Syrie. Se fixer sur la «partie visible» médiatiquement ou examiner le processus complexe révolutionnaire?

Yasser Munif (à gauche) lors d'un débat à Berkeley (Etats-Unis)
Yasser Munif (à gauche) lors d’un débat à Berkeley (Etats-Unis)

Entretien radiophonique avec
Yasser Munif conduit par Jeff Napolitano

Yasser Munif: J’ai passé, cet été, deux mois en Syrie, dans le nord du pays, soit la zone libérée. Cela a été une leçon d’humilité. J’ai beaucoup appris et j’ai vu une révolution populaire, une révolution populaire en cours. Les gens sont en train de rebâtir les institutions, ils gèrent leurs villes après la chute de l’Etat et du régime. Et c’est une tâche très difficile parce qu’il n’y a pas de ressources, il n’y a pas de fonds et que les attaques des forces du régime sont permanentes. Les zones dans le nord du pays, celles dont je parle, sont libérées: il n’y a pas affrontements au sol. Il y a cependant des frappes aériennes constantes et des missiles tombent sur ces villes.

Les gens arrivent donc avec des solutions créatives: ils créent des institutions politiques. Il y a des conseils locaux dans chacune de ces villes. Ils se rencontrent à un rythme hebdomadaire. Ils discutent de tout ce qui regarde la «vie» de la ville et ils tentent de trouver de résoudre leurs problèmes.

Il y a dans ces villes des centaines de milliers de personnes qui entendent les médias d’occident et d’ailleurs parlant de guerre civile et autres type de conflit. La plupart de ces personnes rejettent ces appellations. Ils sont convaincus qu’il y a une révolution populaire en Syrie. Il est vrai que cela se déroule dans une période critique et qu’il y a en face d’eux de nombreuses tâches difficiles et il y a des djihadistes qui tentent de saper leur œuvre ainsi que, évidemment, le régime.

Jeff Napolitano: Et les djihadistes sont souvent en quelque sorte mis dans un seul sac ou considérés comme faisant partie des «rebelles», mais ils sont, ainsi que vous le dites, assez distinct de la révolution elle-même.

YM: C’est juste. Cela fait maintenant environ trois ou quatre mois. Les révolutionnaires se battent en fait sur deux fronts. Il y a, d’un côté, le régime et, de l’autre, les groupes Al-Nousra et Al-Qaida, les djihadistes. Et les djihadistes, en réalité, arrêtent, torturent et tuent de nombreux activistes – des gens qui ont résisté depuis le premier jour.

La plupart des groupes créés par Al-Qaida ne combattent pas réellement le régime. Ils stationnent dans les parties nord du pays. Ils laissent l’Armée syrienne libre (ASL) et d’autres factions combattre le régime et ils viennent à leur suite, prenant possession de n’importe quelle ville ou d’un village libéré. Ils sont donc très violents. Ainsi que je l’ai dit, ils arrêtent des militants. Quiconque les critiques est arrêté, torturé et quelque fois tué. En ce moment, ils ont plus de 1500 activistes dans leurs prisons.

Ainsi que vous pouvez le voir, il y a actuellement deux fronts en Syrie: les djihadistes d’un côté, le régime de l’autre. C’est la raison pour laquelle de nombreuses personnes pensent que les djihadistes sont d’une façon ou d’une autre alliés au régime syrien. Al-Qaida vend, en fait, du pétrole au régime. Le pipeline doit traverser la région contrôlée [inaudible] entre les groupes créés par Al-Qaida, et le régime obtient que le pétrole atteigne la côte.

Les choses sont donc bien plus compliquées qu’elles apparaissent ici aux Etats-Unis où, la plupart du temps, vous pouvez des articles à propos de «Al-Qaida» et «Al-Qaida». En réalité, Al-Qaida ne fait pas partie de la révolution. C’est un groupe anti-révolutionnaire.

JN: En effet. Le débat qui domine au Congrès semble être: «bien, si nous bombardons la Syrie (et la crainte ne porte pas en réalité sur bombarder la Syrie), la crainte est: qui arrivera au pouvoir si nous bombardons la Syrie?» C’est en quelque sorte la teneur de la discussion. Il semble qu’il y ait de nombreuses personnes au Congrès, des républicains en particulier, qui semblent penser que le problème à propos du bombardement dit sélectif la Syrie est simplement qu’Al-Qaida va se saisir du pays. Dès lors, l’opposition au bombardement ne relève pas simplement pas une bonne idée.

L’un des mythes populaires (ou je ne sais pas s’il s’agit d’un mythe, dites-le moi), ou les impressions sont que les rebelles ou les révolutionnaires (on ne fait pas allusion à des «révolutionnaires», on fait référence à des «rebelles»), que les gens opposés à Assad et à son régime sont en faveur d’une frappe sur la Syrie. Est-ce le cas?

YM: Vous savez, de loin je ne peux pas vraiment vous répondre. Je pense que la population est divisée, que de nombreuses personnes y sont opposées. Je pense que certaines personnes, en raison des destructions, de la violence et des tueries, voient la frappent comme une «voie de sortie», mais je ne suis pas convaincu qu’il s’agisse forcément de la majorité.

Les gens ont appris au cours des 30 derniers mois que personne n’est vraiment allié à leur cause, et ne se préoccupe pas de la population syrienne. Le peuple syrien ne dispose pas réellement d’amis (parce que certains parlent des «amis de la Syrie», etc.) et ils ont compris que l’occident – l’Europe et les Etats-Unis – n’est pas forcément en faveur d’une victoire de la révolution.

En réalité, les gens – vous savez, lorsque vous parlez à une personne quelconque dans ces zones libérées de Syrie – vous disent que lorsqu’ils perdent des territoires ou des régions dans leur combat contre le régime, ils reçoivent des armes; alors que lorsqu’ils gagnent, les armes cessent d’arriver.

La raison à l’origine de cela est que parce que l’occident et les Etats-Unis veulent que cette guerre aboutisse à une situation d’impasse car c’est dans leurs intérêts. Ils ne sont pas forcément en faveur du régime, et ils ne sont pas forcément très favorable à ce que les révolutionnaires, ou ce qu’ils nomment «Al-Qaida», gagnent. La meilleure chose pour les Etats-Unis jusqu’ici a été de laisser le conflit se poursuivre. Et c’est aussi dans l’intérêt d’Israël, ils ne souhaitent pas véritablement voir les révolutionnaires gagner. En réalité, pour de nombreux politiciens israéliens ou des Etats-Unis, ils sont en faveur d’un Bashar affaibli au pouvoir.

JN: Je suis vraiment curieux parce que personne ne parle jamais de cela, ou, au moins, dans les médias à large diffusion aux Etats-Unis. En fait, la plupart des trucs que j’ai lus provenant de la gauche porte sur pourquoi c’est une mauvaise idée de bombarder la Syrie. Ils ne parlent pas, en réalité, de ce à quoi ressemble la révolution.

Et vous parlez d’institutions en reconstitution. Cela me fait en quelque sorte penser à la révolution espagnole que j’étudiais lorsque j’étais à l’université – la révolution républicaine alimentée par les anarchistes et les socialistes de divers courants dans la seconde partie des années 1930 – et, eux aussi, luttaient dans une espèce de guerre sur deux fronts: l’un contre les fascistes, le second contre les staliniens. Mais c’est une histoire différente. Mais ce qui m’avait frappé étaient les descriptions de ce à quoi ressemblait en fait la révolution en Espagne, et l’espèce de société égalitaire qui a en quelque sorte émergé là-bas. A quoi ressemble la révolution sur le terrain en Syrie?

YM: La révolution est très complexe, elle a de nombreuses facettes et il y a différentes choses qui se passent et sont en cours. La partie qui domine le plus, disons le ainsi, est la révolution populaire, mais il y a aussi une demi-Guerre froide» en cours entre les Etats-Unis et leurs alliés d’un côté, la Russie et ses alliés de l’autre. Il y a aussi un conflit entre l’Iran et ses alliés, d’une part, et Israël et le Golfe, de l’autre. Il y a donc toutes ces différentes facettes de ce conflit, mais la plus importante – et c’est ce dont sont convaincus beaucoup de Syriens – est la révolution populaire. Et je pense que c’est une chose très importante à comprendre.

Une autre raison de comparer la révolution syrienne avec la guerre espagnole, ainsi que vous le disiez tient dans le fait que tous les gens de gauche, tous les progressistes ont une opinion sur ce qui se déroule en Syrie, ainsi que c’était le cas avec la révolution espagnole, il y a de nombreuses années. Malheureusement, la majorité de la gauche adopte une fausse position. Ils comprennent la révolution syrienne d’une manière très binaire et réductrice…

JN: Est-ce le cas de la gauche des Etats-Unis ou même de la gauche en Syrie?

YM: Même la gauche en Syrie, la gauche arabe et la gauche des Etats-Unis et d’Europe est divisée. Pour la plus grande partie, ils ne comprennent ce conflit que comme étant une guerre entre, d’un côté, les Etats-Unis et, de l’autre, les gens contre les Etats-Unis: les «anti-impérialistes» selon certains, de telle sorte que cela aboutit à inclure le Hezbollah, l’Iran, la Syrie; ils pensent que la Syrie a aidé les Palestiniens, etc. Ils ont une compréhension très ignorante de l’histoire syrienne et à quel point le régime syrien a été violent au cours des dernières 40 années ainsi que du nombre de fois où il a trahi la lutte palestinienne, etc. D’une certaine façon, donc, ces personnes de gauche ou progressistes embrassent, en fait, la doctrine Bush: le ou/ou, cette approche qui exclut toute complexité dans votre position…

JN: Le «soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous?» 

YM: Oui, une manière de penser la révolution binaire et réductrice. Et je pense que cela est très nuisible. Cela envoie le mauvais message au peuple syrien. De nombreux Syriens pensent que la gauche, par défaut, est en faveur du régime. Nous avons vu récemment des manifestations à New York et dans d’autres villes avec des gens manifestant contre la guerre, mais portant aussi des images d’Assad.

JN: A Boston, par exemple, j’ai vu l’autre jour des images. Il y avait une image remarquable dans le Boston Globe dans un article contre les protestations. Elle se concentrait sur un groupe de gens dans la foule qui agitaient des drapeaux syriens arborant un visage de Assad au milieu, dépeignant toute la manifestation comme n’étant pas uniquement contre les frappes contre la Syrie, mais comme étant en faveur d’Assad. Mais je sais de source interne, venant de certaines organisations qui ont soutenu cette manifestation, que cela était contraire au message qu’ils tentaient de faire passer.

YM: C’est juste, c’est juste. Et la gauche est – «cette» gauche (je ne veux pas généraliser) – cette partie de la gauche perd sa crédibilité. Les gens, que cela soit aux Etats-Unis ou dans le monde arabe ou en Syrie, ne vont pas forcément comprendre le message, qu’il s’agit vraiment d’un message contre la guerre. Ils verront les photos d’Assad et comprendront que c’est réellement de la propagande, que ce n’est pas vraiment contre la guerre.

Je pense que la gauche a une tâche réelle devant elle. Elle doit vraiment élaborer une nouvelle position, une position plus cohérente. Une position par laquelle on peut être en même temps contre la guerre impérialiste, mais aussi contre la dictature. Et tant que vous n’aurez pas cela, je suis convaincu qu’elle n’aura aucune crédibilité. Les gens en Syrie verront cela presque comme une autorisation de tuer parce que le régime syrien a en fait diffusé ces manifestations sur les chaînes télévisées d’Etat, montrant à quel point cela est populaire en occident et que les gens qui manifestent dans les rues de New York et d’autres villes montrant ces images d’Assad.

En réalité, le régime syrien n’est pas même en mesure d’organiser de telles manifestations ou défilés en Syrie. Il est donc très content de voir qu’elles apparaissent en de nombreux endroits. Et la plupart des gens qui manifestent ne savent, en fait, rien sur la réalité que vivent les Syriens ainsi que leurs luttes, leurs combats et leur résistance de tous les jours, ce qu’ils tentent de bâtir, la créativité qu’ils mettent dans ce qu’ils font.

Je pense que l’on reçoit une leçon des choses lorsque l’on va en Syrie et que l’on voit ce que les gens font. Je suis convaincu qu’il y a aussi du racisme, une façon de juste dénier aux Syriens toute capacité d’agir et de dire: «tout cela n’est qu’un complot, les Etats-Unis ont planifié cela depuis le commencement, c’est comploter contre Assad», etc.

Cela signifie que les Syriens n’ont aucune capacité d’agir, qu’ils ne peuvent vraiment penser par eux-mêmes, qu’ils ne peuvent véritablement faire une révolution, etc. Je suis convaincu que c’est une grande erreur que la gauche est en train de commettre.

JN: J’ai la prescription que la secrétaire générale de l’Amercian Friends Services Committee [AFSC, société affiliée aux Quakers, la «société des amis», fondée en 1917 et œuvrant pour la paix et la justice sociale; la secrétaire générale en est Shan Cretin] exprime dans une lettre au Président Obama et au Congrès – et dites moi ce que vous pensez de cela – et elle appelle à un embargo total sur les armes de toutes les parties dans le conflit, que la seule solution en Syrie est une solution politique et que nous insistons («nous» étant l’AFSC, «nous» étant la population des Etats-Unis) pour fournir un soutien complet aux efforts de Lakhdar Brahimi, l’envoyé conjoint des Nations Unies et de la Ligue arabe, pour faire pression à une rencontre rapide d’une conférence de Genève II. Dès lors, les Etats-Unis devraient chercher une transition qui repose sur les institutions existantes plutôt que de les remplacer, et qu’ils ne doivent pas se mettre à dos ces gens qui ont servi le gouvernement ou l’armée. C’est donc ce qui se trouve en tête de ce que prescrit mon organisation au sujet de ce que nous devrions faire depuis ici. Que penseriez-vous de cela, et que pensez-vous que nous devrions faire? «Nous» étant la population des Etats-Unis, la gauche aux Etats-Unis.

YM: Je pense que la chose la plus importante à faire (pour le mouvement progressiste et pour les gens qui se préoccupent vraiment des révolutions arabes et qui souhaitent les voir aller quelque part, de les soutenir et de leur faire part de leur solidarité) est fondamentalement de se distancier des alliances avec différents Etats, de construire un mouvement social qui soutienne la population syrienne.

Ce soutien de solidarité peut prendre de nombreuses formes différentes. Cela peut être au travers des reportages: en réalité, un journaliste responsable qui va en Syrie et qui voit ce qui se passe sur le terrain et tente de prendre son travail au sérieux. Et pas uniquement les reportages sur les aspects militaires et sur les querelles internes de la révolution parce que je pense que ce n’est que le sommet de l’iceberg et que c’est la partie la plus visible, mais ce n’en est pas la plus importante.

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Je crois que ce qui se passe en Syrie est bien plus que cela. Il y a de nombreuses révolutions en cours sur de nombreux terrains: politique, culturel, social, économique. Les gens créent vraiment de nouvelles institutions avec de nouvelles idées, ils tentent de s’attaquer aux problèmes les plus difficiles et ils tentent de les résoudre. Je pense donc que cela fait partie de choses qui pourraient être faites.

Les gens ont besoin de médecins, ils ont besoin d’ingénieurs, ils ont besoin de tous les activistes qui peuvent les aider. Tout ce genre de solidarité, fondamentalement il s’agit d’essayer de reproduire ce que les gens ont fait en Palestine: tenter de bâtir un mouvement de solidarité global qui transcende le type de politiques centrées sur l’Etat qui s’est déroulé au cours des trente derniers mois, tournant uniquement autour des gouvernements, des Etats, des armées, etc. Je pense que c’est le message le plus puissant que nous pouvons envoyer à la population syrienne: construire un mouvement social alternatif qui est global, qui comprend véritablement la complexité de la révolution syrienne et qui ne la réduit pas aux «djihadistes» et à «Al-Qaida»; qui comprend qu’il y a de nombreuses facettes. Les progressistes et les gens de gauche devraient vraiment pousser en faveur de la dimension révolutionnaire et non se contenter de répéter ce récit de la «conspiration» qui la réduit uniquement à ce que l’on voit dans les médias. (7 septembre 2013)

(Traduction par A l’Encontre de la transcription d’un entretien radiophonique publié le 7 septembre 2013 sur le blog syriafreedomforever.wordpress.com. Yasser Munif est professeur au collège Emerson. Il a récemment visité la Syrie, où il a été témoin de la révolution. Il a parlé et écrit à ce sujet.)

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