Comment l’austérité tue

9781469054810_p0_v1_s260x420David Stuckler et Sanjay Basu

Cet article, écrit par deux spécialistes de la santé publique, souligne des effets des plans d’austérité et du chômage de longue durée sur les êtres humains. Nous avons souvent mis en relief ce thème dans des articles du site alencontre.org. Un facteur est peu présent dans l’analyse des deux auteurs: celui des conditions de travail et de leurs mutations dans les entreprises, les firmes agricoles, l’agro-agrimentaire, les grands magasins, le cracking du gaz naturel, etc.

Néanmoins, l’ouvrage écrit David Stuckler et Sanjay Basu (The Body Economic: Why Austerity Kills, Basic Books, mai 2013) est d’une grande utilité. Cela se constate à la simple lecture de cet article qui en résume quelques données. Les propositions qu’avancent les auteurs devraient être sujettes à débat – et le sont déjà aux Etats-Unis.

Il faut avoir à l’esprit que le plan de relance de février 2009 à février 2012 aux Etats-Unis ne représentait que 2% des 787 milliards de dollars de biens et de services qu’aurait dû produire l’économie américaine si elle n’avait été plongée dans la récession. Ce qui indique non pas une relance, mais un simple choix de freiner une récession. Dans ce contexte, l’important était aussi de réduire les charges fiscales à hauteur de 40% de ladite relance. Cette réduction est donc comptée dans les 787 milliards. Le mythe ayant trait à la politique de relance d’Obama s’écroule assez vite et l’injection monétaire a pour fonction de «soutenir le système bancaire»

A cela s’ajoute un taux de chômage élevé dans de nombreux Etats des Etats-Unis. Ainsi 34 Etats, selon une étude de David Cooper, en date du 19 juillet 2013, ont un taux d’emploi qui reste inférieur à celui qui existait avant la récession de 2007. Même les Etats qui ont retrouvé un taux d’emploi identique à celui régnant avant la récession manifestent une croissance de l’emploi inférieure à celle qui serait nécessaire pour répondre au nombre de personnes entrant sur ledit marché du travail. Trois Etats – le Nevada, l’Illinois et le Mississippi – ont des taux officiels de chômage dépassant 9% (sans compter ceux qui, découragés, ne recherchent plus un emploi). Dix-sept Etats ont un taux supérieur à la moyenne nationale de 7,6%. Seuls sept Etats ont un taux inférieur à celui de la période prérécession, c’est-à-dire 5% de la population active.

OneWayPendant ce temps, les profits des grandes firmes ont explosé, la Bourse a suivi et l’illusion d’une relance de l’économie américaine est véhiculée par les médias qui confondent, avec cynisme, les tendances de fond d’une société avec les soubresauts de la Bourse.

snapshot-UM-22-07-2013Des secteurs «ethniques» de la population sont particulièrement frappés, selon l’étude d’Algernon Austin (EPI, 22 juillet 2013). Il s’agit en priorité de la population afro-américaine: 40% des jeunes Noirs vivent dans des ghettos de pauvreté extrême et ont des problèmes d’accès à un logement décent. Le taux de 35% concerne les Hispano-Américains. Par comparaison, les Blancs ont un taux de pauvreté qui se situe à hauteur de 12%. Ces chiffres concernent la moyenne entre 2006 et 2010 ayant trait à la pauvreté des enfants vivant de manière concentrée dans ces ghettos paupérisés, avec tous les effets qui en découlent, que cela soit en termes de santé ou de criminalité de survie. (Rédaction A l’encontre)

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 Au début du mois dernier [avril], il a été fait état d’un triple suicide dans la localité côtière italienne de Civitanova Marche. Anna Maria Sopranzi, âgée de 68 ans, et son époux Romeo Dionisi, 62 ans, ont tenté de survivre sur sa pension de retraite mensuelle, s’élevant à environ 500 euros [620 CHF]. Ils ne parvenaient plus à payer leur loyer.

Parce que le budget d’austérité [social compact, selon la formule italienne!] du gouvernement italien a augmenté l’âge de la retraite, Monsieur Dionisi, un ancien travailleur de la construction, est devenu l’un des esodati (soit une personne contrainte à l’exode social dans son propre pays) d’Italie: des travailleurs âgés plongés dans la pauvreté, sans filet social de sécurité [terme propre à la Banque mondiale]. Le 5 avril dernier, lui et sa femme ont laissé une note demandant pardon sur le pare-brise de la voiture de l’un de leurs voisins, puis se sont pendus dans un petit réduit dans leur domicile. Le frère de Madame Sopranzi, Giuseppe Sopranzi, âgé de 73 ans, s’est noyé dans l’Adriatique dès qu’il a connu la nouvelle.

La corrélation entre chômage et suicide a été observée depuis le XIXe siècle. Les personnes à la recherche d’un emploi après une longue période d’insuccès ont une probabilité près de deux fois plus élevée de mettre fin à leurs jours que ceux qui en ont un.

Le taux de suicide aux Etats-Unis, qui a lentement augmenté à partir de 2000, a explosé au cours et après la récession de 2007-9. Nous estimons, dans notre nouvel ouvrage [The Body Economic: Why Austerity Kills, Basic Books, mai 2013], qu’un «surplus» de 4’750 suicides – c’est-à-dire un nombre de décès supérieur à ce que prédisaient des tendances préexistantes – ont été commis entre 2007 et 2010. Les taux de tels suicides étaient significativement supérieurs dans les Etats [composante de la structure fédérale des Etats-Unis] qui ont connu les plus grandes suppressions d’emplois. En 2009, le nombre de décès par suicide a excédé le nombre de décès dans un accident de la circulation.

Si les suicides n’étaient qu’une inévitable conséquence des ralentissements économiques, cela ne serait alors qu’une autre histoire concernant les victimes humaines de la Grande Récession [nom donné à la présente récession par analogie à celle des années 1930]. Ce n’est toutefois pas le cas. Les pays qui ont taillé dans les budgets de protection sociale et de santé – tels que la Grèce, l’Italie et l’Espagne – ont des indicateurs de santé nettement pires que des nations telles que l’Allemagne, l’Islande et la Suède qui ont maintenu leurs filets sociaux de sécurité et choisi des mesures d’encouragements économiques plutôt que l’austérité. (L’Allemagne prêche les vertus de l’austérité pour les autres [du moins partiellement car le programme Hartz IV est fort brutal].)

En tant que chercheurs dans les domaines de la santé publique et de l’économie politique, nous avons été atterrés par la manière dont les politiciens débattaient sans fin au sujet des dettes et des déficits budgétaires avec fort peu de considération pour les coûts humains de leurs décisions. Nous avons extrait un ensemble immense de données autour de la planète, au cours de la dernière décennie, afin de comprendre comment les chocs économiques – de la Grand Dépression à la fin de l’Union soviétique en passant par la crise financière asiatique jusqu’à la Grande Récession [qui a débuté en 2007] – ont un effet sur notre santé. Ce que nous avons découvert est que les gens ne deviennent pas inévitablement malades ou meurent parce que l’économie chancelle. Il s’est par contre avéré que les politiques budgétaires pouvaient être une question de vie ou de mort.

La Grèce se situe à un extrême. Ce pays est au cœur d’un désastre de santé publique. Depuis 2008 le budget national de la santé a été diminué de 40%, en partie pour répondre aux objectifs de réduction des déficits budgétaires exigés par la Troïka (le Fonds monétaire international, la Commission européenne et la Banque centrale européenne) comme partie d’un paquet de mesures d’austérité pour l’année 2010 [et suivantes]. Quelque 35’000 médecins, infirmières et d’autres travailleurs dans le secteur des soins ont perdu leurs emplois. Les admissions en hôpital sont montées en flèche une fois que les habitant·e·s de Grèce évitèrent de suivre des traitements de routine ou préventifs en raison des longs temps d’attente ainsi que, dans un premier temps, de l’augmentation du prix des médicaments [actuellement, un nombre de médicaments importants de dernière génération est vendu à bas prix avec des effets négatifs – par exemple résistance aux derniers antibiotiques, ce qui pose déjà des problèmes de multiplication de maladies nosocomiales, soit au sein des hôpitaux – cela dans le but de bloquer une pénétration dans le marché européen de génériques indiens qui trouveraient la porte ouverte en Grèce]. La mortalité infantile a crû de 40%. Le nombre de nouvelles infections du virus VIH a plus que doublé en raison d’une augmentation de l’utilisation de drogues par intraveineuses après que les programmes en faveur de centres d’échanges de seringues aient été coupés. Il a été fait état de cas de malarias, pour la première fois depuis le début des années 1970, après que les programmes de lutte contre les moustiques aient été taillés dans le sud de la Grèce.

Par opposition, l’Islande a évité un désastre de santé publique bien qu’il soit passé, en 2008, par la plus grande crise bancaire de l’histoire, en proportion de la taille de l’économie de l’île. Après que les trois principales banques commerciales firent faillites, le total de la dette explosa, le taux de chômage fut multiplié par neuf et la valeur de la monnaie, la couronne islandaise, s’effondra. L’Islande est devenue le premier pays européen, depuis 1976, à demander un renflouement de la part du FMI. A la place de renflouer les banques et de tailler dans les budgets, ainsi que le revendiquait le FMI, les politiciens islandais prirent une décision radicale: ils soumirent l’austérité au vote. Lors de deux référendums, qui se sont déroulés en 2010 et 2011, les Islandais·e·s votèrent, à une grande majorité, en faveur d’un remboursement progressif des créanciers étrangers plutôt que d’un seul coup au moyen de mesures d’austérité. L’économie islandaise a en partie «récupéré», alors que celle de la Grèce vacille au bord de l’effondrement. Personne n’a été privé de couverture de soins ou d’accès aux médicaments même si le prix des médicaments importés a augmenté. Aucune augmentation significative du nombre de suicides n’a été enregistrée. Le premier Rapport mondial sur le bonheur de l’ONU, réalisé en 2012, classe l’Islande dans les pays de tête en tant que «nations les plus heureuses».

Les sceptiques souligneront les différences structurelles entre la Grèce et l’Islande. Le fait que la Grèce soit membre de la zone euro a rendu toute dévaluation de la monnaie impossible, alors qu’elle disposait de moins de marge de manœuvre politique pour rejeter les appels en faveur de l’austérité du FMI. Le contraste entre les deux pays appuie toutefois notre thèse selon laquelle une crise économique ne signifie pas nécessairement une crise de santé publique [, du moins d’une ampleur aussi corrélée].

Quelque part entre ces deux extrêmes se trouvent les Etats-Unis. Le paquet de relance de 2009 consolida initialement le filet de sécurité. Des signes alarmants existaient toutefois – outre le taux de suicide – pointant sur une détérioration des indicateurs de santé. Les prescriptions pour antidépresseur explosèrent. 750’000 personnes (en particulier des jeunes hommes jetés hors du travail) sont devenus des consommateurs compulsifs d’alcool. Plus de 5 millions d’américain·e·s perdirent l’accès à leur couverture de santé parce qu’ils furent licenciés (et ne pouvaient soit pas se permettre de prolonger leur assurance en vertu de la loi Cobra, soit épuisèrent la possibilité d’y avoir droit [, car cette assurance est liée à un emploi dans une entreprise donnée]). Les visites en médecine préventives chutèrent alors que les gens différaient les soins médicaux et finissaient dans les salles d’urgence. (La loi sur les soins du président Obama a étendu la couverture, mais seulement de manière graduelle [et avec des coûts individuels élevés].)

D’ici la fin de l’année, le «séquestre» de 85 milliards de dollars [82 milliards de CHF], qui a débuté le 1er mars, coupera dans les allocations alimentaires d’environ 600’000 femmes enceintes, nouveaux-nés et enfants en bas âge. Alors même qu’1,4 million de maisons ont été saisies, les budgets de logement public seront coupés de près de 2 milliards de dollars [1,93 milliards de CHF] cette année. Même le budget des Centres de prévention et de contrôle des maladies, la principale défense contre des épidémies telles que l’éruption de méningite fongique de l’année dernière, est coupé d’au moins 18 millions de dollars [17,32 millions de CHF]

Afin de soumettre à l’épreuve notre hypothèse selon laquelle l’austérité est mortelle, nous avons analysé des données provenant d’autres régions ainsi que d’autres époques. Après la dissolution, en 1991, de l’Union soviétique, l’économie de la Russie s’est effondrée. La pauvreté a explosé et l’espérance de vie chuté, en particulier parmi les jeunes hommes en âge de travailler. Cela ne s’est toutefois pas produit partout dans l’ancienne sphère soviétique. La Russie, le Kazakhstan et les Etats baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie) – qui adoptèrent les programmes de «thérapie de choc» préconisés par des économistes comme Jeffrey D. Sachs et Lawrence H. Summers – ont connu les augmentations les plus graves dans les taux de suicides, les attaques cardiaques et les décès en lien avec la consommation d’alcool.

Des pays comme la Biélorussie, la Pologne et la Slovénie prirent une approche différente, graduelle, soutenue par des économistes comme Joseph E. Stiglitz ainsi que l’ancien dirigeant soviétique Mikhaïl S. Gorbatchev. Ces pays privatisèrent par étapes leurs économies contrôlées par l’Etat et eurent des indicateurs de santé bien meilleurs que ceux des pays voisins qui optèrent pour des privatisations et des licenciements massifs, à l’origine de sévères perturbations sociales et économiques.

A l’instar de la chute de l’Union soviétique, la crise financière asiatique de 1997 offre plusieurs cas d’étude – une expérience naturelle, en fait – qui méritent d’être examinés. La Thaïlande et l’Indonésie, qui se soumirent aux plans d’austérité brutaux imposés par le FMI, firent l’expérience de sous-alimentation massive et de croissances aigües du nombre de décès liés à des maladies infectieuses alors que la Malaisie, qui s’opposa aux «conseils» du FMI, maintint la santé de ses citoyens. Le FMI a formellement adressé des excuses pour la manière dont elle avait traité la crise, estimant que les dommages causés par ses recommandations peuvent avoir été trois fois plus importants qu’il était estimé auparavant.

L’expérience américaine de la Dépression est également digne d’intérêt. Au cours de la Dépression, le taux de mortalité aux Etats-Unis a baissé d’environ 10%. Le taux de suicide explosa, en fait, entre 1929 – lorsque les marchés boursiers s’effondrèrent – et 1932, lorsque Franklin D. Roosevelt fut élu président. Mais cette augmentation du nombre de suicides était plus que compensée par la «transition épidémiologique» – des améliorations en matière d’hygiène qui réduisirent le nombre de décès causés par les maladies infectieuses telles que la tuberculose, la pneumonie et la grippe – ainsi que par une diminution aiguë des accidents mortels de la circulation du fait que les américains ne pouvaient pas se permettre de conduire. En comparant les données historiques parmi les Etats, nous estimons que chaque tranche de 100 dollars de dépenses par personne dans le cadre du New Deal était liée à une diminution du nombre de décès dû à la pneumonie de 18 pour 100’000 personnes; une réduction de la mortalité infantile de 18 pour 1 000 naissances de bébés vivants ainsi qu’à une baisse des suicides de 4 pour 100’000 personnes.

Notre recherche suggère qu’un investissement de 1 dollar dans des programmes de santé publique peut produire jusqu’à 3 dollars de croissance économique. Les investissements dans la santé publique non seulement sauvent des vies mais peuvent également stimuler la reprise économique. Trois principes devraient être déduits de ces résultats afin de guider les réponses aux crises économiques.

Ne fait pas de mal: si l’austérité était testée comme un essai clinique, elle aurait été arrêtée il y a longtemps étant donné ses effets secondaires mortels. Chaque pays devrait mettre en place un Office de la responsabilité sanitaire indépendant et non partisan. Ce dernier devrait être composé d’épidémiologistes et d’économistes évaluant les effets en termes de santé des politiques fiscales et monétaires.

Traite le chômage comme la pandémie qu’il est. Le chômage est une cause majeure dans la dépression, l’anxiété, l’alcoolisme et l’apparition de pensées suicidaires. En Finlande et en Suède les politiciens ont permis d’éviter les dépressions et les suicides au cours des récessions en investissant dans des «programmes actifs dans le marché du travail» ciblant les nouveaux chômeurs et les aidant à trouver rapidement des emplois, avec des avantages économiques nets.

Lorsque les temps sont difficiles, augmente les investissements dans la santé publique. L’adage selon lequel un gramme de prévention vaut un kilo de traitement semble être exact. Il est bien plus dispendieux de contrôler une épidémie que de l’empêcher. La ville de New York a dépensé 1 milliard de dollars au milieu des années 1990 afin de contrôler l’éruption d’une forme de tuberculose résistante aux médicaments. Cette souche résistante venait de l’échec de la ville à s’assurer que les patients à bas revenus respectent de suivre le traitement de génériques bon marchés.

Il n’est pas nécessaire d’être un idéologue – ce que nous ne sommes certainement pas – pour reconnaître que le coût de l’austérité peut être calculé en vies humaines. Nous n’exonérons pas les mauvaises décisions politiques du passé ni n’appelons à une annulation générale de la dette. C’est aux «faiseurs de politiques» en Amérique et en Europe de définir le mélange correct de politiques fiscales et monétaires. Ce que nous avons découvert c’est que l’austérité – des coupes sévères, immédiates et indiscriminées dans les dépenses sociales et de soins – était non seulement contreproductives mais aussi mortelle. (Traduction A l’encontre)

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* Tribune publiée l’édition du 12 mai du New York Times, publiée dans l’édition du 14 mai de l’International Herald Tribune.

David Stuckler est le chercheur principal en sociologie à Oxford. Sanjay Basu est professeur assistant en médecine et épidémiologiste au Prevention Research Center de Stanford. Les deux sont auteurs de The Body Economic: Why Austerity Kills.

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