmatise Lénine et son programme, qui lui rappelle la révolution russe de 1905 ou même les premiers massacres en France en 1792 et la terreur qui suivit. «Ces propos sont un enfantillage quand on sait que le capitalisme est international et qu’arrêter quelques-uns de ses membres ne changera rien.» En outre, «nous voulons garder intactes les conquêtes de la révolution pour que Lénine puisse encore parler ici sans avoir à craindre de fuir à nouveau à l’étranger».

Tandis que se poursuivent les débats, une surprise attend les députés. La Pravda, organe des bolcheviks, annonce une grande manifestation contre la politique gouvernementale. Annoncée pour le 10 juin, elle aura lieu le 18. Le but affiché est de démontrer que les conciliateurs ne tiennent plus la rue. Mais en fait, la principale crainte des bolcheviks est de voir surgir une contre-révolution menée par l’armée, essentiellement les officiers. Ces derniers se sont constitués en associations pour le retour à l’ancien ordre. Ils se disent républicains, tant le tsarisme est discrédité, mais ce qu’ils désirent, en réalité, c’est l’instauration d’un régime autoritaire placé sous leur contrôle. Le général Kornilov et l’amiral Koltchak sont pressentis pour tenir le rôle de chefs.

Désertions

Dans une motion de début juin, les cadres de l’armée disent combien ils ne tolèrent plus la décomposition de leur corps qui tient, selon eux, «à la disparition complète de l’esprit militaire, à la chute de la discipline, à l’annulation de l’autorité du chef, à la méfiance envers les officiers qui ne défendaient pas la formule “la paix coûte que coûte”». On doit aussi à l’armée quelques libelles mettant en cause les juifs. Mais surtout, sont jugées inadmissibles les mesures instaurées par la révolution en marche: l’élection des officiers et l’intervention des comités militaires.

Et puis il y a les fraternisations avec l’ennemi allemand à la veille d’une grande offensive promise aux alliés. «Nous vous envoyons des saucisses de pain blanc, du cognac, envoyez des cigarettes.» Tels ont été les premiers balbutiements d’une fraternisation entre Russes et Allemands. Sans idée derrière la tête – une simple pause dans la guerre, reprise aussitôt. Ces moments de répit sont nés spontanément à l’initiative de comités de soldats qui entendent créer un climat de confraternité, en espérant qu’il s’amplifie, afin de conduire à la fin des opérations. Aucune violence n’a lieu au front en mai 1917, sauf lorsque des officiers interdisent ces fraternisations ou tirent sur des hommes qui se congratulent. Les bolcheviks soutiennent ces rapprochements avec l’ennemi, qui cessent dès que le soviet de Petrograd les interdit pour ne pas nuire aux négociations de paix en cours – lesquelles seront sans suite.

Lorsque Kerenski choisit de devenir ministre de la guerre plutôt que premier ministre dans le gouvernement provisoire formé en avril, il croit qu’il sera plus utile au front qu’à l’arrière. Il sait que l’indiscipline y gagne du terrain, que les désertions augmentent et que la préparation d’une offensive est nécessaire. En juin, à Petrograd, au Congrès des délégués du front, il s’adresse, avant son départ au champ de bataille, aux troupes en présence, composées à la fois des officiers et de bolcheviks membres des comités de soldats. A ces derniers, qui, trois mois plus tôt se sont mutinés sur le front du sud-ouest, il fait ce reproche: «Vous saviez tirer sur vos frères quand l’autocratie vous en donnait l’ordre, mais vous refusez de tirer quand c’est l’ennemi allemand qui envahit notre terre natale…»

Ailleurs, entendant ce même discours, le bolchevik Krylenko se met à sangloter, et dit: «Je m’étais prononcé contre l’offensive, mais si le camarade Kerenski m’en donne l’ordre, je partirai le premier au combat.» Belle éloquence, mais la suite sera tout autre: l’offensive en Galicie, le 18 juin, échoue et provoque les soulèvements de juillet. Le 2 juillet, les faubourgs de Petrograd et de Kronstadt commencent à s’agiter. Et puis, pour ne pas arranger les choses, l’Ukraine a profité de la révolution pour se proclamer république autonome. Ce qui insupporte les ministres constitutionnels-démocrates russes, qui démissionnent pour protester contre l’accord passé par le gouvernement avec la Rada, la douma de Kiev.

Pendant ce temps, les manifestations de rue se multiplient, qui s’apparentent à une tentative d’insurrection. Elles sont animées par des anarchistes, tel Max Bleichman, qui trouvent face à eux des troupes fidèles au soviet et au gouvernement. Sur cette question, la direction du parti bolchevique est divisée. Une bonne partie y est hostile, tels Kamenev, Zinoviev et Lénine. D’abord surpris que leurs mots d’ordre «La paix, le pain, la terre» ou «Tout le pouvoir aux soviets» incitent le peuple à battre le pavé, ils estiment surtout qu’elles surviennent trop tôt. Déjà, les bolcheviks jugeaient prématurées les mutineries de soldats et celles des marins de Kronstadt.

Répression

C’est pourquoi la direction bolchevique refuse de saluer les cortèges qui défilent sous ses fenêtres. Ce qui provoque des réactions variables – en juin, le parti est jugé «trop à gauche», en juillet, il est «trop à droite». Souvent, les rassemblements dégénèrent. Les scènes de violence se multiplient entre le 3 et le 7 juillet. Le 3 juillet, les troupes loyalistes font 40 morts et plus de 80 blessés sur la perspective Nevski. Un autre jour, des manifestants commencent à lyncher Tchernov, le ministre de l’agriculture à qui on reproche de ne pas avoir pris le pouvoir; Trotski réussit à s’interposer, lui sauvant la vie.

L’échec de la tentative d’insurrection donne au gouvernement l’opportunité de lancer la chasse aux bolcheviks. Pour rallier les indécis, le ministre de la justice Perevercev rend publics des documents montrant que Lénine est un agent allemand, ajoutant que son retour au pays depuis la Suisse, dans un train «plombé», n’a pu se faire qu’avec l’aide de l’ennemi.

Une trentaine d’autres Russes se trouvaient avec Lénine dans ce train qui bénéficiait de l’exterritorialité. Il est vrai que le retour de ces militants bolcheviques ne pouvait qu’ajouter au désordre en Russie, et donc bénéficier à l’Allemagne. Toujours est-il que l’accusation d’intelligence avec l’ennemi provoque un vaste mouvement d’opprobre contre les bolcheviks: au lendemain des journées de juillet, les arrestations se multiplient, notamment celles de Zinoviev, Kamenev et Lénine. Ce dernier, paniqué, arrive néanmoins à s’enfuir en se maquillant, puis à se cacher en Finlande.

La répression est impitoyable. «J’avais été enfin libre de jouer le sauveur des soviets», commentera plus tard le général Polovcev. Le prince Gueorgui Lvov, lui, quitte la direction du gouvernement provisoire. Alexandre Kerenski le remplace, dont le prestige n’est pas entaché par des événements. Il n’a pas versé dans l’antibolchévisme sommaire des dirigeants mencheviks. Le grand vainqueur de cet épisode désordonné et sanglant, c’est bien lui, Kerenski, qui devient en juillet premier ministre du gouvernement provisoire. (Le titre de l’article est de la rédaction de A l’Encontre)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*