Histoire. «Un événement est retenu dans la mémoire collective quand il fait sens et contribue à la construction identitaire d’un groupe»

Entretien avec Denis Peschanski et Francis Eustache conduit par Florence Rosier

A la lumière des attentats récents, Denis Peschanski, historien, et Francis Eustache, neuropsychologue, décortiquent la mécanique des liens entre mémoire personnelle et mémoire collective. Tout acte de mémoire résulte de notre histoire personnelle et de nos interactions avec autrui. Longtemps restés méconnus, ces liens entre mémoires personnelles et mémoire collective nous sont expliqués par Denis Peschanski, historien, directeur de recherche au CNRS (université Paris-I), et Francis Eustache, neuropsychologue, directeur d’une unité Inserm (université de Caen-Normandie) et de l’Ecole pratique des hautes études (EPHE). Tous deux cosignent un ouvrage collectif, Ma mémoire et les autres (Le Pommier, 176 pages, 17 euros), qui paraît le 11 septembre.

Qu’est-ce qu’une mémoire collective? Et quels sont ses liens avec nos mémoires individuelles?

Denis Peschanski: La mémoire collective est une représentation sélective du passé qui participe à la construction et au maintien de l’identité d’un groupe. Ce peut être la société française dans son ensemble, ou une catégorie particulière de personnes. Par exemple les policiers, si l’on s’intéresse aux attentats qui ont frappé la France.

Francis Eustache: Notre mémoire autobiographique nous permet de construire un sentiment d’identité personnelle. Elle est très influencée par la mémoire collective qui se construit autour de nous. Elle ne peut exister qu’enracinée dans un contexte social, estimait déjà le sociologue français Maurice Halbwachs en 1925. Pour autant, ces interactions entre mémoire collective et mémoires individuelles n’ont été pleinement reconnues qu’à la fin des années 1990, avec l’irruption de la cognition sociale dans le champ de la psychologie et des neurosciences.

Comment la mémoire collective ou le préjugé sociétal influencent-ils nos mémoires individuelles?

Fr. E.: Il y a des effets de stéréotypes sur la mémoire. Observons, par exemple, cette femme de 70 ans qui vient consulter son médecin traitant pour un trouble de la mémoire. Celui-ci l’adresse à une «mémoire» spécialisée. Dans la salle d’attente, cette dame lit une affiche sur la maladie d’Alzheimer. Une situation qu’elle pourra juger stigmatisante. Cette expérience entraînera un biais diagnostique: la patiente répondra moins bien aux tests d’évaluation de sa mémoire. Elle pourra passer d’un statut de simple plainte mnésique à un statut de maladie d’Alzheimer débutante. Autre exemple: après l’annonce d’une maladie grave comme un cancer du sein, les troubles de la mémoire sont fréquents. Ils peuvent se comprendre comme résultant d’un changement de statut social: de personne insérée dans la société, on devient une personne malade avec de nouvelles contraintes et préoccupations.

Vous copilotez tous deux le programme de recherche 13-Novembre sur la mémoire des attentats récents. Quels en sont les enjeux?

Fr. E.: Il s’agit d’étudier comment se construisent et évoluent les mémoires individuelles et collectives de cette série d’attentats. A l’été 2016, nous avons recueilli les témoignages de 1000 personnes volontaires: elles racontaient ces événements, leur vécu personnel (leur mémoire émotionnelle) et leur mémoire d’événements comparables. Ces personnes appartiennent à quatre cercles: sujets directement exposés (survivants et témoins, familles endeuillées, soignants, policiers…); habitants des quartiers où se sont déroulés les attentats mais non touchés; de la métropole parisienne; ou des villes de Caen, Metz et Montpellier. Environ 1500 heures d’entretiens vidéo ont été recueillies: elles ont le statut d’archives nationales des attentats du 13 novembre 2015. En sus, une étude épidémiologique sur 1500 personnes permettra d’évaluer, via Internet, l’impact psycho-traumatique. Nos questionnaires ont été conçus par des sociologues, historiens, neuroscientifiques et psychopathologues. Ces personnes seront suivies dix ans. En complément, nous évaluerons l’évolution de l’opinion publique française, avec l’aide du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc). Et nous analyserons le contenu des journaux télévisés et radiophoniques et des réseaux sociaux traitant du sujet.

Quid du stress post-traumatique?

Fr. E.: Notre programme 13-Novembre comporte une étude de cohorte dédiée à ce syndrome,«Remember», promue par l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale). Au cœur de ce trouble, il y a une distorsion de la mémoire. Elle associe une hypermnésie des aspects sensoriels et émotionnels de l’événement traumatique et une amnésie de ses aspects contextuels. Les sujets atteints sont envahis par des idées intrusives récurrentes, hors du contexte de l’attentat. Leur itinéraire de vie est marqué par une profonde rupture.

L’étude «Remember» inclut 200 volontaires, 130 personnes directement exposées et 70 non exposés. Certains sujets exposés ont développé un trouble de stress post-traumatique; d’autres montrent, au contraire, une forme de résilience. Pourquoi? Leur comparaison, par des analyses de neuropsychologie, de psychopathologie et de neuro-imagerie, permettra de mieux cerner les facteurs de pronostic.

Quel peut être l’effet de nouveaux événements traumatiques sur le psychisme des victimes d’attentats antérieurs?

Fr.E.: Parallèlement au programme 13-Novembre, nous mettons en place, à Nice, une vaste étude de suivi des enfants victimes de l’attentat de la promenade des Anglais; cette étude est menée sous la responsabilité d’équipes niçoises. Après les attentats d’Espagne – Barcelone et Cambrils, en Catalogne, survenus les 17 et 18 août –, les pédopsychiatres ont dû faire face à une recrudescence de consultations de personnes qui avaient déjà consulté, mais aussi de personnes nouvelles. Le trouble de stress post-traumatique peut, en effet, se révéler avec un «effet retard». Une personne peut ne pas développer une telle pathologie après avoir vécu un événement traumatique, mais la déclarer lorsque des événements similaires surviennent ultérieurement, même à distance géographique. Cette caractéristique souligne l’impact profond, sur le psychisme, d’événements violents répétés, tels que nous les vivons depuis plusieurs années. Le choc est d’autant plus fort quand le modus operandi est comparable.

Comment intervient l’oubli – individuel ou collectif – d’un événement historique?

D. P.: Nous ne pouvons nous souvenir de tout! C’est pourquoi notre mémoire trie. Pour qu’un événement soit retenu dans la mémoire collective, il faut qu’il ait un sens, qu’il contribue à la construction identitaire d’un groupe. Certains événements seront ainsi rehaussés, tandis que d’autres passeront à l’arrière-plan, mais ils pourront resurgir à la faveur d’un nouvel événement.

Prenons l’exemple des attentats du 11 septembre 2001. Si vous demandez à des Français ce qui s’est passé ce jour-là, ils répondront: «Les Tours du World Trade Center, à New York». Si vous insistez, une moitié d’entre eux finira par citer l’attentat du Pentagone, et bien peu le crash du quatrième avion en Pennsylvanie. Mais si vous interrogez des Américains, tous parleront des trois tragédies. Tous citeront le crash de Pennsylvanie: pour eux, c’est le symbole de la résistance. «On s’est levés, on a dit non au terrorisme, on a préféré, nous Américains, nous sacrifier plutôt que de laisser des terroristes s’attaquer à la Maison Blanche.»

Comment des événements majeurs peuvent-ils être occultés?

Mai-juin 1940: des millions de personnes jetées sur la route suit à l’avancée allemande

D. P.: Prenons deux exemples qui concernent la seconde guerre mondiale. Il s’agit de l’exode de mai-juin 1940 et des bombardements alliés de 1944 sur la Normandie. Aucun de ces événements, pourtant majeurs, n’a été inscrit dans la mémoire collective: ils ne faisaient pas sens, ils n’avaient pas d’utilité sociale. Que faire, dans le premier cas, de la peur qui a jeté sur les routes près de 8 millions de Français, fuyant l’avancée fulgurante des Allemands – et de la honte et des vols associés? Dans le second cas, quel sens donner aux bombes lâchées par ceux-là même qui venaient vous libérer, au prix il est vrai de destructions massives et de milliers de victimes? A ce jour, ces deux tragédies n’ont pas reçu d’explications, sans pour autant être complètement oubliées. Elles ne sont pas inscrites dans la mémoire collective car les conditions de la mise en récit mémoriel ne sont pas réunies.

Quels sont les autres aspects qui influencent la construction d’une mémoire collective?

Fr. E.: Un événement historique s’inscrit dans le «grand récit» qu’en fait la société, à travers des politiques de valorisation des mémoires, les commémorations, l’éducation délivrée aux enfants… Un nouvel événement pourra aussi reconsolider le souvenir d’un événement ancien.

D. P.: Les médias jouent un rôle important. Après l’attentat de Manchester, en mai 2017, une radio a interviewé Georges Salines, le président de l’association 13-Novembre: fraternité et vérité. Il a été présenté comme le «président de l’association des victimes du Bataclan». Un signe, déjà, de la place prééminente que prendra probablement ce lieu dans la mémoire collective des attentats qui ont frappé la France. Déjà, le nom des différentes «terrasses» touchées (La Belle Equipe, Le Carillon…) tend à s’effacer; et Saint-Denis est rarement évoqué… (Publié dans le quotidien Le Monde, le 13 septembre 2017)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*