Les médecins syriens, piliers de la résistance à Alep

Un hôpital clandestin dans l’est d’Alep, le 9 juin. karam al-masri
Un hôpital clandestin dans l’est d’Alep, le 9 juin. karam al-masri

Par Benjamin Barthe

La politique de la terre brûlée mise en place par le régime Assad ne les a pas fait fuir. Malgré quatre années de bombardements aveugles, une quarantaine de médecins continuent d’exercer dans la partie est d’Alep, contrôlée par la rébellion. Praticiens locaux engagés dans la révolution, professionnels de la diaspora venus en solidarité, étudiants qui ont terminé leur cursus sur le tas : les derniers docteurs d’Alep, soutenus à bout de bras par un réseau d’ONG internationales, forment une confrérie fragile, soudée par le danger et le devoir, qui joue un rôle déterminant dans la résistance des quartiers rebelles.

« En restant sur place, nous encourageons les habitants à rester et à résister, dit Oussama Abou Al-Ezz, un chirurgien de 32 ans. Si nous devions tous partir, ce serait le signe de la fin. On l’a vu dans d’autres villes, comme à Qoussair [centre-ouest]. La ville est tombée peu après que les médecins l’ont abandonnée. »

Vingt, quarante ou cinquante morts par jour. Depuis la fin mai, le pilonnage d’Alep est et de ses 300 000 habitants a repris avec une intensité qui se rapproche de celle observée durant l’offensive russo-syrienne de février. Comme à leurs habitudes, les forces loyalistes et leurs alliés visent autant les positions des groupes armés que les zones d’habitation et les rares infrastructures civiles à tenir encore debout, au premier rang desquelles figurent les établissements de santé.

Le 27 avril, l’hôpital Al-Qods a été détruit par un tir de missiles, qui a causé la mort de 55 personnes, dont un pédiatre, Mohammed Ouassim Maaz, un dentiste et trois infirmiers, selon Médecins sans frontières, qui soutenait cet établissement. « Je connaissais le docteur Maaz, nous étions ensemble à la fac, relate Hussein Abou Saïd, un autre pédiatre. Nous nous sommes parlé par téléphone, deux heures avant sa mort, pour trouver un lit pour un bébé. »

Le 8 juin, c’est l’hôpital Al-Hakim qui a été soufflé par l’explosion à proximité d’une bombe-baril, ces fûts remplis de TNT et de ferraille, emblématiques de la stratégie de terreur des autorités de Damas. Selon une carte interactive dressée par l’organisation Physicians for Human Rights (PHR), les établissements médicaux du gouvernorat d’Alep ont été frappés à 105 reprises depuis le début du soulèvement, en mars 2011. C’est le chiffre le plus élevé de toutes les provinces syriennes. « La présence de médecins à Alep préserve un minimum de stabilité et c’est exactement ce que cherche à détruire le régime », dit Brita Haj Hassan, le chef du conseil révolutionnaire local, qui fait office de municipalité dans la partie orientale de la ville.

Une dizaine d’hôpitaux demeurent en service. Les toubibs locaux les désignent sous des noms de codes, « M1 » à « M10 », de façon à tromper les écoutes du régime. Mais selon le docteur français Raphaël Pitti, professeur de médecine de catastrophe, qui s’est rendu à 15 reprises dans la région d’Alep depuis 2011, deux à trois structures seulement possèdent encore des capacités chirurgicales. « Elles fonctionnent en sous-sol, pour échapper aux bombardements, dit cet ancien médecin militaire, passé par les guerres de l’ex-Yougoslavie. Les autres centres ne fournissent que des soins postopératoires et des consultations externes. »

Même pénurie en matière de personnel. La ville ne compte plus de prothésiste ou d’hématologue et il n’y a plus qu’un seul gynécologue. Beaucoup de spécialistes ont fui. D’autres ont été tués. Selon le PHR, 107 membres des professions de santé (docteurs, infirmiers, ambulanciers, etc.) ont péri, victimes de la répression du soulèvement anti-Assad, dans le gouvernorat d’Alep, depuis 2011. « On estime qu’il ne reste dans les zones libérées que 10 % des docteurs qui s’y trouvaient avant le début de la guerre », expose Mohamed Katoub, membre de la Syrian American Medical Society (SAMS).

Pour garantir un minimum de présence aux urgences, un système de rotation s’est mis en place. Pendant qu’une quinzaine de blouses blanches se reposent en Turquie, une trentaine restent à Alep-est, barricadées dans les hôpitaux, au service de la population. Et ainsi de suite. « J’assure 125 à 150 consultations par jour, contre 10 à 15 avant la guerre, dit le pédiatre Hussein Abou Saïd. La plupart concernent des cas de problèmes respiratoires, dus aux nuages de poussière soulevés par les explosions. Ça rassure les mères que nous soyons toujours là. »

107 membres des professions de santé ont péri depuis 2011

Les salaires de ce collectif sont payés par un réseau d’ONG, comme SAMS, Médecins du monde, Médecins sans frontières, le Croissant-Rouge turc et son homologue qatari. Les mêmes organisations humanitaires assurent le ravitaillement des centres médicaux et leur reconstruction après chaque bombardement. Un mois et demi après avoir été touché par un missile, l’hôpital Al-Qods a repris du service, sur un seul étage au lieu de trois auparavant. « Il y a une course de vitesse entre les ONG qui cherchent à reconstruire et les forces pro-régime, qui cherchent à démolir », confie le chirurgien Abou Al-Ezz.

Sans la détermination des médecins, rien ne serait possible. Leur capacité à reprendre le travail, après dix jours de pause en Turquie, dépend, très prosaïquement, de leur aptitude à traverser la route de Castello. Cet axe d’environ 5 km, au nord-ouest d’Alep, est la dernière voie d’approvisionnement des quartiers rebelles. Depuis dix jours, elle est sous la menace des chars du régime, des avions russes et des tireurs embusqués kurdes, dans le secteur mitoyen de Cheikh Maksoud. Les carcasses de voitures calcinées et les cratères qui jonchent le macadam donnent une idée du danger que représente le franchissement de cette route. « Avant de se lancer, on enfile un gilet pare-balles et on fait sa prière », soupire Husseïn Abou Saïd.

« Dans toutes les zones de conflit que j’ai sillonnées dans ma carrière, les ONG étrangères avaient une forme de présence sur le terrain, dit Rapahël Pitti. Mais en Syrie, les humanitaires ne sont pas sur place. Les habitants sont laissés à eux-mêmes. A Alep comme ailleurs, les médecins syriens écrivent une page d’histoire de la médecine. » (Article publié dans Le Monde daté du 16 juin 2016)

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Note A l’Encontre: voir de même le reportage d’Anne Barnard, publié dans le New York Times du 28 avril 2016, reportage accompagné d’une vidédo: http://www.nytimes.com/2016/04/29/world/middleeast/aleppo-syria-strikes.html

 

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