Le mur 10 ans plus tard (V): une nouvelle manière de résister

Manifestations de femmes à Bi'lin

Par Haggai Matar

Tout comme pour les attentats suicides, la sécurité, les annexions, les questions légales et les controverses politiques, l’histoire du mur de séparation est aussi celle de la lutte non armée et commune des Palestiniens, d’Israéliens et des internationaux contre sa construction. Ce qui a commencé en septembre 2002 comme une petite action spontanée par quelques agriculteurs est devenu le cœur de la résistance palestinienne contre l’occupation.

J’imagine que ce n’est pas par hasard si chaque fois que je pense au début de la lutte populaire contre le mur je me souviens de Gil Na’amati. Celui-ci venait de quitter l’armée après avoir servi pendant trois ans dans une unité de combat. En décembre 2003, il se trouvait en première ligne d’une action pour ouvrir une brèche dans le mur. Les soldats lui ont tiré une balle dans le genou. A l’époque, j’étais encore en prison pour avoir refusé l’enrôlement dans l’armée et l’incident a attiré mon attention sur cette lutte. J’ai commencé à m’informer sur ce combat qui était mené alors que j’étais encore détenu.

Ce n’est pas une coïncidence, car malgré mon engagement dans la lutte commune contre l’occupation, je conservais sans doute des traces du racisme du discours politique israélien, tout comme les manifestants qui criaient aux soldats: «Ne tirez pas, nous sommes des Israéliens». Ou comme les soldats eux-mêmes qui se montrent en général moins violents à l’égard des Israéliens et des activistes solidaires occidentaux que contre les Palestiniens. Comme les médias locaux qui sont plus choqués lorsqu’un juif est blessé au cours d’une manifestation (surtout lorsqu’il s’agit d’un fils d’un dirigeant du conseil régional du Negev occidental, comme c’était le cas pour Na’amati). C’est ainsi que mon attention a été attirée par l’histoire de ce jeune de mon peuple qui avait été blessé par balle par un de mes pairs, plus qu’elle ne l’avait été par les histoires de Palestiniens tués dans les manifestations non violentes. Mais en fait cette lutte avait commencé bien avant que Na’amati ait été blessé.

« Il n’y avait pas de plan – les gens voulaient juste défendre leurs arbres»

En fait, cette lutte avait commencé de manière spontanée. L’année 2002 était la plus sanglante de la deuxième Intifada: 225 Israéliens ont été tués dans 47 attentats suicides; 989 Palestiniens (dont 421 n’avaient pas participé aux hostilités, d’après B’Tselem) ont été tués. Pendant le seul mois de septembre, huit Israéliens ont été tués au cours de trois attentats suicides (dont un au centre de Tel-Aviv) et 51 Palestiniens (dont 19 non-combattants) ont été tués par les forces israéliennes. Comme je l’ai déjà mentionné dans le premier article de cette série (voir sur ce site les précédents articles), ce sont les attentats suicides qui ont motivé le début de la construction du mur en avril 2002. Ensuite ce sont les pressions politiques et les aspirations expansionnistes israéliennes qui en ont déterminé le tracé, qui allait transpercer le cœur de la Cisjordanie et annexer de fait de grands pans de territoire.

C’est au cours de ce mois de septembre meurtrier que des bulldozers sont arrivés à Jayous. Le tracé d’origine dans cette région allait plus tard engloutir la majorité des terres agricoles du village, laissant également une maison du «mauvais» côté de la barrière. Lorsqu’ils ont vu arriver les bulldozers, les villageois, dont le revenu dépendait de l’agriculture, ont couru à leurs vergers pour protéger leurs arbres: ils ont arrêté le travail de construction et se sont agrippés à leurs arbres. Ils ont été battus et dispersés. Certains ont été arrêtés. Mais le lendemain ils étaient de nouveau là. Presque deux années après qu’Israël a écrasé les manifestations populaires à la veille de la deuxième Intifada [dite Intifada el-Aqsa suite à la provocation, le 28 septembre 2000, d’Ariel Sharon sur l’Esplanade des Mosquée, une Intifada contrôlée par l’OLP] et de la reprise des armes des Palestiniens, la résistance populaire non violente avait commencé à ressurgir.

Sharif Khaled, un fermier et leader des actions de Jayous, explique: «Nous n’avions pas de plan – les gens voyaient juste qu’on rasait leurs arbres et ont couru les protéger. Il y avait des hommes et des femmes, des gens de toutes les familles et de tous les partis, et nous sommes allés nous installer sur nos terres. Plusieurs semaines ont passé avant que nous ne soyons rejoints par des Israéliens et par l’ISM [Mouvement de solidarité international]; nous avons commencé à tenir des réunions avant les manifestations pour mieux les planifier. Nous avons également été rejoints par des gens des villages avoisinants, et c’est ainsi que l’idée a commencé à se répandre.»

Et effectivement, l’idée s’est répandue. Des manifestations analogues ont commencé à avoir lieu dans d’autres localités le long du tracé du mur. Au début 2003, une tente faisant office de QG de la lutte a été érigée dans le village de Mes’ha, près de la colonie de Elkana, fondée en 1977 qui a été, de facto,  annexée par le mur. Raad Amer n’avait que 23 ans lorsqu’il a aidé à ériger cette tente sur le tracé du mur et commencé – dans le même esprit – à organiser des ateliers multilingues sur la non-violence et des manifestations. La tente est restée pendant quatre mois avant d’être finalement démolie par l’armée.

«Le principal et seul moyen de cette lutte a été la protestation non violente dans toutes ses formes», dit Amer. Il habite actuellement aux Etats-Unis avec sa femme. «Les gens ont maintenu une présence dans le campement vingt-quatre heures par jour et sept jours par semaine. Il y a eu des manifestations de gens qui traversaient le village vers les terres confisquées et des actions directes contre le mur comme celle au cours de laquelle Gil Na’amati a été blessé par balle –  furent utilisés strictement que des moyens de résistance non violents.»

La résistance se propage

Au cours des années, les manifestations populaires se sont propagées encore plus loin. Comme les attentats suicides diminuaient, elles sont devenues le moyen central et principal de la lutte palestinienne pour l’indépendance.

Des manifestations ont commencé à Bidu, Budrus, Beit Likiya, Qafin, Azoun, Bil’in. Ni’lin, Beit Sira, Walaje, Beit jala, Ertas, Ma’asara, Wad-Rachal, Beit Oumar et beaucoup d’autres villages. Certaines ont persisté jusqu’à ce jour. Peu à peu les villages qui n’étaient pas directement affectés par le mur ont commencé à utiliser les mêmes moyens pour leurs propres luttes contre les colonies et les confiscations de terres, et certains – comme Nabi Saleh et Qadoum – sont encore très actifs dans leur résistance.

Avec le temps, la lutte est devenue en partie institutionnalisée, avec des comités populaires opérant dans chacun des villages insurgés et déterminant les revendications et la tactique locales. Dans la plupart – sinon dans tous – les villages, la principale revendication est qu’Israël déplace le mur vers la frontière internationalement reconnue [de 1967]. Ils revendiquent aussi le démantèlement des colonies et la fin de l’occupation dans son ensemble.

Le déroulement des actions variait d’une localité à un autre et d’une fois à l’autre. Certaines se concentraient plutôt sur l’action directe, d’autres sur des slogans et le dialogue avec les soldats et certaines consistaient en une protestation créative avec musique, théâtre, déguisements et ainsi de suite. Lors de presque toutes les actions les Israéliens et les internationaux étaient invités à se joindre au combat, soit comme «moyen de sécurité», en obligeant les soldats à se montrer moins violents, soit comme affirmation politique d’une résistance conjointe et d’un engagement pour l’égalité et la paix, ou encore comme un mélange des deux.

La plupart des Israéliens qui participent aux manifestations hebdomadaires sont, comme moi-même, des militants des «Anarchistes contre le mur», mais d’autres y participent également. Dans certains villages, la première étape des manifestations, partagée par tous, est totalement non violente, préparant une deuxième étape où – généralement après l’attaque de l’armée – les jeunes des environs jettent des pierres. Parfois la phase non violente dure jusqu’à la fin.

Mais quelle que soit la tactique suivie, l’armée riposte toujours avec des degrés de violence variés. Elle a tué au total 21 manifestants (dont 10 mineurs) lors des manifestations contre le mur; et 275 dans toutes les manifestations populaires (ces chiffres ont été fournis par Jonathan Pollak, porte-parole du Popular Resistance Coordination Committee. Des centaines d’autres ont été grièvement blessés, des centaines ont été arrêtés, des arbres ont été brûlés et des animaux de ferme tués par le gaz lacrymogène.

Du côté israélien, au fil des années un soldat a perdu un œil suite à un jet de pierre, et d’autres ont eu des blessures moins graves. Mais les manifestations ont eu un autre effet pour l’armée: le coût financier. D’après un officier de l’armée, qui a témoigné lors du procès d’un militant de Bil’in [bourgade à 12 km de Ramallah], au cours de la période entre août 2008 et décembre 2009, l’armée a dépensé 6,5 millions de NIS [Nouveau shekel israélien – environ 1,5 million de CHF] pour des armes contre les manifestants rien qu’à Bil’in et Ni’lin, plus 423’000 NIS  pour réparer les dégâts occasionnés au mur dans ces localités et encore 8,5 millions de NIS pour la construction d’un deuxième mur pour protéger le mur à Nil’in. Si on pense que ces manifestations se sont déroulées pendant une décennie dans des dizaines de villages, cela donne des chiffres ahurissants.

Et pourtant, après 10 ans de manifestations, de morts, de blessés, d’arrestations et de procès, de douleur et de joie, le mur est toujours là. Qu’a donc réellement accompli la lutte populaire commune et non armée contre le mur? C’est ce que nous verrons dans un prochain article. (Publié sur le site +972 en date du 5 mai 2012, traduction A l’Encontre)

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