Syrie. Un témoignage de première main sur la chute de Palmyre (I)

La cité antique de Palmyre
La cité antique de Palmyre

Entretien avec Mohamad Qassim Nasser
par le journal en ligne La République

Le 20 mai 2015 Daech (Etat islamique) s’empare de Palmyre, ville classée au patrimoine mondial de l’Unesco, après le retrait de l’armée syrienne d’Assad, préparé une semaine plus tôt. Le convoi de Daech traverse le désert en toute tranquillité sans qu’il soit ciblé par l’aviation d’Assad ou de la coalition internationale. Le 30 mai, Daech fait exploser la prison de Palmyre qui recèle la triste mémoire de tortures sauvages et d’exécutions sommaires des prisonniers des années huitante. Bien plus tard, Daech commence à détruire certains sites archéologiques de Palmyre.

Récemment l’ancien procureur général de Palmyre, Mohamad Qassim Nasser, quitte la Syrie, fait défection et n’hésite pas à livrer des détails révélateurs relatifs à la relation entre Daech et le régime Assad et à l’implication du régime dans la chute de Palmyre.

Il est utile de rappeler ici que Palmyre a rejoint la révolution syrienne très rapidement et qu’elle a été l’un de ses bastions (voir Un œil sur la Syrie, 21 mai 2015). 

Femmes pour la démocratie-FSD a traduit l’interview de M. Q. Nasser. Source: http://www.rp-syria.com/blog/archives/56010. (FSD)

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Ancien procureur général de la ville de Palmyre en Syrie, le juge Mohamad Qassim Nasser a révélé les détails des dernières heures avant la chute, entre les mains de Daech (Etat islamique), de cette ville inscrite sur la Liste du patrimoine mondial. Il a également apporté des «preuves» concernant les relations que le régime syrien entretient avec Daech et comment il a facilité l’opération de la prise de contrôle de Palmyre par Daech l’an dernier. Il a parlé d’un plan commun entre la Russie et le régime pour rayer la ville de la carte, à des fins multiples.

Nasser dit au début de son interview, en se présentant ainsi: «Je suis de Palmyre, j’ai été nommé procureur général de la ville début 2013 et je suis resté à ce poste jusqu’au milieu de 2015, moment où Daech a attaqué la ville. Ensuite j’ai été transféré à la ville de Homs (le siège du gouvernorat du même nom et dont Palmyre dépend administrativement) et j’y ai exercé mes fonctions jusqu’à la fin de 2015 où j’ai quitté la Syrie. La fonction que j’ai occupée est considérée comme étant le poste gouvernemental le plus important et le plus élevé à Palmyre selon la loi syrienne.»

Il a souligné que lors de son travail en tant que procureur général à Palmyre, pendant environ trois ans, et vu sa compétence juridique, il a été chargé de vérifier les corps des détenus politiques et des manifestants qui avaient été arrêtés par les services de renseignement du régime, en particulier la branche de la sécurité militaire de Palmyre. Il était aussi chargé d’interrogatoires des détenus, et de certifier les corps de ceux qui mouraient sous la torture dans la branche du désert (branche de la sécurité du régime qui a une mauvaise réputation à Palmyre),

Un témoin de la criminalité

L’ancien procureur général dit: «J’ai vu et certifié des dizaines de cadavres de prisonniers et opposants syriens pacifiques, qui étaient dans les caves des prisons de la branche du désert. Ils venaient de tous les gouvernorats syriens, leurs crimes étaient de s’opposer au régime criminel de Bachar, en demandant la liberté. Ils étaient pacifiques et nous n’avions aucune preuve de l’existence d’une arme sur eux, et ce qui se passait dans les prisons et les cachots de la branche de sécurité est inimaginable pour l’esprit humain, pourtant cela se passait dans les faits.»

Il ajoute: «Les geôliers battaient, brûlaient, torturaient et même crucifiaient les prisonniers politiques jusqu’à la mort. Les odeurs du sang et de la chair en décomposition et les maladies se propageaient dans les caves de ces prisons sales. Souvent les détenus mouraient sous la torture brutale, et on me convoquait avec le médecin légiste pour certifier les corps. Nous avions l’obligation de rédiger des rapports qui exonèrent les criminels en indiquant des causes naturelles de mort. La raison était toujours déjà prête, comme un arrêt cardiaque ou un AVC ou une insuffisance rénale, et puis les geôliers enterraient secrètement les corps des détenus dans un cimetière de la ville de Palmyre et sous le couvert de l’obscurité souvent. Ils creusaient des tombes collectives et les enterraient les uns sur les autres.»

Relation du régime avec Daech

Le procureur général a cité des «preuves» relatives aux rumeurs selon lesquelles il existe une relation entre le régime syrien et Daech. Il dit: «J’ai été témoin et j’ai documenté l’existence de cette relation, par ma position et mes missions à Palmyre. J’étais en contact avec les officiers et les dirigeants du régime à Palmyre, et j’étais informé par les documents judiciaires et ceux de la sécurité que je recevais et qui concernaient tous les domaines. Cela m’a permis de connaître et d’apprendre ce qui se passait sur la coopération mutuelle et les échanges commerciaux entre Daech et le régime.»

L’ancien procureur général de Palmyre, Mohamad Qassim Nasser
L’ancien procureur général de Palmyre, Mohamad Qassim Nasser

Dans les détails, Nasser cite: «Le commerce a prospéré entre les zones sous contrôle de Daech et celui du régime syrien pendant les trois ans où j’étais procureur général, entre 2013 et 2015. Le commerce a prospéré dans le domaine du pétrole et du gaz, du blé, de l’orge et de l’élevage. Mais aussi le commerce de la nourriture, des vêtements, des médicaments et toutes sortes d’autres commerces existaient entre eux.»

Sur la présence des personnes travaillant pour le régime et qui servent sous les ordres de Daech, il déclare: «Grâce à mes relations et ma communication constante avec les officiers de sécurité à Palmyre, le général Mazen Abdul Latif, chef de la direction de la sécurité de l’Etat à Palmyre, m’a dit qu’ils ont des bras et des agents au sein de Daech, et qu’ils sont en mesure d’influencer les décisions de Daech, et que leurs agents sont en contact permanent avec eux, et qu’ils les informent de tout ce qui se passe au sein de Daech. Par exemple, il m’a dit en fanfaronnant que leurs agents au sein de Daech oeuvraient pour l’organisation des opérations terroristes à l’intérieur de la Turquie, cette conversation a eu lieu au début de 2015, et que la Turquie payerait cher pour son intervention en Syrie et qu’elle serait touchée par le feu du terrorisme de la part de Daech; et qu’en Europe, et particulièrement la France et son président François Hollande, qui est hostile à Assad et cherche à le renverser, paieraient cher sa position, et que leurs agents à Raqqa (le siège principal de Daech en Syrie) agiraient bientôt.»

Il a également ajouté que le chef de la branche du renseignement du régime lui a dit, littéralement, «Hollande viendra pour embrasser la chaussure de Bachar al-Assad pour qu’il accepte de combattre Daech».

A la question «Est-ce que Daech est au courant de l’existence des agents du régime en son sein?», il a répondu: «Je ne le sais pas explicitement, mais les officiers de la sécurité se vantaient souvent de leurs réalisations, et du fait qu’ils connaissaient les détails de ce qui se passait à Raqqa, et qu’ils étaient capables d’atteindre n’importe qui à Raqqa et dans les autres régions de Daech et qu’ils influençaient la décision des dirigeants du groupe. Mais s’ils voulaient l’éliminer, ils étaient en mesure d’y mettre fin en quelques semaines, mais qu’ils en profitaient. Tout le monde voit cette organisation qui fausse la réputation de la Révolution syrienne, et menace le monde entier. Ils en ont besoin pour que le régime reste.»

Palmyre peu avant sa chute

En réponse à la question «Y a-t-il des informations confirmant l’existence d’un accord préalable entre Daech et le régime au sujet de la chute de Palmyre?», Nasser répond: «Je ne dis pas que ce qui s’est passé à Palmyre résulte d’un marché entre Daech et le régime, et je ne suis pas au courant des détails. Cependant, ce que je dis, c’est qu’un mois avant la chute de la ville, nous avons appris au sein du comité de sécurité de Palmyre (comprenant les dirigeants des services de renseignement et les dirigeants militaires) que Daech attaquerait Palmyre et Al-Sokhna (ville voisine de Palmyre) le 12 mai 2015, et c’était Bachar Assad en personne qui nous en a informé. A la place de préparer un plan pour la défense de Palmyre et pour sa protection et d’y envoyer des renforts militaires, Assad a vidé Al-Sokhna de toutes forces militaires dans le but d’y attirer Daech, pour que Daech en prenne le contrôle, et avance ensuite vers Palmyre. Ce faisant , Assad a exploité ces évènements pour ses propres objectifs malveillants associés à cette attaque.»

Sur ces objectifs, l’ancien procureur général a déclaré: «Les objectifs d’Assad sont multiples, mais l’objectif principal, dont j’ai pris connaissance par le directeur de la branche du service de renseignement militaire à Palmyre, l’officier Malik Habib, est le suivant: Habib avait reçu l’ordre, de Bachar Assad personnellement, de planifier un plan sûr pour se retirer de Palmyre dès que Daech attaquerait. Il lui avait aussi demandé de remplir les magasins et les dépôts d’armements pour faciliter l’avance de Daech. Parce qu’une fois que Daech aurait le contrôle de Palmyre et de toutes les armes laissées, Daech continuerait alors vers al-Qalamoun (région de la banlieue de Damas) où il installerait un siège autour de Jaïch al-Islam (groupe armé de l’opposition qui se bat contre Daech) , qui se trouve à al-Ghouta et qui entoure Damas, ceci afin que les deux groupes s’entre-tuent (Daech et Jaïch Al’Islam).»

Nasser a ajouté dans le cadre de ce dossier: «Dans le cadre de ma fonction judiciaire je rencontrais souvent l’officier Malik Habib. Deux semaines exactement avant que Daech n’attaque Palmyre, il m’a informé que la rumeur de l’arrivée de Daech se répandait dans Palmyre. Je lui ai demandé si cette rumeur correspondait à la réalité, et il m’a confirmé qu’Assad l’avait convoqué et lui avait demandé de préparer le plan de retrait en toute sécurité de la ville de Palmyre, en cas d’attaque de Daech. Il m’a aussi dit que les forces du régime allaient reprendre le contrôle de la ville quelques mois plus tard.»

Nasser a ajouté: «A cette époque-là, il n’y avait pas d’accord entre Daech et le régime, à mon avis, mais Assad voulait utiliser l’attaque de Palmyre par Daech pour montrer au monde que cette organisation s’est emparée de cette ville centrale, et qu’elle est en route vers Homs, qu’elle allait exterminer les Alaouites et les Chrétiens, et que les crimes et la destruction des antiquités et la destruction de l’ancienne ville, qui aura été menée par Daech, allait soulever l’opinion publique internationale. Ceci allait diaboliser la Révolution syrienne, ce qui permettrait à Assad de dire au monde que c’était ça la réalité de la révolution syrienne, que Daech détruisait Palmyre, et tuait les Chrétiens et les Alaouites, alors le monde viendrait à lui pour lutter contre cette organisation en Syrie.»

A la question: «Avez-vous des informations sur les personnes qui ont été sommairement exécutées par «Daech» sur la scène du célèbre amphithéâtre de Palmyre, et qui sont apparues dans des passages vidéo diffusés par Daech?», le juge a répondu: «Après l’entrée de Daech à Palmyre, les agences de presse ont rapporté que cette organisation avait exécuté des dizaines d’Iraniens sur la scène de l’amphithéâtre de Palmyre, et moi je le réfute complètement. Il n’y restait pas un seul élément iranien, car deux semaines avant l’entrée de Daech tous les Iraniens ont quitté la ville, et tous ceux qui ont été exécutés étaient de simples soldats ou des éléments des comités populaires (milices fidèles au régime), qui ont été désarmés et abandonnés à Daech pour être exterminés, dit-il. Ensuite le régime pouvait annoncer: “regardez les massacres commis par Daech”. Je mets Assad au défi de mentionner le nom d’un seul Iranien tué sur l’amphithéâtre de Palmyre. Ceci est un mensonge.»

De plus, le procureur général a déclaré: «Je veux qu’il soit clair que les forces armées du régime à Palmyre étaient importantes, bien armées avec des missiles et des chars, alors que le nombre de combattants de Daech qui ont attaqué la ville, selon les rapports de la sécurité et les gens de la ville, ne doit pas dépasser 600 hommes. Ce qui s’est passé c’est que Bachar Assad a ordonné à ses troupes de se retirer, sans combattre Daech, vers l’aéroport militaire T-four sur la route vers Homs. L’officier Malik Habib m’a assuré que la Russie a informé Assad qu’elle interviendrait pour protéger les Chrétiens et entrer en guerre dès que Daech s’emparerait de Palmyre et se déplacerait vers les villes chrétiennes de Quariteine, Mahine et Sadad près de Palmyre.»

Plan dangereux

Le procureur général dit: «Il y a des atrocités et des crimes commis à Palmyre par les troupes russes et les forces de Assad. Le monde ne sait rien à part que Daech a détruit certaines unités militaires du régime. Il est vrai que Daech a fait exploser l’Arc de Triomphe et le Temple historique de Baal dans la ville, mais à Palmyre les bombardements des avions russes et les barils explosifs du régime ont détruit l’ensemble de la ville archéologique, soit beaucoup plus que ce que Daech a détruit. Ces bombardements ont détruit la citadelle de Palmyre, le musée national et d’autres sites archéologiques, ainsi que l’oasis. Mais les agences de presse ne mentionnent pas ça. En plus je tiens à souligner que le bombardement de la Russie et du régime ne vise pas Daech à Palmyre, ils ne tuent que les civils et ils ont provoqué le déplacement de dizaines de milliers d’habitants de la ville, aucun élément de Daech n’a été tué sauf ceux qui sont morts par erreur ou par accident.»

Il a souligné que «la Russie n’a pas essayé de récupérer Palmyre, ceci est un mensonge, elle ne fait que détruire la ville et tuer ses habitants et les pousser à quitter leurs maisons, et elle œuvre pour rayer Palmyre de la carte, sans jamais cibler Daech et ses régions».

Nasser a souligné qu’après sa sortie de Palmyre, son arrivée à Homs, et sa rencontre avec les officiers et les responsables qui y vivaient, il est arrivé à la conclusion que le principal objectif stratégique pour le retrait d’Assad de Palmyre, et pour la tuerie et la destruction qui ont eu lieu dans cette ville, est que «la Russie et le régime veulent chasser les habitants sunnites de la ville et rayer Palmyre de la carte, pour ouvrir la route entre la côte syrienne, le fief de l’Etat local d’Assad, en passant par Homs, vers l’Irak et l’Iran, leurs alliés, et cette zone est pleine de pipelines et de champs de pétrole et sera à l’abri après la disparition de Palmyre. C’est ça le véritable objectif stratégique pour lequel Assad s’est retiré de la ville et l’a laissée à Daech pour y retourner plus tard».

Le juge Nasser a aussi parlé des détails de la contrebande d’antiquités, il a dit que la contrebande n’était «pas une affaire récente, ni un des effets apparus après la révolution. Je suis l’un des enfants de cette ville. Ceci se passait depuis plus de 10 ans, depuis que le général Sabra al-Khazen, le célèbre contrebandier des pièces archéologiques, est devenu le chef de la branche du service de renseignement militaire à Palmyre. Il y effectuait alors la recherche et le transfert de milliers de pièces archéologiques et assurait leur vente sur le marché mondial, et il partageait les profits avec Hafez Assad et les membres des services de renseignement.»

Et il a ajouté: «Ce qui s’est passé après la révolution c’est que l’anarchie qui a pris place a conduit tous les officiers et les membres des services de renseignement du régime syrien à Palmyre à entrer en concurrence publiquement pour la recherche de pièces et leur vente, ceci avec l’aide de certains contrebandiers locaux. Toutes ces informations me parvenaient, et parfois certains se faisaient arrêter, et je les interrogeais, mais les chefs des services de renseignement intervenaient pour induire l’enquête en erreur et égarer les éléments de preuve, et pour qu’ils ne soient pas mentionnés eux-mêmes dans les enquêtes. Mais les enquêtes confirment que des milliers de pièces ont été volées dans la ville de Palmyre avant et après la révolution, par les services de renseignement.»

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