Syrie. Raqqa: 200’000 habitants pris au piège

Habitants de Raqqa en décembre 2014 (AFP)
Habitants de Raqqa en décembre 2014 (AFP)

Par Hala Kodmani

Il y a encore cinq ans, la moitié des Syriens ne savaient pas situer Raqqa sur la carte de leur pays. La ville fut pourtant, jadis, la capitale d’été du célèbre vizir Haroun al-Rachid. «Même le présentateur de la météo à la télévision syrienne avait du mal à placer le nuage prévu au-dessus de la ville, ironise un de ses habitants réfugié en Turquie. Aujourd’hui, Obama évoque le carrefour Al-Naim [principale place des exécutions publiques menées par les hommes de l’Etat islamique], Hollande dit avoir frappé le “stade noir” et des dizaines d’avions de reconnaissance qui coûtent des millions de dollars scrutent les caniveaux. Raqqa occupe les discussions au sommet du G20 à Antalya, ils pourraient au moins nous inviter, ces goujats!»

La septième (et la plus insignifiante) ville syrienne n’a cessé de gagner en célébrité depuis le printemps 2013, quand les premiers hommes masqués de l’Etat Islamique (Daech) y ont fait leur apparition, puis l’ont investie en nombre, petit à petit, pour en faire la capitale syrienne de leur califat, proclamé un an après.

Langage codé

A la limite entre désert et vallée de l’Euphrate, la cité, bombardée par toutes les aviations [1] qui comptent dans le monde, en est pratiquement coupée. Les seules communications parfois possibles avec l’extérieur se font par Internet, disponible uniquement dans des cybercafés fermement surveillés par les hommes de Daech. Les habitants y vont pour donner des nouvelles à leurs proches, pour les rassurer et parler de santé ou de vie quotidienne, parfois en langage codé.

Les informations, rares, sont souvent difficiles à vérifier, mais peuvent passer par des relais improbables ou des indiscrétions des maîtres du terrain. Ainsi, les douze corps entreposés actuellement dans la morgue de l’hôpital national seraient ceux des jihadistes tués dans les frappes aériennes françaises de dimanche et lundi. Ahmad [2], ancien militant pro-démocratie réfugié en Allemagne, a pu obtenir quelques précisions à leur sujet. «Huit ont été tués dans la zone dite des Madajen [lieu d’élevage de volailles], dans le petit village de Sahal, à quelques kilomètres de la ville où se trouve un dépôt d’armes de Daech. Quatre autres, des Asiatiques, sont morts dans le raid du centre d’entraînement militaire qui était celui des jeunesses du Baas, à l’entrée ouest de la ville en venant d’Alep, et que les Français ont désigné comme un centre de commandement de Daech. Le site se trouve en sortant à gauche du pont Al-Rashid sur l’Euphrate, bombardé il y a une dizaine de jours par les Russes», affirme Ahmad expliquant que des dépôts de munitions ont probablement été touchés aussi par les frappes françaises. «Tant que ça reste dans les airs, toutes ces opérations ont un effet essentiellement médiatique et revanchard. Vous nous explosez, on vous bombarde et ainsi de suite», précise-t-il.

raqqaLes bombardements français sur Raqqa n’ont pas fait de victimes civiles, les habitants comme des sources de Daech elles-mêmes le confirment [1]. En revanche, la terreur semée par tous ces raids aériens épuise la population, d’autant qu’ils provoquent la coupure de l’électricité et de l’eau dans toute la ville. «Le bilan des 30 raids en vingt-quatre heures se mesure plutôt par des crises cardiaques chez les personnes âgées dans la ville», dit l’exilé en Allemagne, branché en permanence avec ses proches sur place.

Les frappes russes, elles, sont plus meurtrières puisque leurs cibles sont désignées par l’armée du régime de Bachar al-Assad et visent souvent des marchés et autres lieux publics. La veille des raids français, douze civils ont ainsi été tués par l’aviation russe. Celle-ci a pris le relais des Mirage français le lendemain, menant pas moins de 127 raids en vingt-quatre heures, soit deux fois plus qu’en temps ordinaire en Syrie, essentiellement sur Raqqa. Pour la première fois, des tirs de missile de croisière Kalibre ont été effectués depuis un sous-marin croisant en Méditerranée. Ils sont intervenus juste après la confirmation russe que l’avion de Charm el-Cheikh avait été explosé par une bombe à bord.

En plus des bombardements quotidiens par les airs, les habitants de Raqqa subissent au sol la terrible pression paranoïaque des hommes de Daech. En réaction aux raids, les jihadistes interdisent la circulation, coupent l’électricité et peuvent accuser n’importe qui de donner des renseignements à leurs nombreux ennemis. «On ne sort plus de chez nous que pour les courses indispensables», confie par Internet une ancienne institutrice quinquagénaire restée seule pour garder la maison familiale alors que ses frères et sœurs sont partis en Turquie pour pouvoir scolariser leurs enfants. «Les civils ne peuvent même plus partir s’ils le veulent.» Daech a interdit récemment aux gens de quitter la ville pour empêcher la sortie des informations.«Raqqa est devenue une immense prison sous les bombes», explique-t-elle.

Familles ouïghours

Quelque 200’000 habitants se retrouvent pris au piège. C’est plus ou moins le nombre de personnes que comptait la ville avant le conflit, sauf que la population a changé. Des dizaines de milliers de Raqqaouis sont en effet partis ces deux dernières années pour échapper aux lois du califat et à ses atrocités. Ils ont été remplacés par des familles djihadistes venues du monde entier, qui prennent leurs maisons. «Ils sont partout avec leurs femmes et leurs enfants, installés parmi les habitants», dit l’institutrice, qui n’a pu empêcher que l’appartement de 120 m2 de son frère soit occupé par deux familles ouïghours.

Mêlés à la population civile, les hommes de Daech «s’en servent comme boucliers humains», précise Ahmad. C’est pourquoi il est difficile pour l’aviation de les atteindre. «Plus d’un an de frappes aériennes n’a pas affecté Daech, qui s’est même renforcé», considère Yassin Swehat, directeur du site d’études Al-Jumhurya, originaire de Raqqa. «Poursuivre dans la logique de la guerre contre le terrorisme en l’escaladant se révèle un cercle vicieux», ajoute-t-il, estimant que «seule une nouvelle approche internationale agissant sur les sources du problème en Syrie et en Irak peut changer les choses, plutôt que de balancer des missiles sur Raqqa». (Article mis en ligne le 18 novembre 2015 sur le site de Libération)

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[1] Selon, l’AFP, avant le raid des bombardiers français du dimanche 14 novembre, Daech avait évacué une grande partie de la ville en prévision des frappes, et les habitants, qui vivent sous l’autorité de Daech, se préparaient aux bombardements, selon un membre du groupe militant anti-Daech «Raqqa est massacré en silence». « Après les attentats de Paris, la plupart des civils s’attendaient à une action militaire [de la France], ils savaient que quelque chose allait se passer confie-t-il à Vice-News. Il ajoute que les habitants «craignent qu’il n’y ait des morts».

L’ Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH) affirme qu’«il y a eu au moins 36 explosions» dimanche à Raqqa, certaines causées par des frappes aériennes, d’autres par des explosifs», qui n’ont pas fait de victimes civiles.

Ce que confirme à l’Agence France-Presse Abou Mohamed, un autre membre de «Raqqa est massacré en silence», principale source d’informations dans cette région étroitement contrôlée par les djihadistes. Ces activistes rapportent que l’une des frappes françaises a visé le lieu où était détenue l’otage américaine Kaya Mueller, tuée en février. (Réd. A l’Encontre)

[2] Son prénom a été modifié.

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