Egypte. La propagande sécuritaire discréditée par l’affaire Moheb Doss

Moheb Doss en 2014. A l'arrière-plan, on voit un tag «Libérez Boudy» avec un portrait de ce jeune révolutionnaire emprisonné. (Photo de Hany Hanna)
Moheb Doss en 2014. A l’arrière-plan, on voit un tag «Libérez Boudy» avec un portrait de ce jeune révolutionnaire emprisonné.
(Photo de Hany Hanna)

Par Hany Hanna

La stratégie de répression du régime du maréchal Sissi repose sur la suspicion généralisée. La suspicion de sympathie avec les Frères musulmans est jetée indistinctement sur les opposants au régime, voire sur ses partisans critiques. Dans un Etat de droit, cette pratique ne résisterait pas à la présomption d’innocence. On ne croit une accusation que si elle est fondée. Mais l’Egypte est encore sous le choc de l’expérience des Frères musulmans au pouvoir et de leurs connivences affichées avec les terroristes islamistes. Les Egyptiens ont donc laissé l’armée prendre le pouvoir pour les protéger de toute possibilité de retour au pouvoir de la confrérie, voire d’un risque de guerre civile et de troubles internes comme ceux qui déchirent la Syrie ou la Libye. Seule armée du Moyen-Orient arabe encore forte, l’armée égyptienne est aux yeux de la population la garante de la stabilité du pays, voire de l’existence même de l’Etat égyptien. Les plus inquiets soupçonnaient en effet les Frères musulmans de vouloir le diluer dans une internationale islamiste et les Etats-Unis de travailler à sa division. Par principe, tout un pan de la population soutient son champion contre ses opposants. Peu importe que les accusations contre ces derniers ne soient pas étayées sur des preuves! Puisque le pouvoir affirme les avoir, comment ne pas lui faire confiance? La propagande répressive est rodée au point que tout opposant arrêté est présumé aux yeux d’une partie de l’opinion publique comme Frère musulman, sympathisant des Frères ou agent du complot américain consistant à instiller le poison islamiste dans la région.

Utilisant cette stratégie en pilotage automatique et rendu nerveux par le 5e anniversaire de la révolution du 25 janvier 2011 qu’il a tout fait pour étouffer, le régime arrête les jeunes révolutionnaires à tout va. Parmi eux un certain Moheb Doss. En procédant à cette arrestation, le régime vient d’ébranler la pierre angulaire de sa stratégie répressive: la présomption d’appartenance au complot des Frères musulmans. Cette fois elle ne peut pas s’appliquer. Tout simplement parce que Moheb Doss est chrétien! Il a été arrêté le 6 janvier à l’entrée de la cathédrale du Caire où il allait célébrer le réveillon du Noël copte orthodoxe. Moheb est aussi est surtout un des six fondateurs du mouvement pétitionnaire Tamarrod qui a été à l’origine de l’éviction du pouvoir du président, Frère musulman, Mohamed Morsi [en fonction du 30 juin 2012 au 3 juillet 2013]. Cet étudiant en droit avait lancé en mai 2013 avec une poignée d’autres jeunes une pétition exigeant le départ de Morsi. La pétition avait recueilli en quelques semaines des millions de signatures et fait descendre des millions d’Egyptiens dans la rue le 30 juin 2013, ouvrant la voie à l’arrivée au pouvoir du maréchal Sissi.

Ce CV ne lui a pourtant été d’aucun secours. En ce réveillon de Noël, le pouvoir a décidé de ne lui faire aucun cadeau. Le 6 janvier vers 21h30, Moheb se rend à la cathédrale du Caire avec deux amis dont le journaliste Gamal George au moment même où le président Sissi s’apprête à y aller pour présenter ses vœux à la communauté copte. Après l’habituel contrôle de sécurité, des policiers en civil leur demandent leurs papiers. Moheb Doss présente sa carte d’identité. Le policier qui le contrôle lui demande, d’après le témoignage de Gamal George: «C’est donc vous Moheb du mouvement Kefaya?» Il faut savoir que «Kefaya!» (Assez!) est un des mouvements qui ont appelé à manifester le 25 janvier 2011 et initié la révolution. Doss répond par l’affirmative. «Alors venez avec nous, nous avons quelques questions à vous poser», lui répond le policier. Moheb Doss n’est pas autorisé à passer un coup de fil et son téléphone portable est confisqué. Les amis de Moheb demandent aux policiers où ils l’emmènent. Ces derniers répondent qu’ils l’emmènent au commissariat proche d’Al Ouaili. Ses deux amis s’y rendent aussitôt. Là-bas, on leur explique qu’il a été emmené au centre de la Sécurité de l’Etat! Jusqu’au lendemain 7 janvier après-midi, aucune nouvelle. Puis, vers 17h, huit policiers perquisitionnent sans mandat le domicile où Moheb vit avec ses parents et sa sœur. Ils confisquent l’ordinateur familial et repartent aussitôt. Le 8 janvier, à l’aube, la famille reçoit un coup de fil du centre de la Sécurité de l’Etat où il est détenu. On leur annonce qu’il a été déféré au parquet de la Sûreté de l’Etat et qu’il a écopé de quinze jours de détention préventive. Sa famille peut désormais le visiter et lui apporter des affaires à condition que la visite ne dépasse pas deux minutes.

Mais de quoi Moheb est-il soupçonné? D’«appartenance à une organisation illégale». Son cas est joint à l’affaire 796/Sûreté de l’Etat où un certain Mahmoud El Saqqa est soupçonné d’animer un mystérieux «groupement du 25 janvier». Moheb Doss ne connaît pourtant pas Mahmoud El Saqqa et ne risque pas de faire partie de la même organisation que lui. Difficile d’y voir plus clair car aucun avocat n’est autorisé à consulter son dossier. Mais la seule question des policiers lors de son arrestation est en lien avec sa participation à la révolution du 25 janvier. Ceci concorde bien avec la nervosité croissante du pouvoir par rapport au 5e anniversaire de la révolution du 25 janvier 2011 qu’il a tout fait pour étouffer. Depuis un mois, le régime arrête les jeunes révolutionnaires à tout va. Le 19 janvier, la police affirme avoir perquisitionné 5000 appartements du centre-ville du Caire! Pourtant, Moheb Doss twittait le 24 décembre 2015: «La probable présence dans la rue de la confrérie criminelle des Frères musulmans, l’impréparation du mouvement révolutionnaire et l’absence d’un plan de mobilisation clair font que descendre dans la rue serait actuellement une démarche non progressiste. # Mon humble avis.» Peu susceptible donc d’avoir fomenté des troubles pour le 25 janvier 2016, il dérange visiblement le régime pour d’autres raisons. Top of Form

D’abord, Doss fait partie des fondateurs de Tamarrod qui n’ont pas continué à soutenir Sissi après l’éviction de Mohamed Morsi. Ils se sont retirés dès qu’ils ont découvert l’embrigadement par le pouvoir de certains membres du mouvement. Ce retrait était aussi et surtout motivé par le fait qu’Abdel-Fattah Al Sissi n’avait pas adopté, selon Doss, les démarches révolutionnaires nécessaires pour se débarrasser du régime corrompu de Moubarak, ni adopté une politique d’indépendance nationale. Doss est même allé plus loin dans un entretien accordé au site Baouabet Yanair (Le portail de janvier) en juillet 2015 où il traite Sissi de pire chef d’Etat de l’Egypte depuis le XIXe siècle et lui reproche de mettre l’Egypte sous la dépendance des Etats-Unis. L’hypothèse de la punition de l’effronté est d’autant plus probable qu’un autre fondateur de Tamarrod, le journaliste Hassan Chahine, a été renvoyé du poste qu’il occupait à l’hebdomadaire Al Yom Al Sabi’ après avoir soutenu à l’élection présidentielle de 2014 le rival de Sissi, Hamdine Sabahi. Depuis, les portes de la presse, largement soumise aux pressions sécuritaires, lui sont fermées. Leur collègue Mahmoud Bad qui a, lui, activement soutenu Sissi est désormais député. Il a un appartement, une voiture et des gardes du corps.

Hatem Bachat
Hatem Bachat

Plus récemment, Moheb Doss a participé aux élections législatives qui ont eu lieu en décembre 2015 dans le cadre de la campagne d’un candidat de l’opposition: le général Hatem Bachat. Cet ancien directeur adjoint des Renseignements généraux s’est présenté avec succès aux élections sous l’étiquette du parti libéral des Egyptiens libres, fondé en 2011 par le milliardaire copte Naguib Sawires. Cet engagement du jeune révolutionnaire peut surprendre d’autant plus que Doss est nassérien. Mais en tant que camarade de Hatem Bachat à l’Heliopolis Sporting Club du Caire, il a été séduit par l’esprit démocratique et unitaire de Bachat et le respect des adversaires dont il a fait preuve lors de l’élection du conseil d’administration du club. A ce propos, Doss écrivait en mars 2015 sans le quotidien Al Masry-al-Youm qu’il espérait que cette attitude du général Bachat soit celle des candidats aux futures élections législatives, précisant que la société que la révolution du 25 janvier avait l’ambition de créer était celle du respect mutuel. De là, il n’y avait qu’un pas pour participer à la campagne législative de Hatem Bachat, une campagne où l’emploi des jeunes occupait une place importante.

En participant à cette campagne, Moheb Doss a s’est aventuré dans un terrain doublement miné. D’abord parce que les Egyptiens libres, initialement alliés à Sissi, se sont retournés contre lui. Cela s’est manifesté par le refus de Sawires de la proposition de la Sécurité de l’Etat de faire partie d’un groupe parlementaire visant à regrouper les trois quarts du parlement et dirigé par le général Seif El Yazel, tête de la liste majoritaire Fi Hob Misr (Pour l’amour de l’Egypte) et ancien des Renseignements généraux. Sawires déclarait début décembre 2015 sur les chaînes paraboliques CBC et MBC Masr que cette proposition était antidémocratique et irrespectueuse du peuple. Ce rejet a ouvert la voie à une série d’autres refus parmi lesquels ceux du Wafd, le plus vieux parti libéral d’Egypte et de Mostaqbal Misr (L’Avenir de l’Egypte), la liste de Mohammed Badrane, le leader étudiant qui a tenté de ramener le mouvement estudiantin dans le giron du régime. Ces ratés retentissants ont conduit le 19 décembre au limogeage de Salah Hegazy, le directeur de la Sécurité de l’Etat, un appareil supposé se distinguer par son efficacité et sa discrétion. Il faut dire que le micmac a été tel que des députés connus pour être des agents des services de la Sécurité de l’Etat comme Mustafa Bakri se sont mis à dénoncer les interventions de ces mêmes appareils lorsqu’ils n’ont pas eu les postes qu’ils pensaient mériter!

De même que Naguib Sawires a dénoncé ce mois de janvier 2016 sur la chaîne ON TV les attaques du pouvoir contre la révolution du 25 janvier 2011 comme une tentative de falsifier l’histoire. Il a aussi déclaré que ce qui avait fait descendre la Egyptiens dans la rue n’était pas une quelconque manipulation mais le refus de l’injustice et la répression. Il est même allé plus loin en déclarant: «Les pratiques et les façons de procéder actuelles nous ramènent aux mêmes pratiques et façons de faire qui avaient cours avant le 25 janvier 2015 et qui ont fait descendre les gens dans la rue.» Sawires a précisé qu’il entendait par là les interventions de la Sécurité de l’Etat y compris dans le processus électoral et les médias ainsi que les arrestations arbitraires des jeunes. Il a enfin fustigé la confusion de la politique économique actuelle. Il est vrai que sous le gouvernement actuel, à bien des égards libéral, «dérégulateur» au plan économique, les entreprises de travaux publics dont Orascom, la compagnie de Sawires, souffrent de l’absence d’appel d’offres et ne travaillent sur les nouveaux grands chantiers que sous les conditions imposées par l’armée.

L’élection du général Bachat sur une liste de l’opposition gêne aussi parce qu’elle casse le monopole de la défense de l’Etat que s’arroge le pouvoir. Ce dernier avait l’habitude de jeter sur les opposants le soupçon de participation à un complot étranger menaçant la sécurité de l’Etat. Mais l’entrée de Bachat en politique dans les rangs de l’opposition démonte cette argumentation. Elle démontre aux yeux de ceux qui ne voulaient pas encore le croire que l’opposition n’implique pas l’hostilité à l’Etat. De ce point de vue, elle enlève la raison d’être de la répression.

L’arrestation de Moheb Doss révèle en fin de compte que les arrestations récentes ne sont pas motivées par la participation à un prétendu «groupement du 25 janvier» comme le voudrait la version officielle mais simplement à la Révolution du 25 janvier 2011. L’hommage bref et convenu rendu par le président à la Révolution à l’occasion de son anniversaire n’empêche pas des députés et des médias proches du pouvoir de la présenter comme un complot de l’étranger. Or non seulement Doss y a participé mais il a contribué à l’échec des démarches du pouvoir visant à l’enterrer au profit de «la révolution du 30 juin». La récupération de Tamarrod l’y aurait pourtant aidé. Après avoir mis en doute la prétention de Sissi à représenter l’indépendance nationale, il a contribué à faire élire un ancien général des Renseignements généraux comme député d’une opposition élogieuse vis-à-vis de la révolution du 25 janvier 2011. Moheb Doss monterait-il ainsi les serviteurs de l’Etat contre le régime? Habituellement, le pouvoir accuse ses opposants de comploter avec les Frères musulmans et de porter atteinte à la sécurité de l’Etat et à l’économie nationale. Avec l’élection du général Bachat sur la liste des Egyptiens Libres, le pouvoir a affaire à un ancien général des Renseignements généraux élu sur les listes d’un parti fondé par un des plus gros employeurs du pays. Il est pour ainsi dire tombé sur un os. Le régime reproche-t-il à Moheb Doss d’avoir mis cet os sous ses dents? (25 janvier 2016)

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