Moyen-Orient – Afrique du Nord. «Le printemps arabe s’est transformé actuellement en un hiver»

Jouets d'enfants abandonnés dans une rue d'Alep
Jouets d’enfants abandonnés dans une rue d’Alep

Entretien avec Gilbert Achcar
réalisé par Vidya Venkat

Depuis les soulèvements qui ont débuté en 2010-11, le modèle de démocratie libérale n’a pas décollé dans les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, à l’exception de la Tunisie. Existe-t-il encore un espoir ou même considérez-vous qu’une démocratie «électorale» libérale soit une réponse à la crise en cours dans la région? Nous assistons, par exemple, à la manière dont le dictateur Bachar el-Assad, du parti Baas, reste au pouvoir en Syrie, au-delà de la farce électorale de juin…

Gilbert Achcar: La question de la démocratie dans la région du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ne peut être réduite à celle de la démocratie libérale telle qu’elle domine actuellement en Occident. Même si vous considérez le libéralisme pour sa seule dimension politique, les pays arabes sont loin de le mettre en œuvre, et cela concerne également la Tunisie où un gouvernement formellement démocratique est désormais en place. La région d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient souffre d’une crise sociale et économique très profonde, laquelle se situe à la racine, en général, des bouleversements et des révoltes. Afin de résoudre la crise en cours, un changement du modèle socio-économique libéral, qui a conduit à celle-ci, doit être réalisé. La véritable pierre d’achoppement réside dans la combinaison d’un «Etat profond» fortement répressif et corrompu avec un capitalisme de connivence (crony capitalism) du pire type. Cette combinaison n’a été démantelée dans aucun des Etats de la région, y compris en Tunisie. En Syrie, où la dictature du Baas est ancrée au pouvoir depuis un demi-siècle, les élections étaient dépourvues d’une quelconque légitimité démocratique. Afin d’aboutir à une démocratisation réelle, il est nécessaire de démanteler «l’Etat profond» qui continue à arrimer l’ordre socio-politique existant dans la région.

La vague initiale d’espoir en la libération des peuples arabes des régimes autocratiques semble avoir été gommée. Lorsque le mouvement a débuté en 2010, il y a eu énormément d’euphorie, ce n’est plus le cas. Selon votre analyse, où le mouvement se dirige-t-il?

L’euphorie, lorsque le mouvement débuta, était fondée sur des illusions. Cela était cependant justifié par le fait que les peuples de la région ont commencé à sortir massivement dans les rues afin d’imposer leur volonté.

Le fait qu’ils sont descendus dans les rues ne constituait toutefois pas un facteur suffisant en lui-même pour aboutir aux résultats auxquels ils aspiraient. Il y a eu un formidable soulèvement populaire massif dans la région du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, mais avec seulement une présence faible et/ou désorientée des forces progressistes. Même dans un pays comme la Tunisie, où une organisation progressiste forte sous la forme d’un mouvement syndical [l’UGTT] est dominée par la gauche, ces forces ont souffert du manque d’une stratégie appropriée. Elles sont tombées dans le piège de la bipolarisation entre deux forces également réactionnaires: l’ancien régime [Nidaa Tounes, représenté par Béji Caïd Essebsi], d’un côté, et les forces d’opposition islamiques fondamentalistes [Ennahdha], de l’autre.

Les forces progressistes ont déplacé leur alliance de l’un vers l’autre de ces pôles contre-révolutionnaires. Actuellement, ce sont les combats entre les deux pôles réactionnaires qui dominent dans des pays comme la Syrie, le Yémen, la Libye et, dans une certaine mesure, également l’Egypte. C’est la raison fondamentale pour laquelle l’ensemble de l’élan initial du mouvement a été perdu. Les forces islamiques fondamentalistes fanatiques ont crû à travers toute la région, la plus spectaculaire étant l’autoproclamé califat «Etat islamique». Ce qui aurait dû être clair depuis le début est devenu désormais manifeste: des changements de régime allant à la racine ne peuvent qu’être violents en raison de la brutalité extrême des anciens régimes. Mais conclure que les anciens régimes ont gagné serait aussi une appréciation de  courte vue. Les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord détiennent, à l’échelle internationale, des taux record de chômage. Tant que cette question cruciale ne sera pas résolue, les secousses sociales se poursuivront. Je répète cela depuis 2011. C’est la raison pour laquelle j’ai soutenu que ce qui avait alors commencé n’était pas un «printemps», ce qui qualifie une saison, mais un processus révolutionnaire sur le long terme qui continuera pendant de nombreuses années, voire des décennies, avant que la région parvienne à une stabilité durable.

Dans vos travaux, vous classifiez les pays arabes comme étant des Etats rentiers dans la mesure où ils obtiennent la plupart de leurs revenus du pétrole et du gaz. La chute récente des prix du pétrole à l’échelle internationale a affecté les économies de ces pays. Quel type de transformation sociale et économique est nécessaire afin de résoudre la crise en cours dans la région?

Gilbert Achcar
Gilbert Achcar

En effet, la région du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord a été très dépendante des exportations de pétrole et de gaz, dont les prix sont fixés sur le marché mondial. Il s’agit de prix très volatils. C’est pourquoi les pays dans la région font face à un risque d’oscillations économiques brusques. Toutefois, tous les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ne sont pas affectés de la même manière: certains d’entre eux sont des importateurs de pétrole; d’autres sont des petits producteurs alors que d’autres encore sont des exportateurs à large échelle. Mais le pétrole domine l’économie régionale dans son ensemble. Un aspect majeur du changement radical nécessaire dans la région réside, par conséquent, dans la diversification des économies: par le développement d’une réelle base industrielle ainsi que par la réduction de la dépendance aux exportations de gaz et de pétrole brut. La région n’est pas dépourvue en ressources naturelles, en capital et en travail. La plupart des ressources naturelles et du capital accumulé de leur exportation se trouvent toutefois sous contrôle occidental. Tous les grands exportateurs de pétrole de la région – les membres du Conseil de coopération du Golfe qui comprend les pays arabes les plus riches – dépendent des Etats-Unis pour leur existence et pour leur sécurité. L’Arabie saoudite se trouve en fait à l’origine de la chute des prix du pétrole et c’est une chose qu’ils font à leurs propres dépens pour des raisons stratégiques favorables aux Etats-Unis. Le gros des fonds saoudiens à l’extérieur est investi dans les bonds du Trésor des Etats-Unis et dans les banques états-uniennes. Tout cela est une perte sèche pour l’ensemble de la région. L’impérialisme occidental a créé un système régional composé des monarchies du Golfe afin de garantir l’exploitation de leurs ressources, et il se pourrait qu’il en reste ainsi jusqu’à ce que la dernière goutte de pétrole soit extraite de toute la région.

Un autre aspect du changement radical qui est indispensable si la région entend sortir de sa condition désastreuse consiste à réaliser le rêve d’un dirigeant comme celui de l’ancien président d’Egypte Gamal Abdel Nasser. Il voulait unifier les pays arabes au sein d’une république fédérale ou d’une union de républiques. Nous sommes face à un groupe de pays, qui parlent la même langue et partagent la même culture mais qui sont divisés en deux dizaines d’Etats qui servent l’intérêt de forces impériales du passé, qui s’appliquent à perpétuer cette division. Cela au même moment où l’Europe, avec sa bien plus grande diversité de cultures, a bâti sa propre union.

Soutenez-vous l’intervention occidentale dans les pays arabes, comme la Syrie, qui sont aux prises avec des conflits civils (guerre civile)? Dans votre ouvrage, vous n’avez pas pris une position catégorique sur cette question…

L’impérialisme occidental constitue une part importante des problèmes du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Il ne fait dès lors absolument pas partie de la solution. Toutefois, cela ne me conduit pas à une attitude pavlovienne, s’opposant à toute forme d’intervention quelles que soient les circonstances. Lorsque vous vous trouvez dans des circonstances comme celles où une ville entière ou une population sont menacées d’un massacre à grande échelle – comme c’était le cas à Benghazi en Libye ou dans la ville de Kobané dans la partie syrienne du Kurdistan – et que le danger est imminent, en l’absence d’une alternative, vous ne pouvez pas vous opposer à des frappes militaires aériennes dans la mesure où elles contribuent au retrait d’une menace directe.

Mais dès que cette menace imminente a été éliminée, la poursuite de cette intervention occidentale doit alors être stoppée. Les Etats-Unis, qui dirigent de telles interventions, tentent toujours de coopter les processus en cours pour les canaliser vers leurs propres intérêts. C’est la raison pour laquelle je m’oppose aux interventions militaires occidentales directes en général. Toutefois, je soutiens la revendication de fourniture d’armes avancée lors du soulèvement libyen en 2011 ou par l’opposition démocratique syrienne depuis 2012 ou encore par les forces kurdes de gauche en 2014. Ils ont besoin d’armes afin de riposter face à des forces qui sont bien plus lourdement armées qu’eux-mêmes. Toutefois,  les Etats-Unis, que cela soit en Libye en 2011 ou en Syrie depuis lors, refusent de fournir aux oppositions démocratiques les armes défensives qu’elles réclament. C’est ce qui fait que je considère que les Etats-Unis ont une grande part de responsabilité dans l’immense massacre infligé au peuple syrien ainsi que dans la destruction de son pays. Si l’opposition syrienne avait reçu les armes défensives qu’elle réclamait depuis le début, en particulier des armes antiaériennes, le régime syrien n’aurait pas pu utiliser ses forces aériennes, avec lesquelles il a perpétré la plupart des destructions et des tueries au fil de la guerre civile.

Les Frères musulmans (FM) ont bénéficié de manière significative des soulèvements du printemps arabe, remportant des élections en Tunisie et en Egypte ainsi qu’en jouant un rôle majeur dans les soulèvements en Syrie, en Libye et au Yémen. Mais avec la chute du gouvernement de Mohamed Morsi en Egypte l’année dernière [juillet 2013], ses perspectives semblent être vouées à l’échec. Pouvons-nous conclure alors que le fondamentalisme islamique ne peut être une réponse aux revendications des masses dans ces pays? Je demande cela parce que l’ensemble du printemps arabe et ses suites a été analysé principalement à travers les lentilles des mouvements islamiques, ce qui motive le discours occidental sur l’intervention dans ces pays…

Non seulement le fondamentalisme islamique n’est pas la réponse, mais l’islam lui-même n’est pas la réponse – ni n’est le problème. Le soulèvement de 2011 n’est pas un soulèvement ayant trait à la religion. Il s’agit du point culminant de la crise socio-économique et de l’oppression politique qui existe dans la région. L’échec des Frères musulmans tient avant tout à l’absence d’une politique économique et sociale qui soit différente de celle menée par les anciens régimes. En Tunisie et en Egypte, ils ont échoué à résoudre les crises sociales. Ce à quoi nous assistons en ce moment même est le déclin des Frères musulmans accompagné par la montée des forces fondamentalistes qui sont bien pires: Al-Qaida et l’Etat islamique. L’absence d’une direction progressiste est la raison clé expliquant pourquoi les diverses forces du fondamentalisme islamique peuvent tirer bénéfice de la colère populaire dans la région. Afin de comprendre cela historiquement, il suffit d’analyser la montée du fondamentalisme qui a commencé dans les années 1970. Dans la plupart des pays à majorité musulmane, le fondamentalisme islamique était marginalisé au cours des années 1960 lorsque connaissait un essor le nationalisme de gauche, tel qu’il était représenté avant tout par Nasser. Ce n’est que lorsque ce nationalisme déclina, à partir des années 1970, que nous avons vu le début de la montée des forces islamiques fondamentalistes.

Le rôle des médias dans le soulèvement ainsi que celui des réseaux sociaux comme contribution à l’organisation du mouvement sur le terrain a été souligné lors du printemps arabe. Quatre ans plus tard, pensez-vous qu’ils ont toujours un rôle à jouer en influençant l’organisation du mouvement et ses perspectives?

Le rôle joué par les médias modernes et les réseaux sociaux ne peut bien entendu pas être éliminé. Il y a eu des changements profonds dans l’environnement technologique d’ensemble du monde. La télévision par satellite a joué un rôle majeur dans les soulèvements récents et elle continue à jouer un rôle important, quoique plus réduit par rapport à son pic en 2011. D’un autre côté, le rôle des réseaux sociaux continue à croître. Lorsqu’on a appelé, en 2011, le printemps arabe une «révolution Facebook», c’était une exagération, certes, mais cette appellation possède une part de vérité. Facebook, Twitter, YouTube, tous ces médias sont devenus des outils majeurs dans la diffusion de messages et de vidéos à l’usage des différentes composantes du spectre politique, depuis les forces progressistes jusqu’à celles d’extrême droite, telles que l’Etat islamique qui utilise Internet de manière systématique.

Quelle est votre recommandation aux forces progressistes visant une révolution couronnée de succès?

Les forces progressistes ont besoin d’être suffisamment fortes pour oser lutter et oser vaincre. Si des changements à la racine (radicaux) ne passent pas par elles, nous aurons pour seul résultat ce que j’appelle un «clash des barbaries». La Syrie est l’exemple le plus clair en ce moment de cela avec, d’un côté, un régime syrien et, de l’autre, l’Etat islamique et Al-Qaida. Mais le soulèvement n’est pas terminé. Le «printemps» arabe s’est transformé en «hiver», mais d’autres saisons viendront. (Traduction A l’Encontre, entretien réalisé le 23 décembre par le quotidien indien The Hindu).

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Gilbert Achcar est professeur au SOAS, Université de Londres. Il est l’auteur, entre autres, de l’ouvrage Le peuple veut, Actes Sud, Sindbad, février 2013.

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