Mobilisation des Iraniens face aux mollahs capitalistes

Le 31 décembre… Rohani tente de «calmer le jeu»…

Par Yassamine Mather

Il y a eu beaucoup de fake news concernant les manifestations qui ont commencé à Mashhad et d’autres villes de la province du Khorassan le 28 décembre 2017. Ces manifestations ont continué cinq jours plus tard à Téhéran et dans de nombreuses autres villes et agglomérations à travers le pays. Les manifestant·e·s, démontrant un réel courage, étaient en colère et leurs griefs étaient raisonnablement clairs. Ce qui a commencé comme un mouvement d’indignation contre l’augmentation des prix, le chômage et la pauvreté n’a pas tardé à évoluer, avec des slogans plus politiques contre la corruption et contre le dictateur, l’ayatollah Khamenei.

Les prix des denrées de base sont montés en flèche au cours de ces dernières semaines; le prix des œufs a augmenté de 40% en l’espace de quelques jours [entre autres après l’abattage de millions de volaille à cause de la grippe aviaire]. Dans certaines des principales villes de l’Iran, les loyers ont augmenté de 83% au cours des trois dernières années. Le chômage de masse est un problème important, surtout dans les provinces où les manifestations ont commencé. Le taux d’inflation était tombé de 35% sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad, mais il reste à des niveaux intenables.

Mahmoud Ahmadinejad

Malgré le contrôle exercé par les factions du régime iranien, la relative diversité des médias en Iran a fait que la plupart des Iraniens étaient au courant, voire très bien informés, des scandales de corruption impliquant des milliards dans lesquels sont impliquées toutes les factions du régime. Le gouvernement Rohani, les principaux ayatollahs associés aux factions plus conservatrices du régime et du précédent président populiste Ahmadinejad (qui prétendait «être le défenseur des déshérités») sont tous empêtrés dans de la corruption et des détournements de fonds. Ahmadinejad et ses proches alliés sont actuellement menacés de graves charges criminelles de corruption dans les tribunaux iraniens. Mais du fait que les deux factions exposent les pots-de-vin et les escroqueries de leurs opposants, les Iraniens sont de plus en plus conscients de la vénalité du régime islamiste dans son ensemble.

Contrairement aux premières déclarations des alliés de Rohani, les protestations ne font nullement partie d’un complot par des «factions conservatrices» visant à discréditer le gouvernement. A Mashhad et d’autres villes de la province de Khorassan, les slogans indiquaient clairement que les manifestants visaient surtout l’ayatollah Khamenei. Pendant les derniers jours, les slogans politiques les plus entendus étaient: «marg bar dictator» (mort au dictateur), «Khamenie haya kon mamlekato raha kon» (Khamenei tu devrais avoir honte – laisse le pays tranquille) et un slogan plus poli demandant la démission de Khamenei: «Seyed Ali (Khamenei), excuse-nous. Maintenant nous devons nous mettre debout».

Dans la ville de Rasht (province du Gilan, dans le nord-ouest du pays) ont été lancés initialement des slogans anti-Rohani, mais ils se sont rapidement focalisés sur le dictateur lui-même, le Guide suprême. A Téhéran, les slogans des protestataires étudiants étaient beaucoup plus radicaux: «na eslahtalab na ossoul gara» (non aux réformistes, non aux conservateurs fondamentalistes); «unité des étudiants et des travailleurs» et «il ne devrait plus y avoir un choix entre le mal et le pire».

Malgré les déclarations faites par des groupes d’exilés qui reçoivent une large publicité de la part de certains secteurs des médias, y compris la radio BBC perse (mais, il faut le noter, pas de la télévision BBC perse), ces protestations n’ont rien à voir avec les royalistes ou avec les Moudjahidin du peuple [secte à la tête laquelle se trouve aujourd’hui Maryam Radjavi]. En suivant les slogans des protestataires sur les médias sociaux, on a constaté que des slogans royalistes ne sont apparus que dans des cas très isolés, comme dans la ville religieuse de Ghom. A une occasion, à Rasht, certaines personnes dans la foule ont crié des slogans en faveur du Shah, ce qui a incité d’autres à riposter en lançant le slogan pour une République iranienne (terme opposé à République islamique). En fait les protestataires s’opposent à une possible influence royaliste en criant: «na mir narahbar, na shah ha rahbar» (Non aux rois, non aux shahs et non aux leaders suprêmes).

Le fait que la protestation à Mashhad ait coïncidé avec un appel lancé à la télévision par un des prétendants au trône, Reza Pahlavi, ne devrait pas être pris au sérieux. Ce personnage fait des appels de ce genre quotidiennement et ils sont rarement entendus. Non, les catalyseurs des manifestations sont la faim et les souffrances vécues par les Iraniens et Iraniennes, qui ont conduit plusieurs protestataires à déclarer qu’il valait mieux mourir que de continuer à vivre comme ils vivent actuellement.

Farah Diba

Pas d’avenir dans le passé

On pourrait néanmoins rappeler aux Iraniens qui pensent qu’il n’y avait pas de pauvreté ni de faim sous le Shah une citation de l’impératrice Farah Diba. Lorsque ses conseillers l’ont informée que des gens ordinaires se plaignaient de ne pas pouvoir acheter de la viande à cause de son prix, elle avait répondu, sur le style de Marie-Antoinette, en vantant à la nation les bénéfices du végétarisme.

En ce qui concerne la corruption, il est vrai que la méfiance du Shah à l’égard de tous, y compris les anciens ministres, faisait que seul un cercle limité d’individus proches des shahs et de la cour pouvaient bénéficier de la fraude effrénée. Le fait que le régime islamique comporte un grand nombre de factions fait que beaucoup plus d’individus et leurs familles peuvent bénéficier des richesses d’un capitalisme mondialisé auxquelles ont accès les riches du tiers-monde. Sans compter que les «sanctions ciblées» imposées par les puissances occidentales dans la période entre 2007 et 2015 ont permis à des secteurs de la République islamique ayant accès à la fois aux devises étrangères et aux marchés noirs intérieurs, d’amasser des fortunes colossales. En fait, par certains aspects, la République islamique est même plus corrompue que l’Iran du shah. Mais nous vivons dans une période différente.

L’Iran, ou même les pays en voie de développement, ne sont évidemment pas les seuls à connaître la corruption. Néanmoins dans la plupart des autres pays, ceux qui en ont assez des dirigeants corrompus ont une possibilité d’élire des rivaux politiques. Et même si les nouveaux dirigeants ne tardent pas longtemps à dépasser leurs prédécesseurs en matière de corruption, tout ce processus donne au moins l’illusion que la population a un minimum de contrôle et peut tester de nouveaux leaders. Mais après 39 ans au pouvoir, toutes les factions de la République islamique sont plongées dans la corruption – y compris celles qui sont dans l’opposition.

Quant à la démocratie sous le Shah, ce dernier a combiné ce qu’il appelait le parti du «Oui» avec celui du «Bien sûr» en un seul: Hezb Rastakhiz [Parti du peuple d’Iran institué par le shah en 1975]. L’Iran n’avait alors que deux quotidiens, Keyhan et Etelaat. Les deux étaient favorables au shah et le manque de factions d’opposition dans le régime faisait qu’il ne pouvait y avoir de révélations d’opérations douteuses par les opposants du shah.

En ce qui concerne la répression, n’oublions pas que les forces de sécurité du shah, la SAVAK [Organisation pour le renseignement et la sécurité nationale, créée en 1957], a tiré sur Catherine Adl alors qu’elle était dans son fauteuil roulant. Il s’agissait de la fille du médecin du shah [Yahya Adl, 1908-2002] et elle s’était opposée à l’inégalité et à l’injustice en Iran. On peut imaginer comment la SAVAK traitait les opposants qu’elle ne connaissait pas.

Les Gardiens de la révolution, au centre Qasem Soleimani

Certains Iraniens, sans doute influencés par des constantes déclarations des médias sponsorisées par l’Arabie saoudite, par Israël et par les pays occidentaux, taxent les interventions iraniennes en Syrie et au Yémen d’avoir aggravé la situation économique. Cela a suscité des slogans nationalistes tels que «Non à Gaza, non au Yémen». Ici non plus le régime n’est pas sans reproche: le fait d’avoir promu le général Qasem Soleimani en tant que «guerrier iranien et conquérant» a certainement eu des effets en termes d’allocation de ressources [sans mentionner les crimes massifs en Syrie…]. Néanmoins les étudiants et les jeunes de Téhéran ont répondu à ces slogans avec leurs propres mots d’ordre: «ham iran, ham ghazeh zahmtkesh taht setame» (Les pauvres sont opprimés aussi bien à Gaza qu’en Iran).

Des mollahs capitalistes

Les vraies raisons derrière la situation économique de l’Iran sont beaucoup plus complexes que les seules dépenses militaires au Moyen-Orient. Le boom économique promis après l’accord sur le nucléaire ne s’est pas matérialisé et, maintenant, des doutes quant à l’avenir de cet accord – notamment suite à l’opposition véhémente de Trump – ont suscité le désespoir, surtout parmi les jeunes Iraniens. En réponse aux émeutes, Rohani a déclaré que l’Iran n’est pas le seul à connaître la pauvreté, le chômage et l’inflation. C’est certainement vrai, mais ce qu’il oublie de mentionner est que, malgré toute sa rhétorique anti-occidentale, la République islamique est un partisan ardent de l’agenda économique néolibéral. C’est à juste titre que le gouvernement de technocrates de Rohani est accusé d’obéir aux programmes de restructuration du FMI et de la Banque mondiale, ce qui est une des raisons derrière l’écart de plus en plus important entre les riches et les pauvres. Cet écart reflète un gouvernement qui essaie constamment d’être à jour avec les exigences de restructuration du capitalisme mondialisé pour l’abolition des subsides de l’Etat et en faveur des privatisations. Des subsides pour les denrées alimentaires ont été écrasés. Le taux officiel chômage (12%) est une plaisanterie – les chiffres réels sont beaucoup plus élevés, même si l’on tient compte des emplois précaires et mal payés. Personne n’a une sécurité de l’emploi, sauf bien sûr ceux qui sont associés à une faction stable du régime ou aux forces de sécurité.

L’année 2017 pourrait être vue comme l’année où le néolibéralisme a affronté de sérieux défis dans des pays capitalistes avancés. Mais en Iran, jusqu’aux récentes protestations, 2017 a été une année prospère pour le néolibéralisme – le gouvernement de Rohani était loué par la Banque mondiale et le FMI pour ses performances économiques. Il est donc évident que cette vague d’opposition a pris le gouvernement complètement par surprise. Les appels pathétiques du Ministère de l’information demandant à la population de «demander des permis pour organiser des protestations» semblent avoir été ignorés, car personne ne croit que l’Etat permettra de telles manifestations.

Et l’Etat ne permettra certainement pas à la classe laborieuse de commencer à s’affirmer: il y a des appels à la grève par des enseignants et des travailleurs de la sidérurgie, mais en réalité les «mollahs capitalistes» (comme les appellent les gens dans les rues de Téhéran) ont réussi à décimer la classe travailleuse organisée. Les travailleurs du pétrole et de la sidérurgie ne sont plus employés par des industries uniques appartenant à l’Etat. De grands complexes industriels sous-traitent tous les aspects du travail à des entrepreneurs plus petits. Par conséquent, il n’est plus possible d’organiser des grèves touchant toute une branche de l’industrie et encore moins d’envisager une grève à échelle nationale (ce type d’action a joué un rôle significatif dans le renversement du régime du Shah). Dans le contexte actuel, donc, les revendications des protestataires sont très dispersées et il n’y a pas une force unique pouvant organiser et coordonner les protestations et pour présenter une alternative à ceux qui luttent. A mesure que les évènements se développent, ce facteur deviendra de plus en plus nécessaire.

Quel soutien?

Il y a trois éléments principaux que nous pouvons mettre en avant pour soutenir les mobilisations en Iran:

• Exprimer une solidarité avec les personnes arrêtées, soutenir les proches de ceux qui ont été tués par les forces de sécurité et faire connaître les mesures répressives du gouvernement.

• Rappeler à ceux qui auraient encore des illusions concernant le régime précédent qu’il n’était guère meilleur que l’actuel et leur donner des exemples clairs plutôt que se contenter de répéter des slogans et insulter ceux qui ont des illusions sur le passé.

• Exposer la véritable nature de la République islamique d’Iran, tout en rappelant à ceux qui vantent les méritent du néolibéralisme que c’est précisément le modèle économique néolibéral que les puissances impérialistes cherchent à imposer partout qui est à la source de l’actuelle rébellion en Iran. (Article publié sur Hands Off the People of Iran, le 2 janvier 2018; traduction A l’Encontre)

Yassamine Mather est membre du comité éditorial de la revue Critique, a Journal of Socialist Theory, et travaille dans le domaine scientifique au sein de l’Université de Glasgow.

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