Sissi est-il en train de mettre le feu à l’Egypte?

16x9Par Jacques Chastaing

Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a décidé samedi 5 juillet une hausse dramatique des prix des carburants, de l’électricité et du gaz [1], puis le 6 juillet des prix de la bière, de l’alcool et des cigarettes.

Hausse des prix catastrophique

Ainsi le carburant le moins cher et le plus populaire dans le pays, l’octane 80, a augmenté de 78% tandis que le diesel utilisé le plus souvent par les camions augmentait de 64% et que le «gaz naturel» utilisé par les taxis augmentait de 175%. En même temps, le prix du 95, carburant pour les véhicules les plus modernes et les plus chers, n’augmentait lui que de 7%. Le prix de l’électricité est augmenté de 67% sur 5 ans et celui des bouteilles de gaz très utilisées dans le pays devrait également augmenter. Le prix de la bière a augmenté de 200%, celui de l’alcool de 150% et celui des cigarettes entre 28 et 50% [2].

L’Autorité de protection des consommateurs (Consumer Protection Agency) a déclaré dans la foulée des annonces gouvernementales que ces hausses pourraient se répercuter par une augmentation de 200% sur une grande partie des prix à la consommation [3]. Il a déjà ainsi été annoncé une hausse de 25% du prix du poulet… Par ailleurs, alors que le gouvernement a garanti que les prix des transports n’augmenteraient pas (!), il est en train de flamber un peu partout. Le gouvernorat de Port-Saïd annonce des hausses de prix de 10% sur les transports en bus, d’autres gouvernorats ont déjà annoncé 20% pendant que d’autres ne se sont pas encore prononcés… ou n’osent pas le faire, tandis que bien des chauffeurs de taxi et de microbus ont répercuté ces hausses de carburant sur leurs tarifs et que d’autres manifestent ou bloquent la circulation pour les dénoncer [4].

Un précédent qui avait mis le feu au pays en 1977

En janvier 1977, Sadate avait annoncé une augmentation semblable sur les prix du fuel, du pain et de 25 autres produits de consommation. L’homme qui avait la réputation d’avoir battu Israël se croyait lui aussi invincible. Mais deux jours après la décision de Sadate, des centaines de milliers d’Égyptiens descendaient dans les rues, brûlaient des commissariats, des bâtiments gouvernementaux et des propriétés de l’État dans chaque ville du pays dans ce qu’on a appelé «la révolte du pain». On pourrait avoir la même chose aujourd’hui – bien des Egyptiens se souvenant qu’en 1977 certains d’entre eux avaient dû manger des galettes de terre – mais amplifié et multiplié par trois ans de luttes révolutionnaires,.

Morsi avait tenté la même chose à l’automne/hiver 2012 sur la bière, l’alcool et les cigarettes mais avait dû reculer devant le soulèvement populaire qui l’avait fait fuir de son palais.

Or samedi et dimanche on a assisté à de véritables scènes de colère ou de panique dans certains quartiers des villes, en particulier après la déclaration de l’Autorité de protection des consommateurs.

Des protestations et manifestations partout

Dès l’annonce des mesures gouvernementales, on a d’abord assisté à une ruée dans les stations-service pour faire le plein avant le changement de tarif. Puis samedi, dimanche et lundi, les manifestations, d’une part, des conducteurs de taxi et microbus et, d’autre part, des usagers, et parfois des deux ensemble, se sont multipliées dans la plupart des villes et villages. Les rues de centre du Caire menant au palais présidentiel ont été bloquées, le quartier de Shubra a été immobilisé… Les conducteurs de microbus et de taxi et des usagers ou des habitants en colère ont bloqué les rues de Suez, Port-Saïd, Matrouh, Assouan, Assiut, Tanta, Giza, Qaloubia, Sharqia, Dakahleya, Ismaïlia, Kom Ombo, Kafr el Sheikh, Minya…; des routes ont été coupées par des villageois en colère…

En même temps on assistait à des manifestations de pêcheurs dénonçant les hausses de fuel à Rosette, Balbris, Brolos… et d’autres de paysans à Edfu ou Minya mais aussi dans le gouvernorat de la mer Rouge. A ces manifestations s’additionnaient d’autres contre les coupures d’électricité ou d’eau potable comme à Menoufia, Damanhour et des grèves des personnels temporaires de l’Education nationale à Suez ou de l’entreprise Dai Tex à Alexandrie pour leurs salaires.

A bien des endroits, les usagers s’en sont pris aux chauffeurs de microbus, bus, taxis puisque le gouvernement martèle qu’il ne devrait pas y avoir de hausse de tarifs et tente de monter la population contre les chauffeurs qu’il livre comme boucs émissaires à sa vindicte. Par démagogie, à Giza, l’armée offrait même ses bus gratuitement en suppléance des chauffeurs de microbus en grève. Elle promettait par ailleurs qu’elle allait ouvrir ses stocks de produits de consommation aux prix les plus bas à la population. Un peu partout, on voyait des officiels dans la rue se montrer aux médias pour dire qu’ils allaient contrôler les prix d’une main de fer. Mais à bien des endroits aussi, les habitants s’associaient aux manifestations des conducteurs comprenant bien que c’était tout qui allait augmenter et que Sissi et l’armée se moquaient d’eux.

Ainsi le syndicat des travailleurs des transports a décrété l’état d’urgence, se réservant toute possibilité d’action, déclarant que la colère était en train d’exploser chez les chauffeurs et les travailleurs.

En 1977, la presse aux ordres avait qualifié les émeutiers de voleurs et de communistes; aujourd’hui elle dit qu’ils sont manipulés par les Frères musulmans ou qu’ils font leur jeu et déclare que le pays est en guerre pour redresser l’économie. Mais quelques jours avant la hausse des prix, 700 des plus grands intellectuels, artistes, écrivains et journalistes du pays signaient une pétition contre la loi qui interdit grèves et manifestations. Un peu tard, disent bien des révolutionnaires. Mais ça ne pouvait pas mieux tomber.

Pour le moment, la population est partagée entre la colère et la panique. Elle hésite encore sur ce qu’elle va faire, attendant surtout de voir comment vont se répercuter concrètement ces hausses dans leur ville où pour le moment c’est encore la confusion et les informations contradictoires qui dominent, les autorités locales essayant de rassurer les gens.

Quoi qu’il en soit, une chose est sûre, le peu de popularité qui pouvait rester en faveur de Sissi s’est totalement volatilisé. (7 juillet 2014)

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[1] Le total annuel des subsides à l’énergie (électricité, gaz, etc.) est hauteur à environ 24 milliards de dollars. La hausse annoncée, sur l’année fiscale 2014-2015, doit réduire cette subvention de quelque 7 milliards. La décision gouvernementale s’inscrit donc dans une politique de réduction drastique du montant des subsides et peut être considérée comme un premier pas, d’autant plus lorsqu’on considère le plan d’ajustement mis en avant du FMI et les limites des financements en provenance d’Arabie saoudite, entre autres. (Réd. A l’Encontre)

[2] Le prix des cigarettes avait déjà été augmenté en février 2014. Suite aux dernières décisions, un paquet de Cléopâtre, la marque la moins chère et la plus vendue en Egypte, passera d’un prix entre 6,25 et 7 livres égyptiennes à entre 8 et 8,75 livres. Un paquet de Dunhill importé qui coûtait 17 livres sera vendu à 27,25 livres. (Réd. A l’Encontre)

[3] Al-Masry Al-Youm, du 4 juillet 2014, indique que le président de l’Autorité de protection des consommateurs, Zeinab Awadallah, non seulement critique la décision gouvernementale, mais indique que la hausse des prix de l’électricité et de l’essence pourra se répercuter à hauteur de 200% sur le prix des biens de consommation. (Réd. A l’Encontre)

[4] Amro Hassan, dans le Los Angeles Times du 5 juillet 2014, cite un conducteur de bus travaillant dans la région est du Caire, Kamal El Shazli: «C’est la plus importante hausse du prix de l’essence que j’aie vue en 36 ans. On nous disait que tout allait prospérer une fois que Sisse serait élu. Et maintenant l’on voit cette hausse décrétée au cours des premières semaines de sa présidence; Sissi est en train d’accélérer la mobilisation pour une troisième révolution.» Mohamed Farag, un fonctionnaire de 45 ans, déclare à Amro Hassan: «Conduire au Caire n’est pas un luxe dans la mesure où nous n’avons aucun système de transports publics sur lequel on peut compter. Cela va accroître les prix de tout ce qu’on achète au jour le jour. Cela est pire que ce que Moubarak avait l’habitude de faire. Ils veulent assurer la survie des plus forts et des plus adaptés et les gens pauvres vont crever au milieu.» (Réd. A l’Encontre)

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