Syrie. La crise sanitaire qui pouvait être évitée

snow--informalmakeshift-settlement-amman_0Par Adam P. Coutts et Fouad M. Fouad

La «crise humanitaire» est réelle en Syrie. L’article ci-dessous en donne une description. Elle était prévisible. Et donc pouvait être évitée. La réaction se fait plus forte lorsque les «dangers de son extension» régionale frappent à la porte; ce d’autant plus que les organismes internationaux travaillaient avec le pouvoir de Damas. L’indifférence des pays qui se déclarent, formellement, contre la dictature d’Assad ne se résume pas aux strictes limites de livraison d’armes contre les hélicoptères et l’aviation à l’ASL et aux forces non soumises au «camp djihadiste». Elle se manifeste aussi sur le plan sanitaire. Enfin, la «crise humanitaire» est parfois utilisée médiatiquement pour mettre entre parenthèses la continuité des actions de résistance anti-dictatoriale de la population de diverses villes. Voir à ce propos l’article publié sur ce site en date du 4 janvier 2014. (Rédaction A l’Encontre)

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Le désastre de santé publique en Syrie a mis du temps à arriver au plan international. En trois ans de «conflit» violent, 125’000 personnes ont été tuées et des millions déplacées. L’éruption récente de la polio a concentré l’attention mondiale et la réponse internationale est bienvenue. Cette crise était pourtant prévisible et pouvait être évitée.

L’effondrement du système de soins et le manque d’hygiène basique dans les zones tenues [et détruites par le pouvoir] par l’opposition ont créé les préconditions à l’épidémie de maladies qui peuvent être prévenues au moyen de vaccins. La Syrie a éradiqué la polio il y a 14 ans; le fait que cette maladie ait réapparu représente plus qu’un échec de la fourniture de soins au cours d’une guerre civile. C’est quelque chose qui est le symptôme de la manière dont la communauté internationale – dans sa réponse à la crise – a négligé la santé publique.

La vaccination de personnes dans ce qui est désormais des zones principalement aux mains de l’opposition était déjà en dessous des normes acceptées en 2011, mais la situation s’est détériorée. Des données sur des vaccinations de routine fournies par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) révèlent qu’au cours des deux dernières années, une large part de la population syrienne n’a pas été vaccinée.

A travers le pays, la couverture est passée en dessous de 60% en 2012 et était aussi peu élevée que 50% dans la ville située de l’est de Deir al-Zour, sur la ligne de front entre les forces gouvernementales et rebelles. Les derniers chiffres de l’OMS pour 2013 indiquent que le niveau atteint désormais 36% dans la province largement aux mains des rebelles de Deir al-Zour, bien qu’il se soit maintenu officiellement à 100% dans les zones contrôlées par le gouvernement tel que dans le bastion de Tartus à l’ouest.

Au regard de ces conditions, ce n’était pas une surprise pour les praticiens médicaux que survient un retour de la polio. La question est pourquoi la communauté internationale ne s’est pas mieux préparée face à cette éventualité. Une partie troublante de la réponse réside dans le fait que les agences des Nations Unies elles-mêmes ont aggravé la situation.

A l’instar d’autres agences de l’ONU, l’OMS travaille directement avec le gouvernement syrien. Le bureau syrien de l’OMS se situe dans les bâtiments du ministère de la santé à Damas; beaucoup de ses membres sont d’anciens employés du ministère. Un rapport récent de l’agence Reuters sur la manière dont le gouvernement Assad fait usage de paperasserie et de menaces afin d’empêcher la fourniture d’aide dans les zones aux mains de l’opposition a fait surgir des doutes sur la capacité de l’OMS d’agir avec impartialité.

L’OMS, travaillant avec le gouvernement syrien, à exclu Deir al-Zour de la campagne de vaccinations contre la polio qui a débuté en décembre 2012. Selon l’OMS, la province «n’a pas été comprise dans la campagne car la majorité de ses résidents ont été relocalisés dans d’autres zones du pays.» C’est, dix mois plus tard, la province dans laquelle la polio est réapparue.

Il n’existe pas de preuve sur le fait que la plus grande partie du million d’habitant·e·s de la région ait, en fait, migré. Le Programme alimentaire mondial des Nations Unies a poursuivi sa distribution de nourriture là-bas tout au long des années 2012 et 2013 (avec des interruptions occasionnelles en raison de l’aggravation des conditions de sécurité). En décembre 2012, l’agence a atteint quelque 69’000 personnes à Deir al-Zour.

Une enquête réalisée, le mois denier, l’hebdomadaire allemand Der Spiegel accusait l’OMS de faire de l’obstruction sur les tests d’échantillons de polio en provenance de la région de Deir al-Zour. Ces échantillons ont été fournis par une agence qui œuvre sous l’égide de la Coalition nationale syrienne. Il a fallu près d’un mois pour obtenir les résultats des tests – qui se révélèrent positifs à la poliomyélite – et alors uniquement parce qu’ils provenaient d’un fournisseur indépendant basé en Turquie. Dans ce laps de temps, des milliers de personnes se sont déplacées à travers la Syrie ou se sont enfuies comme réfugié·e·s dans des pays voisins, répandant de la façon la plus probable la maladie.

La dernière version d’un rapport de l’OMS sur la Syrie révèle qu’il a fallu trois mois pour que l’OMS et le ministère syrien de la santé confirment le cas de polio détecté à Alep en juillet 2013. C’était alors quelques semaines avant qu’une campagne nationale de vaccination ne débute.

Les conséquences de ces retards et de ces défaillances débordent désormais largement les frontières syriennes. Le Liban et la Jordanie, où une importante partie des réfugié·e·s syriens ont fui, sont particulièrement en danger. Leurs systèmes de santé publique sont déjà surchargés et sous-financés. Les chiffres de l’Unicef concernant les vaccinations en provenance du ministère libanais de la santé indiquent que seulement 77% de la population a été systématiquement vaccinés contre la polio au cours des dernières années, mettant la santé de milliers d’enfants libanais en danger. Selon Martin Eichner, professeur à l’Université de Tübingen, en Allemagne, et expert de la maladie: «si les chiffres de l’Unicef sont exacts, ils sont alors bien trop bas pour tenir à distance une arrivée de la maladie. Avec 4000 réfugiés syriens qui quittent chaque jour le pays et la majorité d’entre eux entrant au Liban, le virus est déjà au Liban ou il va arriver prochainement.» 

Il n’y a également pas de plan en vue pour organiser la vaccination des personnes qui vivent dans les centaines de campements qui abritent 200’000 Syriens à travers le Liban.

La situation d’urgence ne se limite pas à la polio. Alors que l’épidémie de polio en Syrie a fait la une, d’autres maladies transmissibles telles que l’hépatite A, l’infection qui se transmet par la piqûre d’insecte leishmaniose, la typhoïde et la rougeole sont toutes en augmentation. Des maladies chroniques et non transmissibles comme le diabète, l’hypertension et le cancer tuent également de manière silencieuse les Syriens par dizaines de milliers. Nous savons de crises précédentes que jusqu’à 80% de l’excès de mortalité est attribuable aux conditions sanitaires plus larges pendant et après un conflit.

La situation requiert une tâche immense, mais les agences humanitaires de la région doivent être indépendantes et transparentes. Le personnel des agences des Nations Unies fait face à des défis très réels en Syrie, mais l’OMS doit répondre aux affirmations selon lesquelles elle a refusé de tester les échantillons de polio en provenance de Deir al-Zour, expliquer pourquoi il a fallu trois mois pour confirmer un cas suspect de juillet 2013 et rendre compte d’une meilleure manière sur les raisons qui ont conduit à exclure la zone de sa campagne de vaccination.

Tout ce qui pourrait faillir à cette investigation risque de provoquer plus de morts évitables, non seulement en Syrie, mais à travers toute la région.

(Traduction A l’Encontre. Tribune publiée le 2 janvier 2014 dans l’International New York Times. Adam P. Coutts est un chercheur à la London School of Hygiene and Tropical Medicine. Fouad M. Fouad, un médecin syrien, est professeur assistant de recherche à la faculté des sciences de la santé à l’Université américaine à Beyrouth.)

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