La vérité sanglante du goulag syrien

Saidnaya, la prison abattoir de Bachar

Pendant sept ans, les journalistes du New York Times ont interviewé des dizaines de survivants des prisons syriennes et de parents des détenus et des disparus. Ils ont analysé les documents officiels du régime et examiné des centaines de pages de témoignages judiciaires ou provenant d’autres sources. Un portrait glaçant de la thanatocratie de Bashar al-Assad et de son univers de terreur. Traduction par Marc Saint-Upéry de l’article d’Anne Barnard, « Inside Syria’s Secret Torture Prisons : How Bashar al-Assad Crushed Dissent », New York Times Magazine, 11 mai 2019. Texte qu’il nous a transmis et qui est disponible sur son blog. (Rédaction A l’Encontre)

GAZIANTEP, Turquie – Muhannad Ghabbash est resté suspendu par les poignets pendant des heures pendant que des agents des services de sécurité syriens le battaient jusqu’au sang, l’électrocutaient et le menaçaient en lui mettant une arme dans la bouche.

Ghabbash, un étudiant en droit d’Alep âgé de 31 ans, confessa son crime à plusieurs reprises : il avait organisé des manifestations pacifiques contre le gouvernement. Mais les séances de torture continuèrent pendant douze jours, jusqu’à ce qu’il rédige des aveux fictifs dans lesquels il se déclarait coupable d’avoir planifié un attentat à la bombe.

Ce n’était qu’un début.

Il fut alors transporté par avion dans la prison surpeuplée de la base aérienne de Mazzeh, à Damas, la capitale syrienne. Lui et d’autres détenus y furent suspendus nus à une clôture où les gardes les arrosaient d’eau froide pendant les nuits d’hiver. D’après son témoignage, corroboré par d’autres survivants, un officier qui se faisait appeler Hitler avait eu une idée ingénieuse pour distraire ses collègues à l’heure du dîner : il forçait les prisonniers à imiter des animaux ; ceux qui n’aboyaient pas, ne miaulaient pas ou ne brayaient pas correctement étaient battus

Dans un hôpital militaire, il vit un infirmier gifler violemment un amputé qui suppliait qu’on lui donne des analgésiques. Dans une autre prison encore, en un seul mois, dix-neuf de ses compagnons de cellule ont succombé à la maladie, à la torture ou à la simple négligence sanitaire.

« J’ai eu de la chance », estime Ghabbash, qui a survécu dix-neuf mois en détention jusqu’à ce que ses proches réussissent à le faire libérer en soudoyant un juge.

Au terme de huit ans de révolte, le régime du président syrien Bashar al-Assad est aujourd’hui proche d’obtenir la victoire sur les insurgés. Le succès de la répression doit beaucoup à la mise en place d’un gigantesque système clandestin d’arrestations arbitraires et de centres de torture. Tandis que l’armée syrienne, soutenue par la Russie et l’Iran, disputait le territoire aux rebelles armés, le gouvernement menait une guerre impitoyable contre les civils, jetant des centaines de milliers de personnes dans des cachots répugnants où des milliers d’entre elles ont été torturées et assassinées.

Près de 128 000 Syriens n’en sont jamais sortis et sont présumés morts ou toujours incarcérés, selon le Réseau syrien pour les droits humains (Syrian Network for Human Rights, SNHR), un organisme indépendant qui tient le compte le plus rigoureux et le plus crédible des victimes. Près de 14 000 d’entre eux sont « morts sous la torture ». De nombreux prisonniers succombent dans des conditions si terribles qu’une enquête des Nations Unies a qualifié ce processus de véritable « extermination ».

Aujourd’hui, alors que la guerre semble toucher à sa fin, que l’opinion publique internationale relâche son attention et que nombre de pays commencent à normaliser leurs relations avec la Syrie, le rythme des arrestations, des tortures et des exécutions s’accélère. Les chiffres de la répression avaient déjà connu un pic dans les premières années du conflit, les plus sanglantes, mais l’année dernière (2018), le SNHR a enregistré 5607 nouvelles arrestations qu’il qualifie d’arbitraires – soit plus de 100 par semaine et presque 25% de plus que l’année précédente.

Des détenus ont récemment réussi à faire sortir de prison des messages clandestins selon lesquels des centaines de personnes sont envoyées dans un site d’exécution, la prison de Saidnaya. Des prisonniers récemment libérés signalent eux aussi que les assassinats s’y accélèrent.

Les enlèvements et les assassinats commis par l’État islamique en Syrie ont davantage retenu l’attention en Occident, mais le nombre des victimes du système carcéral syrien est très largement supérieur à celui de Daesh. Elles constituent environ 90% des disparitions recensées par le SNHR. Le gouvernement syrien nie l’existence d’abus systématiques, mais des documents officiels récemment découverts prouvent que de hauts responsables syriens répondant directement à Bashar al-Assad ont ordonné des détentions massives et sont au courant de nombre d’atrocités.

Les enquêteurs sur les crimes de guerre de la Commission pour la justice et la responsabilité internationale (Commission for International Justice and Accountability, CIJA), une association à but non lucratif, ont eu accès à des notes de service du gouvernement ordonnant des mesures de répression et faisant référence aux décès en prison. Ces notes sont signées par de hauts fonctionnaires des services de sécurité syriens, y compris des membres de la Commission centrale de gestion des crises, qui est directement sous les ordres de Bashar al-Assad.

Un document du service de renseignement militaire fait référence aux décès sous la torture et à l’abjection des conditions de détention. D’autres notes de service font état des décès de détenus, dont certains ont été ultérieurement identifiés parmi les photos de milliers de cadavres de prisonniers exfiltrées clandestinement par un transfuge de la police militaire syrienne. Deux d’entre elles autorisent explicitement le traitement « sévère » de certains détenus.

Une note de service du chef du renseignement militaire, Rafiq Shehadeh, laisse entendre que les cadres du régime sont préoccupés par la possibilité de futures poursuites judiciaires : elle ordonne aux officiers de lui signaler tous les décès et de prendre des mesures pour assurer l’« immunité judiciaire » des agents des services de sécurité.

Lors d’une interview dans son bureau situé dans un palais ottoman de Damas en 2016, Bashar al-Assad a mis en doute la véracité des récits des survivants et des familles des disparus. Interrogé sur des cas précis, il a rétorqué : « Parlez-vous d’allégations ou de cas concrets ? » D’après lui, les membres des familles des supposées victimes mentent lorsqu’ils prétendent avoir vu des agents des services de sécurité enlever de force leurs êtres chers.

Pour le président syrien, tous les abus sont des erreurs isolées qui sont inévitables dans une guerre : « C’est arrivé en Syrie comme cela est arrivé partout dans le monde, dans n’importe quel pays. Mais ce n’est pas une politique délibérée. »

Pendant sept ans, le New York Times a interviewé des dizaines de survivants et de parents de détenus morts ou disparus, a analysé des documents officiels syriens décrivant en détail les décès en prison et la répression de la dissidence et examiné des centaines de pages de témoignages contenus dans les rapports sur les droits humains et les archives judiciaires.

Les récits de survivants recueillis dans cet article confirment les témoignages d’autres prisonniers des mêmes centres de détention et sont étayés par des documents officiels du gouvernement syrien et par les photos susmentionnées prises dans les prisons syriennes.

Le système carcéral fait partie intégrante de l’effort de guerre de Bashar al-Assad. Il a permis d’écraser le mouvement de protestation civile et a entraîné l’opposition dans un conflit armé où elle ne pouvait pas l’emporter.

Au cours des derniers mois, le gouvernement syrien a tacitement reconnu que des centaines de personnes sont mortes en détention. Sous la pression de Moscou, Damas a confirmé le décès d’au moins plusieurs centaines de prisonniers en délivrant des certificats de décès ou en les inscrivant comme morts dans les dossiers d’enregistrement des familles. Pour le fondateur du SNHR, Fadel Abdul Ghany, cette démarche envoie un message très clair aux citoyens : « Nous avons gagné, nous avons bien commis ces exactions, et elles resteront impunies. »

Il y a peu d’espoir de pouvoir demander des comptes aux responsables de ces actes dans un avenir proche. Mais il existe un mouvement croissant visant à obtenir justice par le biais des tribunaux européens. Des magistrats français et allemands ont fait arrêter trois anciens officiers de services de sécurité et émis des mandats d’arrêt internationaux contre le chef de la sécurité nationale syrienne, Ali Mamlouk, le directeur du renseignement de l’armée de l’air, Jamil Hassan, et d’autres hauts fonctionnaires responsables de la torture ou du décès en prison de citoyens ou résidents de leur pays.

Reste que Bashar al-Assad et ses lieutenants sont toujours au pouvoir, à l’abri des poursuites, protégés par la Russie, sa puissance militaire et son veto au Conseil de sécurité des Nations Unies. Parallèlement, les États arabes sont en train de rétablir leurs relations avec Damas et les pays européens envisagent de faire de même. L’aspiration du président étatsunien Donald Trump à retirer la plupart des 2000 soldats américains stationnés dans l’est de la Syrie réduit encore plus la capacité d’influence déjà faible de Washington dans un conflit qui en est à sa neuvième année.

L’impunité n’est pas seulement un problème interne syrien. Sans changements garantissant leur sécurité, les cinq millions de réfugiés syriens au Moyen-Orient et en Europe ne se risqueront pas à rentrer chez eux sous peine d’y subir une arrestation arbitraire. Et à une époque où l’autoritarisme est en vogue, de l’extrême-droite européenne à l’Arabie saoudite, Bashar al-Assad a démontré que l’usage d’un maximum de violence contre la dissidence civile peut être une stratégie gagnante.

Pour Mazen Darwish, un avocat syrien résident à Berlin, où il prête assistance aux magistrats allemands travaillant sur les violations des droits humains en Syrie, « il ne s’agit pas d’une affaire exclusivement syrienne. Les gens ont oublié ce qu’est une dictature, parce que nous avons joui de 70 ans de paix après la Seconde Guerre mondiale. Mais les droits humains ne sont pas dans l’ADN des États ou des politiciens. La recherche de la justice n’est pas un luxe réservé aux Syriens. C’est un problème du monde entier. »

Un goulag en expansion

Le système carcéral syrien contemporain est une version considérablement renforcée de celui édifié par le père de Bashar al-Assad, le président Hafez al-Assad. En 1982, en réponse à un soulèvement armé des Frères musulmans à Hama, al-Assad père a rasé une bonne partie de la ville et fait arrêter des dizaines de milliers de personnes : des islamistes, mais aussi des dissidents de gauche et de simples citoyens capturés au hasard.

Pendant deux décennies, près de 17 000 détenus ont disparu, dévorés par un système mettant en œuvre un répertoire de torture emprunté aux colonialistes français, aux dictatures de la région et même aux nazis : au nombre des conseillers en sécurité de Hafez al-Assad, on comptait Alois Brunner, collaborateur en fuite d’Adolf Eichmann.

Lorsque Bashar al-Assad a succédé à son père en 2000, il a maintenu en place le même système carcéral.

Chacun des quatre services de renseignement syriens – le renseignement militaire, la police politique, le renseignement de l’armée de l’air et la sécurité d’État – a des antennes locales dans toute la Syrie. La plupart ont leur propre prison. Les enquêtes de la CIJA montrent qu’il en existe des centaines.

C’est la détention et la torture de plusieurs adolescents accusés d’avoir peint des graffitis critiques à l’égard de Bashar al-Assad qui ont poussé en mars 2011 les Syriens à se joindre aux soulèvements alors en cours dans les pays arabes. Les manifestations protestant contre le traitement infligé à ces jeunes gens ont bientôt débordé leur ville natale, Deraa, entraînant encore plus d’arrestations, lesquelles galvanisaient à leur tour les protestations.

Un flot de détenus venus de toute la Syrie a bientôt rejoint les dissidents enfermés dans la prison de Saidnaya. Il y avait de tout parmi les nouveaux détenus, « de l’éboueur au paysan en passant par l’ingénieur et le médecin, toutes les classes de la population syrienne », explique Riyad Avlar, un citoyen turc détenu pendant vingt ans après avoir été arrêté en 1996, à l’âge de 19 ans, alors qu’il était étudiant, pour avoir interviewé des Syriens sur un massacre ayant eu lieu en prison.

D’après son témoignage, la torture est devenue de plus en plus fréquente ; les nouveaux arrivants sont agressés sexuellement, frappés sur les parties génitales, et forcés de se battre entre eux ou même de s’entretuer.

Personne ne sait exactement combien de Syriens sont passés par ce système depuis lors ; les estimations des groupes de défense des droits humains vont de plusieurs centaines de milliers à un million. Le gouvernement de Damas ne publie pas de chiffres sur ses prisons.

De l’avis général, le système est débordé. Certains détenus politiques ont atterri dans des prisons ordinaires. Les forces de sécurité et les milices pro-gouvernementales ont créé d’innombrables geôles de fortune dans les écoles, les stades, les immeubles de bureaux, les bases militaires et les postes de contrôle de l’armée.

Le chiffre de 127 916 personnes actuellement victimes du système avancé par le SNHR est probablement en deçà de la réalité. Il repose sur le nombre d’arrestations signalées par les familles des détenus et d’autres témoins et ne comprend pas les personnes libérées par la suite ou dont le décès a été confirmé.

En raison du secret maintenu par les autorités, personne ne sait combien de gens sont morts en détention, mais les documents officiels et les photographies disponibles montrent que les décès se comptent par milliers.

Un ancien officier de la police militaire, connu uniquement sous le sobriquet de César pour des raisons de sécurité, avait pour tâche de photographier les cadavres. Il a fui la Syrie avec des images d’au moins 6700 cadavres émaciés et portant des traces de torture qui ont choqué l’opinion internationale lorsqu’elles ont été diffusées en 2014.

Mais il a pu aussi photographier sur le bureau de son chef des notes de service rapportant des décès à ses supérieurs hiérarchiques. À l’instar des certificats émis ces derniers temps par les autorités, ces notes de service mentionnent la cause du décès comme étant un « arrêt cardiaque ». L’un de ces documents identifie un détenu qui apparaît également sur l’une des photos de César ; son œil a été arraché.

Une étrange épidémie de maladies cardiaques semble avoir frappé les prisons syriennes, souligne Mazen Darwish, l’avocat spécialiste des droits humains : « C’est sûr, quand ils meurent, leur cœur s’arrête. »

Une visite guidée de la torture

Muhannad Ghabbash, l’agitateur d’Alep, a survécu à la torture dans au moins douze établissements carcéraux, ce qui fait de lui, selon ses propres dires, un véritable « guide touristique » du système. Son odyssée a commencé en 2011, alors qu’il avait 22 ans. Ce sont les manifestations pacifiques de la banlieue damascène de Daraya qui inspirèrent à ce fils aîné d’un entrepreneur du bâtiment bénéficiaire de contrats publics l’idée organiser des manifestations à Alep.

Il fut arrêté en juin 2011, puis relâché après s’être engagé à ne plus manifester.

« Je n’ai pas tenu ma promesse », dit-il avec un sourire.

Au mois d’août, il fut de nouveau appréhendé – la semaine même où, comme le signale un rapport de la CIJA, les proches de Bashar al-Assad ordonnèrent un durcissement de la répression, critiquant le « laxisme » des autorités provinciales et les exhortant à arrêter « tous ceux qui incitent les gens à manifester ».

Muhannad Ghabbash fut donc systématiquement suspendu, battu et fouetté dans une série de centres de détention appartenant à l’armée et aux services de renseignements. Finalement, ses persécuteurs lui rendirent sa liberté, non sans l’accompagner d’un sévère avertissement, le même qu’ils transmettaient à de nombreux jeunes gens comme lui : il avait tout intérêt à quitter le pays.

Alors même qu’elles relâchaient les détenus les plus radicaux de la prison de Saidnaya, des islamistes condamnés à de longues peines qui n’allaient pas tarder à passer à la tête de groupes rebelles, les autorités cherchaient à se débarrasser de l’opposition civile. Selon les critiques du régime, cette double stratégie aurait eu pour but de déplacer le conflit sur le terrain militaire, où Bashar al-Assad et ses alliés étaient en position de force.

Alors que les civils qui partageaient ses vues fuyaient le pays ou étaient incarcérés et que les forces de sécurité tiraient sur les manifestants, Ghabbash s’efforçait de dissuader ses alliés de prendre les armes et de faire le jeu du gouvernement.

Il fut bientôt arrêté une troisième fois, à Alep, par les services de renseignement de l’armée de l’air. Ce qui l’a le plus marqué lors de cette captivité, c’est l’insistance surréaliste de ses interrogateurs sur les formalités de la procédure judiciaire. L’accusant d’un attentat à la bombe apparemment imaginaire – à une époque où aucun groupe insurgé n’avait encore frappé Alep –, ils avaient tout le pouvoir de l’inculper à leur guise, mais n’en insistaient pas moins pour obtenir de lui des aveux en bonne et due forme.

Le « pneu ». © Amnesty International / Mohamad Hamdoun

Parfois, ses tortionnaires l’entravaient dans un pneu pour le battre. Il s’évanouissait, puis se réveillait nu dans un couloir glacial, et les coups reprenaient de plus belle. Un agent introduisit une arme dans sa bouche ; un autre prétendit que les cris d’une femme qu’on entendait hors de la pièce étaient ceux de sa mère.

Son récit est très similaire à ceux d’autres personnes détenues dans le même centre, mais certains témoignages sont encore plus terrifiants. Un survivant, qui nous a demandé d’être cité comme Khalil K. pour protéger sa famille vivant toujours en Syrie, a vu l’agonie d’un adolescent se prolonger pendant vingt et un jours après que ses interrogateurs l’eurent arrosé d’essence et lui eurent mis le feu.

« En mon âme et conscience, je ne pouvais pas avouer un acte que je n’ai pas commis », se souvient Ghabbash. « Ils s’y mettent à cinq pour t’interroger. Tu meurs de froid, tu meurs de soif, tu as du sang sur les lèvres, tu ne peux pas te concentrer. Tout le monde crie, tout le monde te frappe. »

Récupérant les ongles arrachés de ses orteils et les lambeaux de peau de ses plantes de pied suppliciés, il les conserva dans sa poche dans l’espoir de les montrer un jour à un juge. Jusqu’au moment où on lui confisqua son pantalon.

Le douzième jour, il rédigea ses aveux.

« Il faut que ça ait l’air convaincant, lui recommanda un certain capitaine Maher. Un chauffeur t’a conduit sur place. À quoi ressemblait-il ? Il était plutôt grand, petit, gros ? »

Ghabbash décrivit une automobile de couleur gris argent et « un grand type avec des lunettes et des cheveux tirant vers le blond ».

« Je me suis dit que j’avais un certain talent d’écrivain. »

Des châtiments surréalistes

En mars 2012, Muhannad Ghabbash fut transporté par avion à la base militaire aérienne de Mazzeh, qui jouxte un quartier aisé de Damas.

D’après son témoignage et celui de nombreux autres survivants, il existait alors un vaste système de transport entre les prisons. Les détenus étaient torturés à chaque étape de leur voyage, que ce soit en hélicoptère, en autobus ou en avion. Certains disent avoir passé des heures enchaînés par un bras à des crochets à viande dans des camions de boucherie normalement utilisés pour transporter des carcasses d’animaux. La nouvelle cellule de Ghabbash était d’un modèle courant : un peu moins de quatre mètres sur trois, et tellement surpeuplée que les prisonniers devaient s’organiser pour dormir en alternance.

Dans le couloir, il y avait un homme menotté et les yeux bandés. C’était Mazen Darwish, l’avocat spécialisé en droits humains. Il était puni pour avoir voulu expliquer à un juge les lois syriennes garantissant un procès équitable. Il nous a décrit la nature de sa punition : « J’étais nu, privé d’eau et de sommeil, forcé à boire mon urine. »

Au fur et à mesure que les forces insurgées gagnaient du terrain et que l’aviation du gouvernement bombardait les quartiers rebelles, les formes de torture dans les prisons devenaient plus brutales et plus perverses. Les survivants parlent de traitements sadiques, de viols, d’exécutions sommaires et de détenus qu’on laissait agoniser sans soigner leurs blessures ou leurs maladies.

Ghabbash eut bientôt droit à son propre châtiment sur mesure. Il fut interrogé par un homme se faisant appeler Suhail Hassan – peut-être s’agissait-il de Suhail Hassan Zamamam, qui était à la tête des prisons de l’armée de l’air, d’après une base de données gouvernementale –, qui lui demanda comment il voyait la solution du conflit syrien.

« Il faut organiser de vraies élections, répondit-il. Tout ce que le peuple voulait c’était des réformes, mais vous avez réagi par la force. Le problème, c’est que si on n’est pas d’accord avec vous, on se fait massacrer. »

Résultat : un mois de torture supplémentaire, qui atteignit parfois des sommets de bizarrerie.

Un garde qui se faisait appeler Hitler organisait à l’intention de ses collègues des séances de divertissements sadiques à l’heure du dîner. Il apportait de l’arak et des narguilés « pour mettre l’ambiance ». Forcés à se prosterner, des prisonniers étaient transformés en tables ou en chaises vivantes. D’autres devaient se faire passer pour des animaux. « Hitler » dirigeait ses « acteurs » en les frappant brutalement.

« Le chien devait aboyer, le chat miauler, le coq chanter, raconte Ghabbash. Tout ça sous les ordres de Hitler. Quand il caressait un chien, l’autre chien devait se montrer jaloux. »

Le « public » incluait les prisonniers des cellules voisines ou les détenus suspendus les yeux bandés à des grillages en mailles métalliques, dont les témoignages confirment le récit de Ghabbash. Les gardes obligeaient ces derniers à les supplier de leur donner à boire, après quoi ils les aspergeaient avec des tuyaux.

Au bout de plusieurs semaines, voire de plusieurs mois, les prisonniers avaient souvent enfin droit à être jugés dans des procès d’à peine quelques minutes, sans bénéficier d’un avocat. En témoigne l’expérience de Ghabbash, traduit en 2012 devant un « tribunal militaire d’urgence » en 2012. Le juge l’inculpa d’« acte de terrorisme ayant entraîné la destruction de biens publics » et le condamna à mort.

« Mon procès a duré une minute et demie », se souvient Ghabbash.

Il s’attendait à être transféré à Saidnaya, qui fonctionnait alors comme centre d’exécution massive. Selon un rapport d’Amnesty International, des milliers de personnes y ont été pendues à l’issue de procès sommaires.

Il était persuadé que c’était la fin. Mais ce ne fut pas le cas. Il allait endurer une nouvelle année de sévices quotidiens.

Son dernier séjour en captivité eut lieu dans une prison de fortune des environs de Damas, un bunker souterrain appartenant à la IVe division, un corps d’élite sous les ordres de Maher al-Assad, frère du président syrien. D’après les survivants, des officiers portant l’insigne de cette unité venaient de temps à autre examiner les conditions des prisonniers. Mais en réalité, ajoutent-ils, ce sont les services de renseignement de l’armée de l’air qui s’en servaient pour remédier à la surpopulation de la prison de Mazzeh, un fait confirmé par les dossiers de la CIJA.

L’heure n’était plus aux interrogatoires.

« On vous torturait juste pour vous torturer », explique Mazen Darwish, qui fut aussi transféré dans ce centre souterrain. « C’était pour se venger, pour vous tuer, pour vous briser. »

Lorsqu’ils narrent leur expérience, les survivants font souvent preuve d’humour noir, ne serait-ce que parce qu’ils savent que d’autres ont souffert bien pire.

« Bon, oui, j’ai été battu, j’ai dû aboyer à quatre pattes comme un chien, admet Muhannad Ghabbash, mais il y en a qui sont morts ou qui ont été violés. »

Viols et agressions sexuelles

D’après le rapport publié en 2018 par une commission d’enquête des Nations Unies, des femmes et des jeunes filles ont été violées et agressées sexuellement dans au moins une vingtaine de locaux des services de renseignement syriens. Dans quinze d’entre eux, ce sont des hommes et de jeunes garçons qui ont été victimes de sévices analogues.

L’agression sexuelle est doublement traumatisante dans les communautés musulmanes traditionnelles, où les survivants sont souvent stigmatisés, voire victimes de soi-disant « crimes d’honneur ». D’après diverses sources, il est arrivé que des membres de la famille tuent de leurs propres mains d’ex-détenues, parfois sur la simple présomption qu’elles avaient été violées.

Mariam Khleif, une jeune femme de 32 ans originaire de Hama et mère de cinq enfants, a été violée à plusieurs reprises pendant sa détention. Elle avait aidé des manifestants blessés et livré des fournitures médicales aux rebelles, actes que le gouvernement qualifia de terrorisme.

En septembre 2012, des agents de sécurité l’ont enlevée à son domicile. Dans le bureau 320 de la sécurité de l’État, à Hama, l’enquêteur en chef s’est présenté comme le colonel Suleiman. Les archives du CIJA montrent que Mme Khleif a bien été détenue et qu’un certain colonel Suleiman Juma était à la tête des services à Hama.

Mariam Khleif habite aujourd’hui un petit appartement à Reyhanli, en Turquie, où elle nous a accordé un entretien : « Il mangeait des pistaches et nous crachait les coques dessus. Il ne nous a épargné aucune obscénité. »

Elle était détenue avec six autres femmes dans une minuscule cellule souterraine. Les gardiens l’ont suspendue aux murs et l’ont tabassée, lui faisant perdre toutes ses dents. Elle vit un prisonnier qui se plaignait d’avoir faim être traîné de force aux toilettes, où on lui remplit la bouche d’excréments, une méthode confirmée par les témoignages d’autres survivants.

« À minuit, ils emmenaient les plus belles filles chez le colonel Suleiman pour les violer. Je me souviens du colonel Suleiman et de ses yeux verts », raconte Mariam Khleif en reconnaissant l’officier sur les photos des funérailles d’un de ses collègues, avant de fondre en larmes.

Le colonel et ses amis – des hommes en survêtement – agressaient les femmes sur un lit dans une chambre attenante à son bureau et décorée du portrait de Bashar al-Assad. Ils aspergeaient leurs victimes d’arak, un sacrilège supplémentaire pour des femmes musulmanes qui ne boivent pas d’alcool.

Il n’y avait pas de toilettes dans la cellule des femmes, dont le sol était taché du sang des victimes de ces viols brutaux. Une codétenue de Mariam Khleif fit une fausse couche. Lorsque sa cousine réussit à négocier sa libération un mois plus tard, la jeune femme avait perdu un tiers de son poids. Après sa sortie de prison, elle s’enfuit en territoire rebelle pour y travailler comme aide-soignante.

Interrogée séparément, une autre survivante a elle aussi raconté aux enquêteurs de la CIJA avoir été violée par le colonel Juma à la même époque, dans la même prison. Les détails de son récit confirment celui de Mme Khleif.

Même les femmes qui n’ont pas été violées rapportent avoir été victimes d’attouchements, d’insultes à caractère sexuel, de menaces de viol visant à obtenir des aveux et de prétendues « fouilles » des cavités corporelles.

Plusieurs survivantes ont témoigné séparément que, dans un centre d’interrogation de Damas, l’enquêteur en chef s’était réservé la tâche de les pénétrer avec ses doigts. Il était surnommé Sharshabîl, le nom arabe de Gargamel, le sorcier maléfique des Schtroumpfs. Une de ses victimes, qui porte un hijab, rapporte que Sharshabîl caressait ses cheveux et son corps nu pendant l’interrogatoire, détails qu’elle a cachés à sa famille.

Parce qu’elle avait « perdu son honneur » et à cause de ses opinions politiques, la famille de Mariam Khleif l’a reniée. Son frère, qui est partisan du régime, lui a envoyé des menaces de mort par SMS ; son mari a divorcé.

Mais le conflit a fait changer d’attitude certains hommes pourtant conservateurs. D’après les témoignages de plusieurs survivantes et de leurs parents de sexe masculin, il existe des familles qui honorent maintenant les victimes d’agression sexuelle comme des blessés de guerre.

Mme Khleif n’a rien caché de ses épreuves à son nouveau mari, un ancien rebelle. « Tu es une médaille sur ma poitrine, tu es la couronne sur ma tête », lui a-t-il dit. « Il a cuisiné pour moi, il m’a massé le visage avec de l’huile. Il m’a rendue à moi-même. »

Des conditions de détention épouvantables

Outre les cas de torture, l’insalubrité des conditions de détention est si extrême et systématique qu’un rapport des Nations Unies les a définies comme une forme d’extermination et un crime contre l’humanité.

Bien souvent, il n’y avait pas de toilettes dans les cellules, rapportent d’anciens détenus, qui n’avaient droit qu’à quelques secondes par jour dans les latrines. Atteints de diarrhée et d’infections urinaires endémiques, ils se soulageaient dans des cellules surpeuplées. En général, les repas se limitaient à une ration insuffisante d’une pitance infecte. Certains détenus s’effondraient psychologiquement et se laissaient pratiquement mourir. Les médicaments étaient délivrés au compte-gouttes et les blessures n’étaient pas traitées.

Mounir Fakir n’a que 39 ans, mais après ce qu’il a vécu à Mazzeh, à Saidnaya et dans d’autres prisons, il fait au moins dix ans de plus. Vétéran de la dissidence, il a été arrêté alors qu’il se rendait à une réunion de l’opposition non-violente. Les photos d’avant et d’après sa détention sont éloquentes : jadis plutôt corpulent, il était si maigre lors de sa libération que son épouse ne l’a pas reconnu.

À Saidnaya, se souvient Fakir assis devant un thé fumant dans un café d’Istanbul, le châtiment pour avoir simplement parlé ou « s’être endormi sans autorisation » était la torture par le froid. Une fois, pendant plus d’un mois, ses compagnons de cellule se sont vu confisquer toutes leurs couvertures et tous leurs vêtements ; ils étaient condamnés à dormir nus par des températures glaciales. Parfois, les gardiens refusaient de leur donner de l’eau. Ils essayaient de se laver en se frottant la peau avec le sable déterré par les fourmis qui creusaient les fissures du sol.

Le jour de notre rencontre, Mounir Fakir célébrait l’anniversaire de la mort d’un compagnon de cellule victime d’une infection dentaire non traitée. Sa mâchoire était tellement enflée qu’elle doublait presque la taille de son crâne. Mais le « traitement » médical lui aussi peut être mortel. D’après les témoignages de Fakir, d’autres survivants et de déserteurs, tortures et assassinats sont pratiqués dans les mêmes hôpitaux où, à quelques couloirs de distance, des dignitaires du régime rendent visite à des officiers blessés,

Fakir fut conduit à deux reprises à l’hôpital militaire 601, un bâtiment de l’époque coloniale avec de hauts plafonds et une vue sur Damas. À chaque lit étaient enchaînés jusqu’à six prisonniers complètement nus.

« Quand il y en a un qui meurt, ça fait une place de plus, explique Fakir. Et parfois, on désire qu’il meure, pour pouvoir récupérer ses vêtements. »

Un jour, il a vu le personnel hospitalier refuser sa dose d’insuline à un diabétique, un jeune serveur de 20 ans, jusqu’à ce qu’il en meure. Régulièrement, la nuit, un homme qui servait à la fois d’infirmier et de gardien et se faisait appeler Azraël – l’ange de la mort – entraînait un patient derrière une porte en verre dépoli : « On voyait juste une silhouette qui assénait des coups, on entendait des cris, et puis c’était le silence – un silence étouffant. Le matin, on butait sur un corps dans le couloir menant aux toilettes. Il y avait des corps empilés. On piétinait les corps de nos camarades, pieds nus. »

Muhannad Ghabbash se souvient lui aussi d’« Azraël ». Il avait été transporté dans le même hôpital avec une infection qui lui a laissé une profonde cicatrice sur la jambe. Un soir, il a entendu les gémissements d’un amputé qui implorait qu’on lui donne des analgésiques. Un homme lui a répondu : « T’inquiète, je vais m’occuper de toi. »

Faisant semblant de dormir, Ghabbash plissa les yeux pour voir ce qui se passait. L’homme brandit un bâton à pointe métallique : « Je suis Azraël ». Il frappa alors le patient à la tête jusqu’à transformer son visage en une bouillie de chair ensanglantée. Ghabbash dut transporter le cadavre dans un cabinet de toilettes donnant sur le couloir. Il y avait déjà deux corps à l’intérieur.

Les codétenus de Mounir Fakir lui expliquèrent qu’il fallait transporter les cadavres d’abord dans les toilettes, puis sur le parking de l’hôpital, où César les prenait en photo. « Les gens ne voulaient pas me croire. Et puis les photos de César ont été rendues publiques. »

Un survivant d’une autre prison, Omar Alshogre, raconte qu’il avait reçu l’ordre d’inscrire des numéros sur le front des cadavres, comme on peut le voir sur les photos de César. Mais comme les cadavres ne cessaient de s’accumuler et commençaient à se décomposer, il devait écrire les numéros sur des bouts de papier et dégager des lambeaux de corps à la pelle.

Des documents officiels obtenus par la CIJA montrent que le chef du renseignement militaire, un membre du Bureau de la sécurité nationale de Bashar al-Assad, était au courant du nombre croissant de décès en prison.

Une note de service datant de décembre 2012 faisait état de l’augmentation du nombre de décès de prisonniers et mentionnait les piles de cadavres en décomposition s’entassant dans les hôpitaux. Elle ordonnait aux fonctionnaires d’informer la hiérarchie des causes de ces décès et du contenu des aveux obtenus – si possible en termes suffisamment vagues pour protéger les dits fonctionnaires de toute responsabilité face à « une quelconque autorité judiciaire future ».

Un an plus tard, une autre note de service indiquait que le nombre de décès continuait d’augmenter et soulignait qu’il était « impératif de veiller à la propreté, à l’hygiène et à la santé des détenus pour préserver des vies et réduire le taux de mortalité qui a considérablement augmenté ces derniers temps ».

L’auteur de ce document se plaignait d’une pénurie d’interrogateurs. Au terme d’une longue liste d’« erreurs » citant entre autres le temps perdu au niveau de la paperasse administrative, il mentionnait « le passage à tabac et la torture des détenus ».

« Ils ont l’air de dire aux gens de bien se comporter, explique Nerma Jelajic, porte-parole de la CIJA, mais nous savons bien dans quel contexte tout ça fonctionne. » Les documents de la CIJA montrent que des officiers ont été sanctionnés pour des délits tels que « non-obéissance aux ordres », mais qu’on y trouve aucun cas de mesures disciplinaires contre d’éventuels tortionnaires.

Des noms écrits en lettres de sang

Des détenus et des transfuges ont risqué leur vie pour raconter leur histoire tragique à leur famille et au monde entier.

Dans les geôles de la IVe Division, un groupe de détenus décida de faire parvenir au monde extérieur les noms de tous les prisonniers qu’ils pouvaient identifier.

« Même si nous sommes à trois étages sous terre, nous pouvons continuer à résister », rapporte l’un d’entre eux Mansour Omari. Omari avait été arrêté alors qu’il travaillait pour une organisation locale de défense des droits humains.

Un autre détenu, Nabil Shurbaji – un journaliste qui, par coïncidence, fut la première personne à inciter Muhannad Ghabbash à militer en 2011 avant de partager sa cellule à Mazzeh – essaya d’écrire sur des morceaux de tissu avec de la sauce tomate, mais cet ersatz d’encre ne tenait pas. Finalement, Shurbaji se servit du sang qui coulait des gencives mal nourries des détenus en le mélangeant à de la rouille. Un tailleur emprisonné avec lui cousit les morceaux de tissu dans la chemise d’Omari, qui put ainsi les faire sortir clandestinement.

Ce message écrit en lettres de sang finit par atteindre les capitales occidentales ; les lambeaux de la chemise d’Omari furent exposés au Musée de la Shoah à Washington. Mais Shurbaji était toujours en prison.

« La fatigue s’est répandue sur les pores de mon visage », écrivait-il à sa fiancée lors d’un bref répit dans une prison qui autorisait la correspondance personnelle. « J’essaie de rire, mais j’ai le cœur brisé, alors la seule chose qui me reste c’est toi et la patience. »

Deux ans plus tard, un détenu libéré rapporta que Shurbaji avait été battu à mort.

« Ne nous oubliez pas ! »

En Syrie, au Liban, en Turquie, en Jordanie, en Allemagne, en France, en Suède et ailleurs, les familles et les survivants persistent dans leur combat.

Après sa libération en 2013, Muhannad Ghabbash a atterri à Gaziantep, en Turquie, où il dirige des programmes de défense des droits des femmes et d’aide aux réfugiés dans le dernier lambeau de territoire syrien tenu par les rebelles.

Mme Khleif travaille dans une école de réfugiés et anime des programmes d’aide psychologique aux autres femmes survivantes. Mounir Fakir, qui a retrouvé ses joues rebondies grâce aux petits plats cuisinés par son épouse, a rejoint une association d’entraide d’anciens détenus. Les survivants de la prison de Saidnaya y témoignent de leurs expériences, apprennent à surmonter leurs traumatismes et s’y assistent mutuellement dans leur recherche d’emploi.

Mazen Darwish souffre d’insomnie et de claustrophobie, mais il poursuit sa quête de justice. Il a récemment porté témoignage sur la prison de Mazzeh devant un tribunal français enquêtant sur la mort de deux détenus ayant la double nationalité syrienne et française : un étudiant et son père enseignant dans une école française de Damas. C’est entre autres grâce à lui que les magistrats français ont pu émettre des mandats d’arrêt contre Ali Mamlouk, le chef de la sécurité nationale syrienne, Jamil Hassan, le directeur du renseignement de l’armée de l’air, et contre le directeur de la prison de Mazzeh. Mamlouk ne peut plus se rendre en Europe sous peine d’arrestation.

La menace de poursuites, explique Darwish, est la seule chose qui puisse encore permettre de sauver des détenus : « Ça me remplit d’énergie, mais c’est une lourde responsabilité. J’ai l’espoir de pouvoir sauver des gens, dont certains sont mes amis. Quand j’ai été libéré, ils m’ont dit : “S’il te plaît, ne nous oublie pas.” »

L’année dernière, l’Assemblée générale des Nations Unies a voté la création et le financement d’un nouvel organisme, le Mécanisme international indépendant et impartial, ou IIIM (dont le nom complet en anglais est « International, Independent and Impartial Mechanism to Assist in the Investigation and Prosecution of Those Responsible for the Most Serious Crimes under International Law Committed in the Syrian Arab Republic since March 2011 »), censé préparer les dossiers concernant les crimes de guerre en Syrie. Mais l’IIIM n’a pas le pouvoir d’inculper ou de faire arrêter les responsables sur lesquels il enquête.

Il n’y a toujours pas de perspective de solution politique dans le conflit syrien. Les pourparlers de paix sont au point mort, et Moscou exhorte l’Occident à normaliser ses relations avec Damas et à financer la reconstruction quoi qu’il advienne, ce qui revient à renvoyer les réformes à plus tard.

D’après les confidences récentes d’un haut responsable du régime dont l’anonymat a été préservé pour des raisons de sécurité, il n’y a aucune chance que les pratiques des services de sécurité syriens soient réformées dans le sens du respect des droits humains. On peut tout au plus espérer que les Russes incitent leurs alliés à promouvoir une certaine rationalisation du système carcéral.

Des millions de parents de détenus disparus subsistent dans une espèce de purgatoire social et psychologique. Sans certificat de décès, les veuves présumées ne peuvent pas se remarier. Les enfants ne peuvent pas hériter.

Fadwa Mahmoud, qui vit aujourd’hui à Berlin, ne sait absolument pas si son mari, Abdelaziz al-Khair, est vivant ou mort.

Il y a six ans, al-Khair, une figure importante de la dissidence réfugié à l’étranger, était rentré à Damas avec des garanties de sécurité pour participer à des pourparlers entre le gouvernement et l’opposition non violente. Le fils de Mme Mahmoud est allé le chercher à l’aéroport, qui est contrôlé par les services de renseignement de l’armée de l’air. Les deux hommes n’en sont jamais sortis et, depuis lors, on n’a plus aucune nouvelle d’eux.

« Nous n’avons pas le droit d’être déprimés », nous dit Mme Mahmoud en tricotant au crochet une couverture dans son salon. « Nous devons persévérer. »

Dans un coin de la pièce, il y a une pile de couvertures de laine de toutes les couleurs : lavande, jaune, bleu layette. La pile ne cesse de grandir. Son mari doit avoir froid en prison. C’est pour lui qu’elle tricote.

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En complément de cet article, on peut lire le témoignage non moins bouleversant d’une des anciens prisonniers interrogés par les journalistes du New York Times, Omar Alshogre, auquel l’hebdomadaire The Nation a lui aussi consacré un très bel article : Hisham Aidi « How One Man Survived Syria’s Gulag », The Nation, 30 mai 2019, https://www.thenation.com/article/how-one-man-survived-syrias-gulag/. (M. S.-U.)

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