Syrie. «Les Russes vont balader l’opposition syrienne et le reste du monde»

Abdelnaser Alayed
Abdelnaser Alayed

Entretien avec Abdelnaser Alayed conduit pas Hala Kodmani

Abdelnaser Alayed, 40 ans, a été limogé en 2009 après treize années de service dans les bases aériennes de la région d’Alep. Aujourd’hui analyste militaire pour plusieurs sites et centres d’étude arabes, il est réfugié en France depuis près d’un an.

La trêve, depuis le 27 février, marque-t-elle une stabilisation des fronts après la reconquête, par les forces du régime d’Al-Assad appuyées par les Russes, de l’essentiel de la «Syrie utile» ?

N’ayant pas réussi le retournement stratégique aussi rapidement qu’espéré par l’écrasement total des forces de l’opposition armée syrienne, les Russes ont poussé vers la négociation politico-diplomatique et la mise en œuvre d’une trêve. Celle-ci implique en fait une tactique politico-militaire pour obliger l’opposition à rendre les armes. Car la stratégie du régime, comme des Russes, reste la liquidation de l’insurrection syrienne non jihadiste. En lançant son intervention militaire directe en Syrie en octobre, Poutine avait commencé par annoncer une campagne de trois mois. Quelques semaines après, il s’est mis à parler d’une «guerre continue» pour mettre fin au terrorisme. Et ceci après que les Russes ont découvert sur le terrain l’état des forces du régime, incapables de réaliser des conquêtes durables et garanties, malgré l’appui massif et décisif de l’aviation russe. Les opérations de reconquête, y compris dans les zones de Lattaquié ou d’Alep défendues par les seuls groupes de l’opposition armée syrienne non jihadiste, se sont révélées laborieuses et coûteuses. Les points de confrontation ont été réduits de 500 au début de la campagne à 280. L’armée syrienne manque de réserves humaines. Malgré l’appui des milices iraniennes et du Hezbollah libanais, elle a subi des pertes considérables en hommes et en matériel. Mais le plus important, c’est que les Russes se sont aperçu que les forces prorégime n’ont pas les moyens de protéger durablement leurs conquêtes et que même la «Syrie utile» était difficile à défendre.

Cette trêve n’éloigne-t-elle pas les risques d’un siège de la partie d’Alep contrôlée par l’opposition, qui compte quelque 300 000 habitants ?

Un jeune «White Helmet» (casque blanc), de la défense civile syrienne, à la rescousse dans Idlib, début 2016.
Un jeune «White Helmet» (casque blanc), de la défense civile syrienne, à la rescousse dans Idlib, début 2016.

Le risque qu’Alep soit totalement assiégé, comme d’autres localités dans les environs de Damas privées de tout accès à la nourriture ou aux soins médicaux, n’est plus imminent. Encore une fois, parce que les forces prorégime sont insuffisantes pour encercler la ville et contrôler tous ses accès. Mais l’isolement d’Alep de sa région et le morcellement des autres zones encore contrôlées par l’opposition progressent. La stratégie est de briser la continuité territoriale de la région en coupant les routes qui les relient entre elles pour les transformer en poches. Malgré la trêve, des attaques menées par les forces kurdes ou les nouvelles milices dites de la «Syrie démocratique», soutenues par les Russes sur la «route de Castello» (dernière voie d’accès, pour l’opposition, de la frontière turque à Alep), se poursuivent ces derniers jours. Cette tactique de dépeçage et de grignotage de territoires est appliquée aussi dans d’autres régions, par exemple dans le sud du pays, pour séparer Deraa de sa campagne à l’est et à l’ouest.

Qu’en est-il du contrôle de la frontière turque, que la Russie a déclaré nécessaire pour stopper les arrivées d’armes livrées aux «terroristes» ?

Le verrouillage de la frontière turque par l’intermédiaire des forces kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD) est déjà bien avancé, tout comme celui de la frontière jordanienne avec les milices iraniennes. Cela aboutit à l’emprisonnement des forces de l’opposition syrienne à l’intérieur des frontières, dans la même logique que l’isolement des différentes poches. Pour ce qui est des livraisons d’armes, il s’agit plutôt d’un prétexte puisque la Syrie croule sous les stocks d’armes accumulées par toutes les forces en présence à travers le territoire, que ce soit les brigades de l’opposition ou les groupes jihadistes. Mais il est fort probable qu’une opération soit menée prochainement pour prendre la dernière zone frontalière encore aux mains de l’opposition, à l’extrême nord-ouest de la Syrie. Cela sous prétexte d’empêcher les livraisons d’armes au Front al-Nusra, présent dans la région d’Idlib.

Estimez-vous que la trêve et les négociations à Genève ne sauveront pas les forces de l’opposition syrienne modérée ?

De nombreux groupes de l’opposition militaire et politique sont conscients qu’ils sont invités à une sorte de capitulation progressive, d’autant que leurs soutiens régionaux, notamment la Turquie et les pays du Golfe, n’ont pas les moyens de les soutenir. D’abord à cause du lâchage américain, mais aussi des menaces auxquelles ils doivent faire face sur leur propre territoire, comme on l’a vu notamment avec les attentats d’Istanbul et d’Ankara. Je crois que les Russes vont balader l’opposition syrienne et le reste du monde quelque temps encore. Après une série de séances de négociations stériles qui aboutiront, au mieux, à un gouvernement où quelques portefeuilles mineurs seront attribués à des personnalités de l’opposition, dont les proches de Moscou, la trêve sera bien finie. Pendant ce temps, les forces du régime continueront, sur le terrain, de dépecer les régions de l’opposition, et les Russes de liquider, par des opérations ciblées, les chefs importants des brigades combattantes, comme ils l’ont déjà fait. Dans six mois, les Russes et le régime renverseront la table des négociations et trouveront en face d’eux les seuls jihadistes. Tout cela pour aboutir à la liquidation totale de l’opposition syrienne non jihadiste, réduisant l’équation, selon la stratégie d’Al-Assad et des Russes, au choix entre le régime et l’organisation Etat islamique (EI ou Daech). Dès lors, les Russes appelleront le reste du monde à rallier leur guerre contre le terrorisme en s’appuyant sur les forces du régime syrien, qui rêve de ce scénario depuis longtemps.

Alors commencerait la véritable guerre contre l’Etat islamique ?

Entre-temps, Daech et les autres groupes jihadistes vont récupérer tous les désespérés syriens, déçus et trompés par tout le monde. Le jihad armé sera perçu comme la seule voie possible pour les Arabes sunnites. Tous les combattants rassembleront leurs forces et leurs expériences de cinq années de lutte armée vers une vague de terreur intérieure et extérieure. Mais depuis le début du conflit en Syrie, tant de rebondissements et de retournements se sont produits qu’on peut aussi s’attendre à un événement extérieur ou intérieur qui remette en question tout ce plan. (Entretien publié dans Libération du 11 mars 2016)

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