Egypte. «La question sociale» et le prolétariat gardent leur place centrale

mahalla1Par Samuel Forey

Il est significatif qu’un certain nombre d’analystes et d’observateurs constatent que la «situation en Egypte» reste marquée par ladite «question sociale». Ce fut un thème sur lequel nous n’avons cessé d’insister, entre autres dans les articles de Jacques Chastaing. Ont fait leurs effets les influences dominantes des modes journalistiques et idéologiques – surtout chez ceux et celles qui osent affirmer être immunisés face à toutes les idéologies, sans savoir à quoi le terme idéologie renvoie effectivement – dans la mise en place de leurs grilles de lecture de la situation en Egypte. Leur compréhension et/ou regard se sont amenuisés bien plus que le rôle de la place Tahrir.

L’inhibition – au mieux, quand ce n’était pas de la complaisance pour Sissi ou, à l’opposé, les Frères musulmans – à saisir ce qui se passe dans les tréfonds de la société les a conduits à être des observateurs anophtalmes! Les mobilisations sociales, les grèves étaient absentes, comme la «classe ouvrière», réduite, elle, à un concept pour tocards. Or, cet article de Samuel Forey remet certaines pendules à l’heure.

Il ne faudrait, certes, pas en conclure que le pouvoir de Sissi et de son clan n’hésite pas et n’hésitera pas à combiner la répression, un nationalisme décadent et des menaces liées à la cooptation. Cette dernière est d’autant plus aisée que les «espoirs fantasmagoriques» de militant·e·s – découvrant et côtoyant la société égyptienne «réellement existante» seulement en 2011 –  se sont parfois dégonflés comme des baudruches, avec le risque tragique de friser le suicide politique; cela dans une situation fort difficile, mouvante et complexe. (Rédaction A l’Encontre)

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La question sociale dominera la scène égyptienne les prochains mois. Le pays a connu plus de grèves de travailleurs ces deux dernières années que pendant la décennie qui a précédé la révolution de janvier-février 2011. Aujourd’hui encore des ouvriers continuent à manifester et à faire grève pour faire entendre leurs revendications, malgré la loi restreignant le droit à se rassembler et à manifester. Mais les gouvernements successifs restent sourds à leurs doléances ça faisait deux mois que les quelque 2000 ouvriers d’Abboud Spinning Company n’avaient pas été payés. Sans compter les primes attendues et jamais versées. Les directeurs et les responsables de cette usine de textile d’Alexandrie faisaient la sourde oreille.

En général, les patrons ont les moyens de tenir la distance dans ce type de conflits. Ils peuvent aussi se débarrasser sans trop de difficulté des ouvriers récalcitrants : selon un avocat égyptien, Haitham Mohamedein, les employeurs sont simplement condamnés à verser une amende de… 100 à 500 livres égyptiennes (10 à 50 euros) en cas de licenciement abusif. L’attitude est en général d’attendre que ça se passe, mais cette fois-ci, ça ne passait pas. Une partie des ouvriers de l’usine a donc commencé un sit-in dans les locaux de l’usine le 25 août 2014. L’été était d’autant plus brûlant qu’il était ponctué de coupures d’électricité incessantes.

Dans une Égypte en pleine crise de paranoïa, les ouvriers sont accusés d’appartenir aux Frères musulmans, organisation considérée comme terroriste depuis décembre 2013 et dont les principaux leaders — parmi lesquels l’ancien président Mohamed Morsi – sont en prison ou en fuite.

Qui veut discréditer quelqu’un l’accuse d’être Frères musulmans. Pourtant ils ont tenu bon. «On maintenait les sit-in depuis trois semaines. Au plus fort de la mobilisation, on était peut-être 700 ou 800 employés à protester. On demandait à être reçus par le directeur de l’usine, le gouverneur d’Alexandrie, ou même le premier ministre, sans succès. Finalement, on a enfin réussi à obtenir un rendez-vous avec le directeur, prévu pour le 15 septembre. Mais il n’est pas venu», se souvient Mohamed Kamel, l’un des contestataires, ouvrier depuis 24 ans dans l’usine.

A Alexandrie, les ouvriers ont perdu patience. « Le directeur ne s’est pas montré. On est sortis de l’usine pour manifester. Et on nous a envoyé la police », ajoute Mohamed Kamel. Une altercation s’ensuit. Un policier nerveux fait usage de son arme, une sorte de gros pistolet à grenaille, de ceux que l’on surnomme « cartouches » en Egypte et qui ont blessé des centaines de manifestants pendant la période révolutionnaire quand ils ne les rendaient pas aveugles. Le coup de feu emporte un très gros morceau de chair de la jambe gauche de Mohamed Kamel. Il raconte cela, le visage lumineux, le tibia traversé par des broches au métal patiné, sur son lit d’hôpital.

Des syndicats toujours aux ordres

Les syndicats ne sont pas d’une grande aide. Ce n’est pourtant pas par manque de moyens. La Fédération générale des syndicats de travailleurs d’Égypte (FGSTE) est un paquebot de près de 4 millions de membres, 21’000 cadres, 17 fédérations régionales. Elle dispose d’une banque, d’une fondation culturelle d’universités ouvrières, d’hôtels, de villages-vacances, de bibliothèques… Ce n’est pourtant pas de ce côté qu’il faut s’attendre à une mobilisation générale. Selon Élisabeth Longuenesse et Didier Monciaud [1], « La gestion des syndicats est très bureaucratique et l’élite syndicale se caractérise par son conservatisme, son immobilisme et sa soumission au régime, mais aussi par des liens étroits avec le milieu des hommes d’affaires du secteur privé. » La fédération et ses multiples branches se transforment peu à peu en une agence de services aux pratiques très clientélistes. Les dirigeants syndicaux se servent des ressources financières de leurs organisations, avec l’effet pervers d’accélérer le désengagement de l’État, notamment pendant les années 1990.

Le 2 décembre: les journalistes protestent contre le verdict en faveur de Moubarak
Le 2 décembre: les journalistes protestent contre le verdict en faveur de Moubarak

Il y avait pourtant eu une lueur d’espoir en 2009. Après des années de lutte, la formation d’un syndicat indépendant, celui des percepteurs des taxes sur les transactions immobilières, a été autorisée par le gouvernement en avril. Le mouvement, mené par Kamal Abou Aita, s’est transformé en Fédération égyptienne des syndicats indépendants le 2 mars 2011, peu après la chute de Hosni Moubarak, avec pour slogan principal la mise en place d’un salaire minimum à 1200 livres (environ 120 euros) par mois, pour tous. C’était ce à quoi Abou Aita s’était employé, pendant son court passage au gouvernement comme ministre « de la main-d’œuvre et de l’immigration » (c’est-à-dire le ministre du travail), de juillet 2013 à mars 2014. C’était la dernière tribulation d’un syndicaliste qui avait rallié les Frères musulmans en 2012 pour les élections à l’Assemblée du peuple [2], s’était fait élire, puis avait appelé à voter pour le nassériste Hamdine Sabbahi, pour finalement appeler à la démission de Morsi en 2013.

Indépendants sur le papier

La création de syndicats indépendants a été autorisée en mars 2011, juste après le départ de Moubarak, mais tous les gouvernements successifs ont bloqué l’adoption de la loi, du régime transitoire du Conseil suprême des forces armées à l’équipe de Morsi jusqu’à aujourd’hui, sous la présidence d’Abdel Fattah Al-Sissi. La grève menée par les camarades de Mohamed Kamel est bien sûr illégale. Car la loi 12 de 2003 sur le travail encadre très précisément le droit de grève: il faut faire une demande écrite à l’avance et avoir l’accord de la majorité des deux tiers du conseil d’administration de la FGSTE. A notre connaissance, un syndicat de la Fédération n’a apporté un soutien officiel qu’une seule fois, lors de la grève de l’usine Tanta Flax and Oil Co, en mai 2009. Un soutien de cinq jours pour une grève de six mois.

La loi sur le salaire minimum est passée en septembre 2013. Mais elle ne concerne que les fonctionnaires — pas même les employés des agences de l’État comme la Poste [3]. Mohamed Kamel, l’ouvrier à la jambe blessée, reçoit quand à lui un salaire de 780 livres par mois (environ 80 euros).

Traitement spécial

Ces dispositions ressemblent à celles contenues dans une autre loi, entrée en vigueur en novembre 2013, sur le droit de manifester, réduit à la portion congrue. Il faut informer les autorités trois jours avant la tenue du mouvement : coordonnées, lieu et trajet du cortège, revendications et slogans scandés. Le ministère de l’Inérieur [voir article ci-après] se donne toute latitude d’interdire la manifestation au motif aussi vague que celui de «menace pour la sécurité ». Les possibilités de s’exprimer publiquement n’ont peut-être jamais été aussi réduites dans l’histoire récente de l’Égypte.

Pourtant, ni Kamel ni ses camarades n’ont été jetés en prison. Le gouvernement, malgré le contexte répressif actuel, ne tient peut-être pas à se mettre à dos les quelque 27 millions de travailleurs égyptiens. La loi sur les manifestations a fait l’objet d’une contestation immédiate de la part des militants des droits humains conduisant à l’arrestation d’un activiste de premier plan, Alla Abdel Fattah, en novembre 2013. Au même moment, et jusqu’en décembre 2013, les ouvriers d’une usine emblématique, celle de la Société égyptienne pour le fer et l’acier (Hadidwalsolb) à Helwan, au sud du Caire, ont eux aussi manifesté sans être inquiétés par les autorités. [voir l’article ayant trait à cette grève sur notre site en date du 1er décembre 2014]

Moustafa Bassiouni, journaliste économique égyptien et spécialiste des mouvements ouvriers, rappelle qu’«on a compté en 2012 plus de grèves que pendant les dix années qui ont précédé la révolution» [4]. Après la reprise en main du pouvoir par l’armée durant l’été 2013, les mobilisations ont continué, notamment en février 2014, faisant chuter le gouvernement de Hazem El-Beblaoui [5].

Mais les mobilisations n’aboutissent qu’à peu de résultats. Si les autorités n’ont pas la main aussi lourde sur les ouvriers que sur les Frères musulmans, les arrestations et cas de torture sont tout de même nombreux et répertoriées. [voir : Mena Solidarity Network ]

Des grèves très locales

ans les bidonvilles de «grand Caire», l'hiver pluvieux est une catastrophe
Dans les bidonvilles de «grand Caire», l’hiver pluvieux est une catastrophe

Pour le chercheur Gennaro Gervasio, professeur à l’université britannique du Caire, les enjeux souvent très locaux des grèves en font des luttes difficiles à arrêter, mais par définition, elles peinent à prendre une ampleur nationale. « Le régime sait le pouvoir des travailleurs organisés et politisés. Nommer au gouvernement Kamal Abou Aita était une forme de reconnaissance de ce pouvoir. Mais le ministre n’a pas réussi à calmer la grogne généralisée. Par ailleurs, les ouvriers sont très mal informés », explique Gervasio.

Il cite l’exemple d’ouvriers rencontrés en 2012 qui n’étaient même pas au courant de la création de syndicats indépendants. Pour le chercheur, « le seul trait d’union depuis 2007, ce sont les mouvements de protestation, qui n’ont finalement jamais cessé ».

En effet. Malgré le contexte répressif, les ouvriers de l’usine Schweppes sont mobilisés depuis trois semaines pour protester contre le renvoi possible de 850 ouvriers de l’usine, dans le cadre d’une fusion avec Coca-Cola. Les fusions ne sauraient être la cause de licenciements, selon la loi 12 de 2003 que tous les gouvernements successifs promettent de réformer dans l’intérêt des travailleurs, sans agir concrètement pour autant. A nouveau, des ouvriers de l’usine de la gigantesque usine Hadisolb de Helwan sont en grève. Ils réclament le paiement de primes, toujours promises, jamais versées.

Jour après jour, en Égypte, des travailleurs manifestent et se mobilisent. Sans résultats concrets cependant: les ouvriers de Hadisolb avaient manifesté l’année dernière, à la même date, pour les mêmes motifs, sans être pour autant entendus. Quant à Mohamed Kamel, le travailleur blessé de l’usine Abboud Spinning company d’Alexandrie, il est toujours à l’hôpital. Les revendications de ses camarades sont restées lettre morte. En Égypte, le mouvement ouvrier reste prisonnier de trois maux: une base divisée et peu informée ; le manque d’une représentation syndicale indépendante digne de ce nom, qui pourrait mobiliser sur le plan national ; enfin, des autorités méfiantes vis-à-vis des mouvements de travailleurs et qui veillent soigneusement à rendre difficile, voire impossible, toute contestation organisée. (Publié dans Orient XXI, le 4 décembre 2014)

Notes :

[1] « Les syndicalismes : lutte nationale, corporatismes et contestations», in Vincent Battesti, François Ireton (dirs.), L’Égypte au présent. Inventaire d’une société avant révolution, Sindbad, « La Bibliothèque arabe », mai 2011. – p. 367.

[2] NDLR. Équivalent des élections législatives.

[3] Moustafa Bassiouni, «  En Égypte, rien n’arrête le mouvement ouvrier  », Le Monde diplomatique, août 2014.

[4] Ibid.

[5] NDLR. Beblaoui a été premier ministre du 9 juillet 2013 au 1er mars 2014.

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Samuel Forey est journaliste freelance installé au Caire depuis 2011. Il collabore notamment avec Le Figaro et Le Journal du Dimanche. Il a récemment réalisé des reportages au Yémen, en Syrie et en Irak.

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En Eygpte rien n’arrête le mouvement ouvrier

1_229516_1_5-0e1daArticle de Moustafa Basiouni, jounaliste au Caire, publié dans Le Monde diplomatique, en août 2014.

La vague de grèves de février 2014 qui a contraint à la démission le gouvernement de M. Hazem Al-Beblaoui aurait dû représenter une avancée majeure pour le mouvement ouvrier égyptien. Pour la première fois depuis le 3 juillet 2013, jour de l’éviction du président Mohamed Morsi (Frères musulmans), des débrayages de grande ampleur sont intervenus dans les services publics et dans le secteur industriel d’Etat : les employés du textile et des filatures, des transports et des services de propreté se sont joints à ceux des postes, du secteur de la santé ou de la justice. S’y sont ajoutées des dizaines de grèves et d’autres initiatives dans le secteur privé. Pour le seul mois de février 2014, le Centre El-Mahrousa pour le développement socio-économique a recensé plus d’un millier de sit-in, débrayages ou manifestations, avec plus de deux cent cinquante mille grévistes, contre moins de cinquante actions en janvier et moins de quatre cents en mars.

L’importance de cette vague de contestation ne tient pas seulement à son ampleur, mais aussi au contexte dans lequel elle s’est développée. Au cours des cinq premiers mois de 2013, le mouvement ouvrier, particulièrement actif, avait su mobiliser des centaines de milliers de personnes, avant de décliner après la chute du président Morsi. On n’observait plus alors que quelques troubles sporadiques, violemment réprimés par le pouvoir issu du coup d’Etat du 3 juillet 2013. Tandis que les forces de l’ordre dispersaient les rassemblements, les grévistes et leurs chefs de file étaient accusés d’appartenir aux Frères musulmans.

Cette campagne d’intimidation a si bien fonctionné que, après la publication d’une feuille de route prévoyant l’adoption d’une nouvelle Constitution suivie de l’élection présidentielle et des élections législatives, les principales organisations syndicales ont signé des communiqués soutenant le nouveau régime et s’engageant à renoncer à la grève pour mieux appuyer sa « lutte contre le terrorisme ». La Fédération syndicale égyptienne, chapeautée par l’Etat, et les deux principaux syndicats indépendants — la Fédération égyptienne des syndicats indépendants, née durant la révolution de janvier 2011, et le Congrès démocratique du travail — se sont prononcés en ce sens. La nomination du président de la fédération indépendante, M. Kamel Abou Eita, au poste de ministre du travail a suscité de nombreuses critiques internes. De fait, il est par la suite resté silencieux face à la répression des grèves par les autorités.

Le regain de combativité de février 2014 a donc marqué une rupture importante. Dans un sursaut, le mouvement ouvrier est parvenu à casser la bipolarisation : Etat d’un côté, Frères musulmans de l’autre. Pour la première fois, des protestations populaires ont visé le gouvernement sans que les Frères soient impliqués, même si le pouvoir tentait encore — mais en vain — de le faire croire. Elles intervenaient précisément dans les secteurs (textile, transports, santé, etc.) où avaient éclaté, en 2012 et 2013, des grèves hostiles au gouvernement Morsi. Le mouvement ouvrier a ainsi mis en lumière l’échec du nouveau pouvoir sur le plan économique et social, mais aussi ses tentatives de se défausser de ses responsabilités en invoquant la « lutte contre le terrorisme ».

Au cœur des revendications : le salaire minimum. Il a déjà été instauré, mais de façon si biaisée et si incomplète que les ouvriers, loin de l’accueillir favorablement, y ont vu une provocation. En septembre 2013, il a été fixé à 1200 livres [1], conformément à ce que demandaient les travailleurs depuis 2008. Mais il ne concernait que les fonctionnaires ; soit, selon l’Agence centrale de la mobilisation publique et des statistiques, environ six millions de personnes, dont à peine un tiers touchaient auparavant un salaire inférieur. Ce qui exclut les dix-huit millions d’ouvriers salariés non pas directement par l’Etat, mais par les institutions qui en dépendent, comme la poste, les chemins de fer et les transports. Par ailleurs, les ouvriers du secteur privé, pour leur part, ont vu leurs salaires baisser, avec un revenu moyen hebdomadaire plafonnant à 300 livres. Une bonne partie des travailleurs gagnent donc moins que le salaire minimum exigé par les syndicats [2]. Enfin, l’introduction de la mesure a servi de prétexte à des hausses de prix, pénalisant doublement ceux dont les salaires n’avaient pas bougé.

Si spectaculaire qu’ait été le mouvement, ses résultats n’ont cependant pas été à la hauteur des attentes. Au gouvernement Beblaoui en a succédé un où dominent les ministres de l’ancien régime. Le nouveau premier ministre, M. Ibrahim Mahlab, s’est rendu à Mahallah, important centre industriel au nord du Caire, où il s’est contenté d’en appeler à la patience des ouvriers : « Nous n’avons pas de baguette magique qui nous permette de résoudre tous les problèmes [3]. » L’actuelle ministre du travail, Mme Nahed Al-Ashri, une rescapée du régime du président Hosni Moubarak, est connue pour s’être toujours rangée du côté du patronat, comme l’ont déclaré les syndicats de Suez. Les ouvriers de l’entreprise Cristal, qui emploie quatorze mille ouvriers à Choubra Al-Kheima (Le Caire), ont eux aussi dénoncé son parti pris contre eux durant la grève de mai 2014, alors qu’ils demandaient l’application d’un accord signé en novembre, sous l’égide de son prédécesseur. Depuis la nomination de ce gouvernement, la répression s’est intensifiée, avec l’arrestation de nombreux dirigeants syndicaux et leur inculpation pour « trouble à l’ordre public », « incitation à la violence » et « atteinte à la sûreté nationale ».

Le durcissement policier a d’abord touché le secteur des postes, dont les représentants ont été arrêtés, avant d’être battus et torturés. A la suite d’une grève réclamant l’augmentation des salaires dans une entreprise de céramique détenue par un membre de l’ancien Parti national démocratique (PND) de M. Moubarak, les services de sécurité ont intimidé et menacé les ouvriers afin de pousser vingt-cinq de leurs dirigeants à démissionner. Mais le comble a sans doute été l’arrestation, à Port-Saïd, de trois ouvriers de l’Egyptian Propylene & Polypropylene Company (EPPC). Conformément à la loi, ces représentants du personnel s’étaient rendus au commissariat pour y déclarer l’organisation prochaine d’un sit-in ; ils voulaient exiger l’amélioration de leurs conditions de travail et le paiement de leurs arriérés de salaire. Ils furent cependant arrêtés, quelques jours avant la célébration du 1er-Mai. Libérés après quatre jours de détention, ils allèrent aussitôt rejoindre le mouvement de grève lancé par leurs collègues pour protester contre leur incarcération.

Rien de neuf dans le contraste entre l’importance du mouvement ouvrier et la modestie de ses conquêtes. Il ne cesse de pousser le processus révolutionnaire, sans parvenir à inverser durablement le rapport de forces en sa faveur. En amont de la révolte de janvier 2011, il a été particulièrement actif, avec près de deux millions de grévistes [4]. Il a joué un rôle déterminant dans la chute du régime Moubarak en multipliant les occupations de sites, en retenant en otage les responsables de l’Etat, en appelant à la grève générale. Pourtant, dès la démission du raïs, une lutte implacable s’est engagée contre le mouvement ouvrier, au motif que les grèves nuiraient à la révolution. Le Conseil suprême des forces armées (CSFA), qui avait pris les rênes de l’Etat en février 2011, a légiféré pour l’interdire et pour faire condamner les meneurs par des tribunaux militaires. Plus tard, la manœuvre s’est répétée sous la présidence de M. Morsi. Sans atteindre son but.

Au contraire : les rangs des mécontents grossissent. On a compté en 2012 plus de grèves que durant les dix années qui ont précédé la révolution, selon le rapport du Centre égyptien pour les droits économiques et sociaux. En 2013, d’après une étude du Centre pour le développement de la démocratie, les grèves des cinq premiers mois ont été encore plus importantes que celles de l’année précédente.

Outre la répression du pouvoir, les protestataires doivent compter avec le frein que représentent leurs propres centrales syndicales. Celles-ci cherchent davantage à contenir les poussées grévistes qu’à relayer les revendications de la base. Depuis 1957, la Fédération syndicale égyptienne, fondée par le président Gamal Abdel Nasser, domine le paysage. Entièrement inféodée à l’Etat, elle n’a joué aucun rôle dans le développement du mouvement ouvrier. Elle a même souvent pris position contre les grèves et les manifestations.

L’instauration des syndicats indépendants, en 2008, a marqué la fin de son monopole. Issues du rapprochement de comités ouvriers de base en lutte, les nouvelles organisations détenaient tous les atouts pour gagner la confiance des salariés et les mobiliser massivement. En outre, le choix de la place Tahrir, au Caire, épicentre de la révolution de 2011, pour fonder la fédération indépendante revêtait une grande valeur symbolique.

Par la suite, cette dynamique d’autonomisation s’est amplifiée, mais les espoirs se sont bientôt évanouis. Après la fondation de la fédération, les premiers désaccords n’ont pas tardé à éclater entre les dirigeants, et une scission s’est produite avec la création du Congrès démocratique du travail. La concurrence pour obtenir le monopole de la représentation des ouvriers égyptiens dans les instances internationales ou dans les discussions avec l’Etat a aggravé les tensions. Enfin, après le 3 juillet 2013, l’appel à soutenir le pouvoir dirigé par le maréchal Abdel Fatah Al-Sissi a produit de nouveaux déchirements internes.

Profitant de ses liens avec l’Etat, la fédération officielle a pu se renforcer et asseoir sa position. Sur le terrain, dans les transports publics, les chemins de fer, les postes, ce sont des sections locales des syndicats indépendants, ou parfois du syndicat officiel, qui ont joué un rôle actif. Au niveau des appareils, la tendance est à l’enlisement bureaucratique, à la dispersion, à la perte de contact avec les préoccupations quotidiennes et les conditions de vie de la base. En se ralliant au nouveau pouvoir après le 3 juillet 2013 et en renonçant à la grève, les dirigeants des syndicats indépendants se sont engagés sur une voie dangereuse ; le risque est grand, en effet, de les voir devenir une copie conforme de leurs homologues de la fédération officielle.

Cette faiblesse des organisations syndicales explique le tour qu’ont pris les événements politiques au lendemain de la révolution. La comparaison avec la Tunisie est à ce titre éclairante : si l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) a d’abord hésité face au soulèvement populaire, elle s’est résolue, sous la pression de sa base, à intervenir avec force sur la scène politique. Rien de tel en Egypte, où les énormes masses ouvrières mises en branle avant et après la révolution n’ont jamais pu exercer une influence durable, ni permettre qu’advienne un pouvoir différent du régime destitué.

Après l’investiture du maréchal Al-Sissi à la présidence de la République, le 8 juin dernier, il s’est confirmé que le gouvernement n’avait nullement l’intention d’améliorer la condition ouvrière. Tout en déployant une rhétorique populiste invitant à se lever tôt, à travailler dur et à oublier toute revendication « catégorielle », le président a en effet opté pour une politique d’austérité radicale. Il a exigé le réexamen du budget élaboré par le gouvernement dans le sens d’une réduction de l’endettement public, à la fois par la baisse des subventions de l’énergie et par l’instauration de nouvelles taxes. Le prix des carburants s’est envolé, avec des hausses réparties de façon inéquitable : le prix du gaz nature a augmenté de 175 % pour les véhicules de transport public, mais de 30 à 40 % seulement pour les usines, qui en consomment énormément. De même, tandis que le prix de l’essence destinée aux taxis et aux voitures de catégorie inférieure grimpait de 75 %, celui de l’essence de qualité supérieure n’augmentait que de 40 %. La conséquence directe a été une flambée incontrôlée du prix des transports et de la production dans l’ensemble du pays. On peut donc s’attendre à de nouvelles vagues de protestation : déjà, les chauffeurs de taxi ont cessé le travail et organisé des piquets de grève dans plusieurs gouvernorats.

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[1] Ces dernières années, le cours instable de la livre égyptienne a fluctué à la baisse. Fin juillet 2014, 100 livres s’échangeaient contre 10,33 euros.

[2] Agence centrale de la mobilisation publique et des statistiques, Le Caire, 2012.

[3] Al-Masri Al-Youm, Le Caire, 6 mars 2014.

[4] Lire Joel Beinin, « La grève qui a préparé la révolution », dans « L’Egypte en mouvement », Manière de voir, n° 135, juin-juillet 2014.

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