Israël. Le nettoyage ethnique en 1948, l’histoire se conjugue au présent

«Les clés de la ferme de Shaher Alkhateb,  âgé de 76 ans» sur le blog de Ray Elsa
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Par Daniel Blatman

Un bon historien examine toujours ses conclusions. S’il vient à la conclusion que les choses qu’il a écrites précédemment exigent une réévaluation, il est obligé de faire face à cela. Mais un historien qui soutient au début de sa carrière qu’Israël est responsable de la fuite massive de Palestiniens en 1948 [la Nakba: «la catastrophe»] et qui change plus tard ses positions jusqu’à en devenir le chouchou du droit des colons, cela est un phénomène pathétique. Benny Morris a suivi ce chemin [1].

Il a trahi deux devoirs clés de l’historien: être ouvert d’esprit et connaître la littérature très étendue qui touche à son propre domaine de recherche; et ne pas déformer ses propres conclusions antérieures en raison de considérations politiques actuelles. [L’article «Israël n’a pas conduit de nettoyage ethnique en 1948», paru dans Haaretz le 10 octobre 2016, était une réponse à l’article de Daniel Blatman «Netanyahou, c’est ce à quoi ressemble véritablement le nettoyage ethnique», paru dans le même quotidien le 3 octobre 2016.]

Le 10 mars 1948, les instances dirigeantes de la Haganah nationale [2] ont approuvé le Plan Dalet [3], qui visait à expulser autant d’Arabes que possible du territoire du futur Etat juif. Morris en a parlé dans son livre: 1948: A History of the First Arab-Israeli War (Yale University Press, 2008). Il a écrit que ce plan suscitait une dispute historiographique, avec des historiens pro-palestiniens qui soutenaient que c’était un plan magistral pour expulser les Arabes vivant en Israël, mais qu’un examen approfondi des mots eux-mêmes du plan conduisait à une conclusion différente.

Une conclusion différente de qui? Des érudits experts en nettoyage ethnique? Des experts juridiques examinant le problème? Non, différente de celle de Morris, bien sûr. Il n’accepte pas la définition du nettoyage ethnique qui a été commis par les Juifs en 1948, même s’il admet qu’il y a peut-être bien eu un «mini» nettoyage ethnique à Lod et à Ramle ou des massacres marginaux (Deir Yassin) qui ont causé la fuite paniquée de Palestiniens.

Le problème est que ce sont là précisément les circonstances qui ont conduit au nettoyage ethnique. Si Benny Morris avait bien voulu étudier correctement les documents du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, il comprendrait pourquoi ses déclarations seraient considérées comme absurdes par n’importe quelle conférence scientifique sérieuse.

Ce qui suit a été déclaré par le procureur lors du procès de Radovan Karadzic, le leader bosno-serbe qui a été reconnu coupable du nettoyage ethnique des Musulmans de Bosnie: «Dans le nettoyage ethnique… vous agissez de telle manière que sur un territoire donné, les membres d’un groupe ethnique donné sont éliminés. … Vous avez des massacres. Pas tout le monde n’est massacré, mais vous commettez des massacres en vue de faire peur à ces populations. … Naturellement, les autres personnes sont poussées à partir. Elles ont peur… et, bien sûr, à la fin ces personnes veulent tout simplement partir. … Elles quittent leurs maisons de leur propre initiative, ou alors elles sont déportées. … Certaines femmes sont violées et, de plus, si le temps le permet, il y a la destruction de monuments qui ont marqué la présence d’une population donnée… par exemple, des églises catholiques ou des mosquées sont détruites.»

41k290p1icl-_sx330_bo1204203200_Exactement comme en 1948: il y a des instructions implicites et des accords tacites qui sèment la peur parmi la population dont on veut qu’elle fuie; la destruction de la présence physique n’apparaît pas au premier plan. Dans son premier livre sur le sujet, The Birth of the Palestinian Refugee Problem Revisited (hb: 1988; pb: 1989), Morris a écrit: «Les attaques de la Haganah et des forces de défense d’Israël, des ordres d’expulsion, la crainte d’attaques et d’actes de cruauté de la part des Juifs, l’absence d’assistance de la part du monde arabe et du Haut Comité arabe, le sentiment d’être impuissant et abandonné à son propre sort, des ordres donnés par des institutions arabes de quitter et d’évacuer, tout cela (attaque de la part des organisations Haganah, Irgun, Lehi ou IDF ou crainte des habitants d’une telle attaque) constituait dans la plupart des cas la raison directe et décisive de la fuite.»

Il y a environ 15 ans cependant, Morris a changé d’opinion. Dans son livre Correcting a Mistake: Jews and Arabs in Palestine/Israel, 1936-1956 (paru en 2000), il a écrit: «La majorité des abandons [par les Palestiniens] de la plupart des endroits, je les ai le plus souvent attribués aux attaques par les forces juives. Mais parfois un historien doit corriger une erreur.» Chapeau bas à un historien qui admet une erreur.

Mais l’intégrité professionnelle de Morris est mise à l’épreuve de ce qu’il a dit à Ari Shavit (Haaretz, janvier 2004): «Je ne pense pas que les expulsions de 1948 étaient des crimes de guerre. … Je pense qu’il [Ben Gourion] a commis une erreur historique sérieuse en 1948… il a été frileux pendant la guerre. Puis à la fin, il a hésité. … S’il était déjà engagé dans l’expulsion, peut-être aurait-il dû faire le job complet.» Au même moment, Morris argumente que Ben-Gourion «n’a jamais donné l’ordre d’expulser les Arabes».

En effet, de tels ordres écrits n’ont pas été trouvés. Et les lecteurs se demanderont: alors y a-t-il eu un ordre d’expulser, ou bien y a-t-il eu une expulsion sans ordre? Ou peut-être y a-t-il eu une expulsion de masse, mais qu’elle a été incomplète et que cela ne constitue donc pas une épuration ethnique?

Et est-ce que Morris regrette le fait qu’aucun ordre n’ait été donné d’aller jusqu’au bout du nettoyage ethnique? Heureusement que Morris ne se lance pas dans de la recherche sur l’Holocauste. Il serait encore capable de prétendre que ce n’est pas Hitler qui a ordonné la «Solution finale» puisque, comme on le sait, on n’a jamais trouvé d’ordre d’assassiner les Juifs d’Europe écrit de sa main.

Les expulsions n’ont pas constitué des crimes de guerre, dit Morris, parce que ce sont les Arabes qui ont commencé la guerre. En d’autres termes, des centaines de milliers de civils innocents qui se trouvaient du côté de ceux qui avaient commencé la guerre devaient être expulsés. Peut-être que Morris serait d’accord que le génocide commis par les Allemands contre les Herero en 1904-1908 était justifié puisque, après tout, les Herero avait commencé la rébellion contre le colonialisme allemand en Namibie?

Morris a raison sur un point: les projets selon lesquels les Arabes devaient être expulsés n’ont pas été menés jusqu’à leur terme. Il y a eu des commandants qui obéissaient à la lettre; il y en avait d’autres qui ne le faisaient pas. C’est exactement pour cette raison que 160’000 Arabes sont restés dans l’Etat d’Israël en 1949. Comme des dizaines de milliers d’Arméniens sont restés en Turquie après la Première Guerre mondiale, parce qu’il y a eu des fonctionnaires du gouvernement qui n’ont pas exécuté à la lettre les ordres de les tuer. Par chance, en 1948, il y a eu des chefs de l’IDF qui se sont abstenus de faire ce qu’ils savaient pouvoir être fait sans qu’on puisse les en tenir pour responsables. Si ces gens n’avaient pas agi ainsi, l’ampleur du crime de guerre commis par Israël aurait été plus grande encore. (Publié dans le quotidien Haaretz le 14 octobre 2016, traduction A l’Encontre; titre de la rédaction de A l’Encontre).

Daniel Blatman est historien.

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[1] En 1988, Benny Morris publie aux Presses Universitaires de Cambridge un ouvrage intitulé: The Birth of the Palestinian Refugee Problem Revisited. Cet ouvrage, comme l’annonçait l’éditeur, éclairait la désintégration des «communautés rurales palestiniennes» et «l’effondrement de la Palestine urbaine», ce qui provoqua, initialement, 700’000 réfugié·e·s. Ils sont quelque 5 millions actuellement. L’ouvrage suscita un fort débat en Israël. Benny Morris, parmi ceux qu’il qualifia lui-même de «nouveaux historiens» (Ilan Pappé, Avi Shlaim, etc.), changea nettement de position. Le débat historique et politique continue en Israël, car son actualité est mise en lumière par les multiples facettes de la brutale politique colonisation de peuplement de l’Etat sioniste. (Réd. A l’Encontre)

[2] L’Haganah – «Défense» en hébreu – est une organisation paramilitaire sioniste qui se constitua sous le mandat britannique dans les années 1920. Elle passera sous le contrôle de l’Agence juive dans les années 1930, comme organisation clandestine. Elle jouera un rôle de relief dans «l’exode forcé» des populations palestiniennes en 1948. Elle sera une des composantes de la création de Tsahal, «ladite Armée de Défense d’Israël-IDF), aux côtés du groupe Stern et de l’Irgoun. (Réd. A l’Encontre)

[3] Le Plan Dalet, établi en mars 1948, indique les lignes de force de la politique militaire à venir de l’Haganah. Il est interprété, de manière fort documentée, par des historiens comme Ilan Pappé en tant que plan d’expulsion des Palestiniens et de «nettoyage ethnique» (voir Le nettoyage ethnique de la Palestine, Fayard 2008). Son interprétation est l’objet de débats historico-politiques en Israël, car l’histoire se conjugue au présent. (Réd. A l’Encontre)

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