Tunisie, deux ans après

Hamadi Ben Mim
Hamadi Ben Mim

Entretien avec Hamadi Ben Mim

Qu’est-ce qui a changé en Tunisie depuis deux ans au niveau des libertés?

La seule chose qui ait réellement changé depuis l’époque de Ben Ali est la liberté d’expression.   Nous avons maintenant la liberté de créer des partis, d’éditer des journaux, d’écrire toutes sortes de livres. On peut maintenant tout critiquer, et il y a même parfois des excès.

Mais le cadre juridique relatif à la presse et à la liberté des journalistes n’a pas changé. Ce sont toujours les lois de l’époque de Ben Ali qui sont en vigueur. Plusieurs fois, le syndicat des journalistes a demandé la création d’un comité pour proposer des modifications de ces textes. Mais, jusqu’à présent, le gouvernement fait la sourde oreille.

La liberté d’expression existe donc, mais elle reste fragile car la révolution n’a pas entraîné un changement radical au niveau du cadre légal dans lequel elle peut s’exercer.

C’est la même chose au niveau de la justice. Ce troisième pouvoir doit être indépendant du gouvernement. Les organisations professionnelles de juges demandent le changement des lois afin de disposer d’une certaine liberté et d’une totale indépendance du pouvoir exécutif. Mais, jusqu’à maintenant, ils n’ont pas réussi à obtenir satisfaction.

Qu’est-ce qui a changé au niveau économique et social?

Au niveau économique et social, c’est la régression. La situation est même pire que du temps de Ben Ali. Tout le monde est d’accord pour dire qu’en ce qui concerne les produits de première nécessité, les prix sont beaucoup plus élevés qu’il y a deux ans. Le kilo de tomates coûtait, par exemple,  entre 0,2 et 0,3 dinar, il est maintenant à 0,8 [quelques 50 centimes de CHF]. Le piment vert coûtait environ  1,2 dinar le kilo, il est passé à 2 dinars [1,16 CHF], etc.

Au niveau de l’emploi, on ne sent pas qu’il y a eu réellement beaucoup d’embauches de chômeurs. Le pouvoir dit que 60’000 personnes ont été recrutées, mais dans les faits on ne voit pas où elles sont. Il prend peut-être en considération les usines qui ont fermé leurs portes à l’époque de la révolution, et qui ont été rouvertes depuis.

Il est par contre vrai que des diplômés-chômeurs ont été embauchés dans l’administration, et notamment dans l’enseignement primaire et secondaire. Il est donc possible que 25’000 emplois aient été créés dans la fonction publique.

Mais le total de 60’000 emplois demande à être prouvé. On aimerait bien avoir la liste de ces 60′ 000 embauchés pour voir ce qu’il en était réellement.

Par ailleurs, le programme économique et social du gouvernement est dans la continuité de celui de Ben Ali. Pour cette raison, le pouvoir doit faire face aux mêmes conflits. La révolution a été faite pour permettre un changement à tous les niveaux, mais celui-ci n’a pas eu lieu au niveau social et économique. C’est la raison pour laquelle on assiste à des protestations sociales, des grèves et des manifestations de tout bord touchant plusieurs catégories sociales et de tous âges et que le pays s’enlise de plus en plus dans la crise.

Ce qui a aggravé la situation, ce sont les promesses électorales faites surtout par les partis actuellement au pouvoir. Ils avaient, par exemple, promis de réduire à 400’000 le nombre de chômeurs en créant beaucoup d’emplois, etc. Ces promesses n’ont pas été tenues, et c’est une des causes majeures de ce qui s’est passé le 17 décembre à Sidi Bouzid [1]. Les manifestants ont dit qu’ils refusaient que le Président de la République et le Président de l’Assemblée viennent participer à des cérémonies de commémoration, alors qu’ils n’avaient pas tenu les promesses faites au moment des élections.

Qu’est-ce qui a changé au niveau de la situation des femmes?

En ce qui concerne les femmes, il y a également une régression. Par le passé, les femmes avaient une certaine liberté. Elles bénéficiaient d’une certaine protection. Mais maintenant, la liberté d’action dont jouissent les salafistes leur permet de développer la terreur dans le pays, et pas mal de gens se sont repliés sur eux-mêmes. Pas mal de familles ne veulent plus sortir pour se promener loin de leur domicile. Dès que le soleil commence à se coucher, les gens rentrent rapidement à la maison.

Chez beaucoup de femmes règne une certaine psychose d’être attaquées par les salafistes. On les entend dénigrer les femmes qui ne sont pas voilées. Elles sont accusées d’être antireligieuses, d’être contre le prophète et le Coran. Ils leur demandent de rentrer à leur domicile et de ne se dévoiler que là-bas.

Un exemple typique a eu lieu à Sidi Bouzid, il y a 4 ou 5 mois. Les islamistes ont fait le tour des salons de coiffure en les accusant d’encourager les femmes à se dévoiler afin de s’embellir pour d’autres que leurs maris. Ils leur ont demandé de fermer définitivement leurs établissements (ils ont fait la même chose pour ceux qui vendent du vin).

Autrement dit, c’est pour cela que les femmes ont organisé des manifestations pour protester contre les agissements des salafistes, et demander au gouvernement de faire respecter leurs droits. Des organisations de femmes, comme l’ATFD [2], interviennent souvent à la télévision à ce sujet.

Quel est le projet politique d’Ennahdha? Quel type de société veut-elle instaurer ? Quelle est sa politique concrète en ce moment?

Un débat existe concernant Ennahdha. Existe-t-il réellement en son sein deux courants qui s’opposent ? Ou s’agit-il d’un partage des rôles entre eux ? Personnellement, je penche plutôt pour la deuxième hypothèse. Ennahdha se présente souvent comme démocratique et ne voulant pas instaurer un Etat religieux. Mais les quelques déclarations faites par les durs d’Ennahdha montrent l’inverse : depuis environ un an, ces derniers disent qu’ils veulent appliquer la Chariah et prendre le pouvoir par la force au cas où ils ne gagneraient pas les élections. D’où la constitution de milices ayant pris le nom de « Ligues de protection de la révolution », alors que ces gens-là n’avaient pas participé à la révolution.

Pourquoi l’attaque du siège de l’UGTT le 4 décembre?

Il faut signaler, en préambule, que les « Ligues de protection de la révolution » sont un amalgame de membres d’Ennahdha, de salafistes, et de voyous recrutés par l’un ou l’autre de ces deux courants. Ces ligues avaient été mises en place parallèlement aux « Comités de protection de la révolution » constitués dans le cadre du processus révolutionnaire de janvier 2011. A partir de mars 2011, la gauche s’est éparpillée et les « Comités de protection de la révolution » ont dépéri. Les islamistes ont rempli avec leurs ligues le vide ainsi crée, et se sont implantés dans les localités et les régions pour les structurer à l’échelle nationale.

Début 2012, les islamistes ont mené plusieurs attaques contre les locaux de l’UGTT. C’était  notamment le cas en février lors de la grève des services municipaux de nettoiement. Ils ont mené campagne contre l’UGTT lors de la grève des enseignants du secondaire, l’accusant notamment de vouloir enliser le pays, de mettre le gouvernement dans une situation désastreuse en l’empêchant d’appliquer son programme, etc.

En ce qui concerne Siliana [3], c’était le comble. Tous les habitants s’étaient en effet mis d’accord pour organiser une grève générale régionale. Ce n’était pas seulement une grève de syndicalistes, mais de l’ensemble de la population, un véritable soulèvement de l’ensemble du gouvernorat de Siliana. Cela montre bien que les habitants étaient en osmose avec l’Union régionale de l’UGTT.

Les islamistes ont alors décidé d’organiser une attaque frontale contre le syndicalisme. Ils ont pensé que le meilleur moment était le 4 décembre, jour où, comme chaque année, un grand nombre de militants étaient rassemblés devant le siège national de l’UGTT pour la commémoration de l’assassinat de Farhat Hached.

Les islamistes ont commencé à préparer cette attaque 3 ou 4 jours avant. Elle n’était pas forcément uniquement à l’initiative d’Ennahdha. Parmi les assaillants se trouvaient en effet des salafistes et des voyous dont certains avaient dû être payés.

Il n’est pas prouvé que l’ensemble d’Ennahdha a été dans le coup, car le matin même le gouvernement était en train de signer un accord salarial avec l’UGTT. Mais il est en tout cas certain qu’au minimum l’aile dure d’Ennahdha était partie prenante et voulait en finir avec l’UGTT, comme cela avait déjà été tenté plusieurs fois dans l’histoire où le pouvoir en place voulait affaiblir l’UGTT.

Comment évoluent les rapports de forces?

Tout le monde est d’accord pour dire que, depuis les élections du 23 octobre 2011, le gouvernement n’a apporté aucune amélioration à la situation politique, économique et sociale. Même le Président de la république considère aujourd’hui que ce gouvernement doit partir et qu’il en faut un autre.

Ennhadha parvenait, il y a quelques mois, à organiser des meetings de 10 000 à 15 000 personnes. Actuellement, elle n’est plus capable de cela. Elle ne réussit même pas à perturber les meetings syndicaux. Sa seule manifestation réussie récemment a été celle de Sfax après l’annonce de la grève générale du 13 décembre. Ils avaient regroupé 20’000 personnes et les avaient fait venir par bus de toute la Tunisie.

Ennahdha a dû conserver l’essentiel des 60’000 adhérents qu’elle avait déclaré avoir lors de son congrès de juillet 2012, mais elle a sans doute perdu au moins un tiers de son électorat d’octobre 2011 qui regrette d’avoir voté pour elle. Simultanément, pas mal de ceux qui avaient alors voté pour les partenaires d’Ennahdha (le CPR de Marzouki et le parti social-démocrate Ettakatol) risquent la prochaine fois de voter pour Ennahdha, car ces derniers sont en pleine chute. Au final, il n’est donc pas impossible que lors des prochaines élections, Ennahdha maintienne son score.

Où en est le Front populaire?

Le Front populaire cherche à construire un troisième pôle, s’opposant à la fois à Ennadha et à Nidâa Tounes qui comporte de nombreux bourguibistes et bènalistes.

Le Front a réalisé une première percée et organise des meetings regroupant 2000 à 3000 personnes. Certes, le Front n’est pas encore connu partout, mais il commence à gagner du terrain dans les grandes villes et même dans quelques régions rurales. Le Front a mis en place des comités dans tous les gouvernorats et commence à se structurer dans les délégations.

Il reste au Front beaucoup de travail à faire afin de relayer les revendications de la population et faire connaître davantage ses propositions. Mais le front constitue actuellement et réellement sur le terrain une troisième alternative politique dans le pays : il a le programme, il est structuré et il est capable de drainer la foule et de créer l’événement puis qu’il regroupe les partis et les mouvements qui ont fait la révolution

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Hamadi Ben Mim est un des dirigeants du Parti des travailleurs (ex-PCOT-Parti communiste
des ouvriers de Tunsie) où il est chargé de l’information et de la publication. Il a milité en milieu étudiant entre 1974 et 1979 où il était membre de l’UGET clandestine. Hamadi a été ensuite enseignant dans le secondaire puis le supérieur où il militait à l’UGTT. Propos recueillis par Dominique Lerouge. Entretien effectué le 18 décembre pour le mensuel TEAN du NPA.

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[1]    Le 17 décembre 2012 à Sidi Bouzid, un jeune vendeur de rue s’est immolé par le feu suite aux multiples brimades dont il avait été l’objet de la part de la police. Ce geste désespéré a été le signal du déclenchement de la révolution.

[2]    ATFD : Association tunisienne des femmes démocrates  http://femmesdemocrates.org/qui-sommes-nous/

[3]   Siliana, ville située à 120 kilomètres de Tunis, a connu une grève générale reconductible quasi totale pendant 5 jours à la fin novembre. Face à l’extrême violence de la répression, les 35’000 habitants ont carrément abandonné la ville occupée par la police, et ont commencé à marcher à pied en direction de Tunis. Face à ce soulèvement, le gouvernement a été contraint à quelques reculs, dont la destitution du gouverneur régional.

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