Israël/Palestine. Le contexte des «événements» à Jérusalem

runningPar Noam Sheizaf

Le quotidien Haaretz, en date du 23 octobre, citait la déposition du major général Nitzan Alon qui soulignait qu’une des origines de la situation présente dans les territoires occupés avait ses racines dans «les violences des extrémistes de droite en Cisjordanie». Alon fait, évidemment, la différence entre la violence des colons extrémistes et celle de l’armée. Mais il est toutefois contraint de reconnaître dans sa déposition que les deux (actions des colons et de l’armée) sont considérées comme des actes propres à une «occupation» par les Palestiniens. On ne pourrait dire moins!

Une illustration du rôle des colons – soutenus ouvertement ou de facto par le gouvernement israélien – est fournie par l’attaque au couteau, le vendredi 23 octobre, du rabbin Arik Aescherman. Ce dernier est à la tête des Rabbins pour la paix. Il a subi cette attaque près d’une colonie juive en Cisjordanie et elle a été commise par un colon. Arik Aescherman en compagnie d’un Palestinien revenait de cueillir des olives dans un champ appartenant à un Palestinien. C’est alors qu’Aescherman voit deux colons mettre le feu à des oliviers appartenant à des Palestiniens, une pratique répandue. Il s’en approche et est attaqué au couteau. La police résume l’incident: «affrontement entre un activiste de gauche et de droite»! Un vrai narratif policier qui renvoie à un paradigme colonialiste.

Le lynchage, le lundi 19 octobre 2015, d’un demandeur d’asile érythréen constitue un autre symptôme de la dynamique propre à un pouvoir développant une politique colonialiste. Le Figaro du 21 octobre conclut son article ainsi: «Dans une vidéo tournée par un témoin et postée sur Internet, Habtom Zarhum [le demandeur d’asile d’Erythrée] est au sol, dans son sang mais encore en vie, encerclé par une foule d’hommes. Certains l’insultent et lui assènent des coups de pied. Un homme lui lance un banc sur la tête. La police finit par s’interposer.» Les attaques racistes contre les demandeurs d’asile sont nombreuses. Leur assimilation à des «terroristes» obéit à une emprise idéologique qui se fait de plus en plus dominante.

L’article de Noam Sheizaf que nous publions ci-dessous éclaire le débat mené actuellement entre les supporters de la politique de Netanyahou et un secteur des opposants. (Rédaction A l’Encontre)

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La semaine dernière Jeffrey Goldberg a écrit un violent article dans le magazine états-uniens The Atlantic dans lequel il prétend analyser la violence palestinienne à travers l’histoire des relations entre Juifs et Arabes au Mont du Temple/Haram al-Sharif [Esplanade des Mosquées] au cours des mille dernières années. L’article a pour titre: «Les racines paranoïdes et suprémacistes de l’Intifada des couteaux». Goldberg [1] commence par mettre en avant la «paranoïa» palestinienne au sujet des actions d’Israël à Jérusalem et il finit par une déclaration plus ample et plus répandue selon laquelle le refus palestinien de reconnaître les liens juifs à la terre d’Israël serait la source primordiale du conflit, rempli de fréquents épisodes de violence.

Cette théorie comporte beaucoup d’indigence s et j’aimerais en souligner quelques-unes. Mais j’aimerais d’abord formuler une mise en garde: j’ai récemment eu l’impression que par le passé certains de mes articles ont minimisé le rôle que peut jouer le sentiment religieux dans le recours à la violence, et j’aimerais éviter de tomber à nouveau dans cette erreur.

Je ne nie pas que certains Palestiniens rejettent l’idée même de tout lien juif à la terre, même si cela est beaucoup moins répandu dans l’OLP et dans la direction politique des arabes-israéliens [référence à la formation de Aymad Odeh qui «s’imposa» lors des dernières élections en Israël] à laquelle se réfère Goldberg. Mais il est aussi juste de souligner qu’il n’y a jamais eu de reconnaissance formelle israélienne des liens historiques palestiniens à la terre!

L’idée que les Palestiniens seraient des envahisseurs ou de simples invités dans ce pays et que leurs liens au Mont du Temple/ Haram al-Sharif ne seraient que des mystifications est largement soutenue par la droite israélienne.

En outre, l’histoire a prouvé que les craintes des Palestiniens au sujet du Mont du Temple et de la vieille ville de Jérusalem ne sont pas entièrement irrationnelles [les travaux archéologiques soutenus par le gouvernement israélien – et dénoncés l’UNESCO – démontrent la volonté d’effacer diverses traces historiques qui ne correspondent pas à un projet annexionniste; il en va de même à Jérusalem-Est: voir à ce sujet l’article de la revue Orient XXI, en date du 15 juillet 2014].

Il y a un important secteur en Israël – y compris plus de la moitié du parti Likoud – qui a toujours été obsédé par le Mont du Temple et voudrait modifier son statu quo. Les sondages montrent qu’une très large majorité de milieux nationalistes-religieux soutiennent les visites juives au site, et un cinquième de ces milieux a déjà visité.

Il y a aussi ceux qui soutiendraient des actions beaucoup plus radicales: entre 1982 et 1984, le Shin Beth [service de sécurité intérieure] israélien a dévoilé pas moins de trois groupes terroristes juifs qui voulaient faire sauter les mosquées sacrées. Le plus célèbre de ces groupes était le Jewish Underground (Résistance juive), qui comprenait des personnalités publiques bien connues, dont au moins deux sont plus tard devenues des membres de la Knesset [parlement]. Le Jewish Underground a été jusqu’à amasser des explosifs et à surveiller le site en vue d’une attaque. Aujourd’hui il y a une nouvelle génération de fondamentalistes juifs: avant les élections de 2013 j’ai publié une vidéo sur +972 montrant un candidat pour le parti Israël Beytenou (Israël notre maison) qui parlait à la télévision de la destruction des mosquées sur le Mont du Temple.

Cet intérêt croissant pour le Mont du Temple de la part des forces politiques israéliennes dominantes n’a pas échappé aux Palestiniens, dont les craintes et les inquiétudes ont encore été alimentées par les importantes excavations qu’Israël est en train de mener dans la région (mais pas directement sous les mosquées).

Moins d’un mois avant le déclenchement de l’escalade actuelle, et sous la pression de ses électeurs de droite, le ministre de la Défense Moshe Ya’alon a mis au ban des organisations palestiniennes qui opéraient sur le «Mont du Temple». Il y a deux semaines, Elad, une organisation de colons très à droite, a marqué une importante victoire au tribunal et a gagné le droit d’administrer les activités archéologiques près de la partie occidentale du Mur.

Depuis des années, Elad a été engagé dans des efforts pour évincer des familles palestiniennes du quartier voisin de Silwan. Est-ce que cela justifie les attaques contre des civils juifs? Certainement pas. Ce que j’essaie d’expliquer c’est que les inquiétudes palestiniennes au sujet du site sacré ne sont pas déraisonnables. Il est vrai que certains aspects des arrangements formels et informels concernant le Mont du Temple et de ses environs n’ont pas été modifiés depuis des années. Mais d’autres ont changé, et du côté israélien il existe une forte pression publique pour que des changements soient entrepris. Le fait de s’en rendre compte ne signifie pas que l’on souffre de paranoïa.

Mais même dans ce contexte, beaucoup de Palestiniens comprennent l’escalade actuelle comme étant non pas religieuse mais politique. Je recommande la lecture de l’interview du juge suprême de la sharia de l’Autorité palestinienne, Dr Mahmoud al-Habash, un ex-clerc du Hamas. Tout en niant le narratif juif concernant le Mont du Temple, Dr Habash est prêt à un compromis politique à propos de ce site religieux.

Tout comme avec les demandes de reconnaître Israël en tant qu’«Etat juif» plutôt que comme l’«Etat d’Israël» – ce qui avait été déjà admis par les Palestiniens en 1993 – l’insistance de Goldberg sur le fait que les Palestiniens doivent abandonner leur narration historique en faveur de la narration juive ou israélienne veut les obliger à accepter une notion abstraite maximaliste qui empêche un compromis pragmatique possible.

Un résident de Jérusalem-Est marchant le long du mur en direction d'un check-point
Un résident de Jérusalem-Est marchant le long du mur en direction d’un check-point

C’est précisément le contexte historique et politique qui fait, entre autres, défaut dans l’article de Goldberg. Un examen plus minutieux des attaques au couteau soulève de sérieux doutes concernant toute la théorie selon laquelle la violence pour motifs religieux serait entraînée par le fait que les Palestiniens n’acceptent pas les liens juifs au pays.

Une proportion importante des attaques au couteau (19 sur 49 incidents d’après le décompte de l’analyste Nehemia Gershuni-Aylho) ont été perpétrés par des résidents de Jérusalem, qui comprennent moins de 15% de Palestiniens à l’ouest du Jourdain, à l’exclusion de Gaza, et 12 des attaques se sont déroulées à Hébron et dans les colonies avoisinantes. Les musulmans religieux de Umm el Fahm ou de Naplouse se soucieraient-ils moins de Haram al-Sharif? Seraient-ils moins «paranoïdes» ou «suprémacistes»? D’autres facteurs sont manifestement à l’œuvre ici et il faudrait en tenir compte pour situer l’actuelle vague de violence dans son contexte.

Ce qui distingue Jérusalem et Hébron est que ces deux villes ont des populations mélangées juives-palestiniennes, mais où chaque population a un statut séparé et inégal. Après la guerre de 1967, Israël a annexé la partie est de Jérusalem (y compris la vieille ville) ainsi que plus de 20 villages et villes environnantes. Lorsque les médias font allusion à «Jérusalem-Est», il s’agit en fait d’une région dix fois plus grande que ce que ce même secteur de la ville était sous domination jordanienne. Actuellement Jérusalem-Est a une population de plus de 300’000 habitants, dont 50’000 réfugiés du camp de réfugiés de Shuafat!

Malgré le fait que ces personnes vivant dans ces quartiers détiennent des cartes d’identité bleues israéliennes, elles ne sont pas des citoyens, mais seulement des «résidents permanents» (un terme légal généralement réservé à des étrangers). Elles ne peuvent acheter des terres, participer aux élections générales, et, si elles quittent le pays pendant plusieurs années, elles risquent de perdre leur statut et de ne plus jamais pouvoir revenir. En outre, Jérusalem-Est est une des régions les plus laissées à l’abandon d’Israël, avec une pauvreté et un chômage qui grimpent en flèche et un manque flagrant de services municipaux.

Au cours de la dernière décennie, il y a eu deux développements dans la ville dont l’importance ne peut pas être exagérée car ils modifient la situation à Jérusalem. Le premier est la construction d’un mur de séparation en béton entre Jérusalem et la Cisjordanie, qui laisse presque un tiers des Palestiniens dans un no man’s land, coupés à la fois de Jérusalem et de l’Autorité palestinienne et complètement dépourvus de services municipaux. La police israélienne ne s’occupe pas de la population palestinienne de ces quartiers, qu’elle ne protège pas; lorsque la police y pénètre occasionnellement c’est dans un style militaire pour arrêter quelqu’un, avant de repartir.

La deuxième modification importante a été l’augmentation considérable du nombre de colons juifs vivant au cœur des quartiers palestiniens, de Sheikh Jarrah à Silwan et au Mont Scopus, et évidemment du quartier musulman de la Vieille ville. Des maisons (et parfois même des pièces dans des appartements) sont achetées ou confisquées moyennant des arnaques et les manœuvres légales et leurs locataires palestiniens sont expulsés. Souvent, des organisations de droite paient même à des locataires juifs un montant pour qu’ils «s’accrochent» » à ces biens en attendant qu’une masse critique de Juifs s’établisse dans le quartier.

Depuis plusieurs années, des groupe pacifistes [israéliens] ont lancé des avertissements répétés en rappelant que ces développements étaient susceptibles de conduire à des violences. Des Juifs de gauche ont protesté tous les week-ends à Sheikh Jarrah et dans d’autres localités et un de leurs slogans les plus courants était: «Jérusalem ne deviendra pas Hébron». Mais personne n’a écouté ces avertissements, surtout pas ceux qui aujourd’hui parlent d’incitation à la violence de la part des Palestiniens. Curieusement, il y a six ans j’ai entendu que Jeffrey Goldberg était en Israël et je l’ai invité à visiter Sheikh Jarrah. Il m’a écrit qu’il avait déjà visité les manifestations de protestation qui se déroulaient là-bas. Je n’ai aucune raison de mettre en doute cette affirmation, mais je me demande quelles leçons de cette expérience a pu lui apporter.

Le fait de contextualiser la violence – ce que j’essaie de faire ici – ne revient pas à la justifier. Outre la perte de vies innocentes, les événements de ces semaines passées distilleront encore du poison entre les Juifs et les Arabes dans les années à venir. Ceux qui sont convaincus que ces deux peuples sont destinés à vivre ensemble ici, devraient être très inquiets actuellement. Cette escalade semble se propager plutôt que se calmer, elle va au-delà de Jérusalem, d’Al-Aqsa et d’Hébron. Le fait de nier le contexte politique des événements risque d’aggraver encore la situation. [En date du 22 octobre, 52 Palestiniens ont été tués par les forces militaires dans les Territoires occupé ; 8 Israéliens ont été tués suite à des attaques à l’arme blanche].

Le gouvernement israélien, tout comme Goldberg, veut interpréter la violence comme étant une sorte de pathologie et prétend avoir une connaissance approfondie du psychisme lui permettant de diagnostiquer chez les Palestiniens une paranoïa, un suprémacisme. Cette approche des conflits, en particulier lorsqu’il s’agit de «minorités ethnique»s, a souvent conduit à des conséquences désastreuses, mais reste populaire parce qu’elle permet d’éviter d’envisager des changements significatifs qui sont coûteux et compliqués. (Traduction A l’Encontre, publié par le magazine en ligne +972 en date du 19 octobre 2015. Noam Sheizaf travaillé pour le quotidien Maariv et ses article sont publiés dams Haaretz, Yedioth Ahronoth et The Nation).

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[1] Jeffrey Mark Goldberg est un journaliste américano-israélien. Après avoir travaillé pour le réputé New Yorker, il est devenu membre de la rédaction de The Atlantic et est aussi éditorialiste pour Bloomberg View. Il est considéré comme un des journalistes les plus influents aux Etats-Unis pour défendre la politique de l’Etat israélien. En 2002, il participa à la campagne dénonçant le dictateur Saddam Hussein comme «disposant d’armes de destruction massive» et se fit le défenseur public de l’intervention militaire en Irak, dont les résultats sont aujourd’hui fort bien connus. Résidant à Washington, ses relations avec les centres du pouvoir politique sont étroites. (Rédaction A l’Encontre)

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